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PARTIE 1 – L’ÉTRANGER LIÉ AU POTEAU
Chapitre 6

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Hiver 1060 ( 452 de l’hégire ), Rabaḍ de Qasr Yanna


Umar ferma la porte avec impatience. Les requêtes de la pauvre fille chrétienne, qui s’était même humiliée au point de lui embrasser les pieds, furent définitivement interrompues.

“ Je n’ai pas le temps pour les parasites. Si elle se représente chassez-la ! ” Ordonna t’il à la dame de la servitude qui dans un premier temps lui avait ouvert.

Les sanglots désespérés des pleurs d’Apollonia de l’autre côté de la porte furent ignorés encore plus facilement que les requêtes verbales faites juste avant.

Nadira était restée dans un angle obscur de la pièce d’entrée avec l’intention d’observer la scène, qui se consommait sur la porte de la maison, mais maintenant que la porte avait été fermée, laissant la voix et les espoirs de la pauvre fille à l’extérieur, elle s’approcha de son frère et fâchée, elle lui dit :

“ La honte de laquelle tu t’es déjà couvert ne suffit pas ? ”

Et lui, extrêmement ennuyé par le jugement de sa sœur, déjà en colère pour la discussion de l’après-midi, et pour le fait que sa mère était intervenue pour défendre sa fille, il menaça :

“ Attention, Nadira… attention… attention car je pourrais t’envoyer chez ton Qā’id sur une civière ! ”

“ Je serai heureuse d’aller chez ” mon Qā’id ”, juste pour ne plus te voir ! ”

“ Pourquoi n’es-tu donc pas partie quand il est venu demander ta main ? Il me semble qu’il voulait t’amener dans son palais déjà le jour suivant. ” répondit Umar, en indiquant du doigt vers le haut la direction de Qasr Yanna, siège du palais de ibn al-Ḥawwās.

“ Parce que j’ai demandé d’attendre que ta femme accouche, pour voir ton troisième fils. ”

“ Comme si Ghadda avait besoin d’une fillette qui se monte la tête pour être aidée durant sa grossesse… ”

“ Tu n’as même pas hérité d’un seul cheveux de notre père… ” répondit Nadira, qui en s’approchant encore un peu, lui pointa le doigt sur le visage et poursuivit :

“ Tu es un ingrat… avec moi comme avec ces pauvres citoyens qui servent cette maison depuis qu’ils sont nés. Si tu ne l’étais pas tu n’aurais pas ignoré cette malheureuse qui pleure encore derrière notre porte. ”

L’appel du muezzin se leva alors sur tout le Rabaḍ ; le dernier rayon de soleil avait disparu derrière le mont de Qasr Yanna.

“ C’est une malheureuse, tu as bien dit, et elle le sera toujours…. Explique moi pourquoi tu prends cette histoire tant à cœur. ”

“ Car si tu avais été lié à ce poteau, moi je me serais jetée aux pieds de ton bourreau avec encore moins de dignité que cette fille chrétienne. ”

Après ces mots Nadira s’effondra en larmes, tout en continuant, tandis que Umar était bouleversé par cette inattendue déclaration de dévotion en-vers lui.

“ Et tu me demandes pourquoi j’ai demandé au Qā’id de m’attendre pendant trois mois… ”

Toutefois Umar devint sérieux, et recueilli en lui toute la force qu’il avait pour se montrer dur.

“ Toi et tes pleurs, Nadira. Tu ne parviendras pas à me faire regretter ! ” ” Je me demande combien tu te désoleras puisque nous nous verrons dorénavant uniquement si Allah le voudra . ”

“ Alors, j’espère alors qu’ Allah accueillera ma requête de t’éloigner de moi. ”

Nadira se mit à pleurer plus fort et, en lui frappant la poitrine, elle hurla : ” Tu n’es rien Umar… rien…. et si tu deviendras finalement quelqu’un ça sera uniquement grâce à moi ! ”

Umar, qui ne pouvait supporter ces paroles qui blessaient son orgueil comme une lame, lui flanqua une gifle et lui dit :

“ N’entends-tu pas qu’il est l’heure de la ṣalāt du coucher du soleil ? Va te purifier avant que la nuit ne tombe complètement. ”

“ Et toi vas laver même ton âme ! ”

Ils se quittèrent en vitesse, chacun dans sa chambre, fâchés et en colère l’un envers l’autre.

Quand Umar termina sa prière il resta pensif, assit sur son lit, il repensait à cette gifle donnée dans un moment de colère.

“ Que s’est-il passé il y a peu sur la porte ? Je t’ai entendu discuter durant l’adhān30 demanda Ghadda, en venant s’asseoir à ses côtés tandis qu’elle tenait son ventre.

“ Ma sœur me met en colère ! Depuis que le Qā’id lui a demandé sa main elle ne cesse de critiquer mes actions. ”

“ Et toi, Umar, tu ne cesses de la provoquer… Depuis que je vis sous ce toit je n’avais jamais vu personne lié au poteau de la cour. N’est-ce pas par hasard que depuis que le Qā’id a demandé la main de Nadira, tu tiens à bien faire comprendre qui commande dans cette maison et sur le village entier ? Tout le monde parle de ta sœur, beaucoup plus qu’ils ne l’aient fait de toi. Mais au fond, mon bien aimé, vous êtes semblables… têtus et toujours prêts à imposer votre propre parole l’un sur l’autre. En plus, de-puis ce jour là vous avez changé tous les deux …. elle s’est montée la tête, et toi tu as oublié la route de ton père. L’Umar que je connaissais me manque aussi. ”

“ Tu voudrais insinuer que je suis jaloux de Nadira ? Que je crains de perdre le rôle de personne la plus importante de cette maison ? ” ” Non seulement de la maison, mais de l’entier Rabaḍ. ”

“ Moi jaloux de Nadira ; quelle bêtise ! ” conclut Umar, en riant ner-veusement dans la tentative de cacher son malaise face à cette vérité qu’il savait être exacte.

“ Maîtresse, la sentinelle sur la terrasse demande à vous parler. ” inter-rompit une domestique derrière la porte de la pièce.

Umar se leva donc et remercia la chance, du moment qu’elle le libérait de ce discours embarrassant.

Ghadda le retint alors par le bras et lui dit : ” Je t’ai manqué de respect ? ”

Mais lui s’approcha d’elle et, d’une douce expression, l’embrassa sur le front.

Après s’être couvert la tête et les épaules d’une large écharpe en poil de chameau, Umar sorti de chez lui. Il allait se rendre là d’où commençait les marches qui portaient à la terrasse, quand il vit que le garde préposé au contrôle du condamné battait violemment la jeune fille chrétienne. Celle-ci était au sol, et maintenant, la tête découverte, elle se cachait la face et criait, tandis que l’autre la frappait avec la même corde avec laquelle le jour avant il avait frappé Corrado. Et Corrado, au contraire, restait dans son état d’ inconscience.

Umar s’arrêta et, ayant en tête les paroles fraîches de sa femme, comme s’il voulait démontrer à lui même qu’il n’était jaloux de personne, ordonna au garde :

“ Idris, laisse tomber cette pauvre malheureuse ! ”

“ Mais Umar, cela fait trois fois que je lui dis de ne pas s’approcher de ce garçon….. Et il y a peu elle a profité de la ṣalāt du coucher du soleil pour le refaire ! ”

Ça va…. Mais ne la touche pas ! Renvoie-là plutôt chez elle. ”

A ce point Apollonia se redressa légèrement, tout en restant pliée sur ses jambes et assise sur ses talons.

“ Laisse-moi au moins rester dans la cour. Je resterai tranquille près du muret. ”

Le pria-t’elle, pleine de larmes .

“ Fais comme tu veux ! ” s’en libéra Umar, ennuyé de l’avoir encore dans les pieds.

En montant sur la terrasse, la sentinelle dirigea immédiatement son attention sur les dernières courbes de la rue provenant de Qasr Yanna, juste à quelques pas du Rabaḍ.

“ Trois hommes à cheval viennent par ici. ”

“ A cette heure-ci ? Ce sont probablement des voyageurs qui se sont trompés de route. Cependant ils pouvaient passer la nuit à Qasr Yanna…. Pourquoi se mettre en route durant la nuit et avec ce froid ? ”

“ Le ciel est clair cette nuit, je crains que le gel n’arrive. ”

Umar pensa une seconde au prisonnier, mais puis, il dirigea de nouveau son attention sur ces étrangers qui s’approchaient.

“ Umar, à en juger par ce qui me semble être des draperies, au moins un de ces chevaliers doit être quelqu’un d’important. ”

“ Tu as bien fait de me prévenir, Mezyan. S’il s’agit de quelqu’un d’im-portant il est bon qu’il connaisse mon hospitalité. ”

Umar descendit dans la cour et, en regardant Corrado, il dit au garde : ” Idris, après l’adhān de la nuit, attends quelques heures et puis laisse le partir. ”

En réponse, cet autre baissa la tête, en signe de consentement.

Après les dernières considérations de la météo, Umar aurait voulu libérer immédiatement Corrado, mais il pensa que démontrer une manifestation de pouvoir de cette portée, devant ces étrangers, aurait été favorable pour sa réputation.

Le collecteur d’impôts du Qā’id les attendit sur l’entrée et les vit arriver tandis que les dernières lueurs disparaissaient à ouest.

La sentinelle, sur la terrasse, avait bien vu; un des trois était finement habillé ; il s’agissait certainement d’un noble. Umar se rendit immédiate-ment compte que la lignée des trois n’était pas berbère, mais peut-être arabe. Par ailleurs, au delà de l’aspect, presque rien ne distinguait un homme d’origine berbère de celui de souche arabe, si non l’utilisation de la langue berbère comme idiome parlé en famille aux côtés de l’arabe, et les vestiges d’une culture ancienne et étrangère au monde islamique, im-portée par les arabes.

Celui qui semblait être un noble portait un manteau avec une capuche blanche, le tout finement damassé ; Umar n’en avait jamais vu de semblable. Ils descendirent de cheval et un des trois, mais pas celui sur lequel avait été adressée toute l’attention, dit :

“ Nous cherchons la maison de Umar ibn Fuad. ” ” C’est moi Umar. Que puis-je faire pour vous ? ”

“ Savez-vous qui se trouve devant vous, Umar ? ” demanda celui qui parlait, en faisant référence au gars qu’ils accompagnaient.

“ Vous me le direz près de la chaleur du brasier. ”

Et donc, il dit à son homme dans la cour :

Idris, range ces montures ! ”

Umar les invita donc à entrer. Il n’avait aucune idée de qui il avait devant lui, mais il ne voulait pas donner l’impression que son hospitalité se basait sur les généralités de l’invité. Il comprenait que dans tous les cas, il se trouvait aux côtés d’un homme d’une lignée respectable, il crut bon l’accueillir chez lui avant qu’il ne se présenta.

Dans la même pièce décorée de tapis et de coussins, maintenant avec un brasier allumé au centre, Umar fit les honneurs de la maison en donnant le meilleur de ce qu’il avait.

Il pensa pouvoir faire confiance aux trois hommes, du moment qu’en plus des manteaux et des sacs, ils livrèrent également leurs épées à la servitude, sans que personne ne le leur ai demandé.

Maintenant, à la lumière du feu et des lampes, Umar pouvait mieux les observer. L’homme qui semblait être le chef des deux autres avait environ quarante ans, d’un aspect soigné, au visage et au nez fins ; il avait en outre l’air de quelqu’un qui connaît sa valeur dans ce monde. Il parlait même lentement, en fermant souvent les yeux avec savoir faire. Les deux autres étaient habillés presque de la même façon, avec de longues tuniques noires et des culottes blanches, mais un des deux avait une grosse médaille en or autour du cou.

L’un en face de l’autre, de longues minutes passèrent avant que quel-qu’un ne commença à parler. Puis Umar voulu rompre la glace pour essayer de comprendre s’il pouvait cueillir une quelconque affaire :

“ Tu es riche ! Qui es-tu, un marchand de perles ? ”

Et lui, en riant, répondit :

“ Mes agents cette année ont fait croître remarquablement mes gains, justement grâce au commerce des perles. ”

“ Je pensais que étais un qā’id, mais il est vrai qu’un qā’id voyagerait avec une escorte et avec la cour. ”

“ Salim, mon frère….. mon nom est Salim. ”

“ Bien, Salim… quelle affaire t’a conduit chez moi ? ”

En réalité Umar aurait voulu demander la raison pour laquelle ils n’avaient pas passé la nuit à Qasr Yanna, au lieu de se remettre en route au coucher du soleil pour faire juste quelques kilomètres. Il craint cependant que sa question ne puisse être mal interprétée, presque comme s’il était en train de leur demander pourquoi ils n’étaient pas restés chez eux.

“ Cet homme que tu as fait lier au poteau…. Est-il en vente ? Car il m’a semblé de voir un physique exceptionnel. ”

“ Tu es donc un marchand d’esclaves ! ”

“ Je suis un homme qui cherche des perles rares parmi le genre humain, mon frère. ”

Immédiatement l’esprit d’ Umar fut effleuré par la pensée de vendre Corrado à cet homme. Puis il pensa que les chrétiens du Rabaḍ n’étaient pas des esclaves, même s’ils servaient sa demeure, et il ne pouvait pas être le patron de leur vie. Donc il répondit : ” Je crains qu’au Rabaḍ il n’y ait aucune de ces perles. Ici, chacun cultive sa propre terre et prie sous ses propres murs…. A l’exception des quatre gouvernantes de cette maison. ”

“ Pourtant je sais que tu caches une perle d’une rare beauté sous ce toit, et qu’il ne s’agit pas d’une de tes quatre servantes. ”

Umar devint très sérieux et ayant compris qu’il s’agissait de Nadira, il répondit :

“ La perle dont tu parles n’est pas à vendre, et ne l’a jamais été. ”

“ pourtant je sais que le Qā’id de Qasr Yanna s’est empressé de l’acheter, mon frère. ”

“ Tu comprendras donc quel genre d’homme la protège… ”

“ Je ne crains personne… encore moins le Qā’id , et cela parce que je n’ai aucune intention de faire du mal à qui que ce soit… si jamais j’en avais le pouvoir. Cependant j’ai entendu parler de deux pierres de saphir entourées d’un merveilleux contour ; d’une jeune fille aux caractéristiques célestes, d’un rêve qui brise la poitrine. Le Qā’id peut avoir tout ce qu’il veut… et obtient toujours le mieux. Moi, cependant, je suis un marchand de perles – comme tu as dit – et je comprends que pour de telles perles, d’autres qā’id et seigneurs paieraient une fortune. La gloire des yeux de Nadira, si cela est son vrai nom, s’est propagée dans toute la Sicile centrale, mais moi je ne demande rien… uniquement de les voir. Maintenant que ibn al-Ḥawwās s’est offert un don aussi précieux, les autres voudront certainement l’imiter, et il ne tient qu’à moi de trouver une telle rareté, parmi les jeunes filles de l’île et outremer. ”

“ Donc, que veux-tu ? ”

“ Uniquement voir ce bleu dont on parle tant. ”

Il ferma les yeux et récita avec un sourire presque moqueur :

“ Le ciel de Nadira, les frontières de ses yeux. ”

Umar se frotta nerveusement les mains. Cette requête engendrait des soupçons, même si dans le fond, elle n’était pas si difficile à satisfaire, n’engendrant aucune violation de pudeur ou de morale. Le patron de la maison était soucieux, partagé entre sa jalousie envers sa sœur, et la crainte de décevoir un homme plus important que lui. Celui-ci entre autre avait compris depuis le début – ou peut-être le lui avait-on dit – quel était le point faible de Umar. Avec un autre, cet homme aux évidentes compétences commerciales aurait offert de l’argent, toutefois Umar ne donnait pas d’importance aux richesses comme l’aurait donnée un avare : l’orgueil était la véritable clé pour le rendre vulnérable.

“ Umar, mon frère, maintenant que tu es le beau-frère du Qā’id, tu au-ras certainement déjà pensé à comment mettre en évidence ton état, et à comment te faire respecter en tant que tel… ”

Umar le regarda perplexe, au fond il y pensait depuis qu’Ali ibn al-Ḥawwās avait visité le Rabaḍ.

“ Mon manteau, en as-tu déjà vu un semblable ? ” demanda Salim, s’étant rendu compte que Umar l’avait fixé émerveillé.

“ J’imagine qu’il provient de bien loin. ”

L’ autre homme se mit à rire, entraînant également ses hommes dans ce geste.

“ cela en dit long sur toi, mon frère. As-tu déjà mis les pieds hors du Rabaḍ ? ”

“ Je fréquente assidûment le marché de Qasr Yanna. Là il y a une grande quantité de personnes : beaucoup de fidèles, mais également des paysans chrétiens qui travaillent la terre à l’intérieur des remparts de la ville, et même des artisans juifs provenant de Qal’at an-Nisā’31. On peut y trouver de tout : du souffre des mines au sel provenant des gisements, du sucre extrait de la canne au riz des rizières. Et les jardins de la ville avec ses sources… Cela vaut la peine d’y aller. ”

“ Mais Qasr Yanna est seulement à une demie heure de ce village ! ” pensa l’homme au médaillon.

“ Peut-être en montant, mon frère ! ” répondit l’autre en se moquant d’ Umar.

“ mon cher Umar, l’étoffe de mon manteau provient des établissements de Balarm32.

Es-tu jamais allé à Balarm ? ”

Salim utilisait avec succès l’art du commerce, toutefois il n’était pas en train de vendre des biens matériels à Umar, mais quelque chose que le collecteur d’impôts du Qā’id possédait : l’orgueil. Tout comme un vendeur fait naître au client le besoin de posséder l’objet qu’il entend lui vendre, ainsi Salim était en train d’humilier Umar, en lui faisant comprendre la nécessité de devenir une autre personne, une personne qui démontre son lien de parenté avec le Qā’id, qui exhibe avec orgueil son nouveau statut. En lui faisant peser le fait qu’il ne soit jamais allé à Balarm, il le rendait petit… petit comme pouvait l’être n’importe quel habitant d’un village rural, même si fonctionnaire du Qā’id. Maintenant Salim lui aurait proposé une solution en visant son orgueil qu’il avait habilement démonté, et qui nécessitait d’une nouvelle vie.

“ Le manteau est à toi, mon frère ! Tu as vraiment besoin d’un habit qui ne te fasse pas passer inobservé. ”

“ C’est quelque chose de trop précieux pour que tu en sois privé. ”

“ Tu plaisantes, Umar ? Je possède une centaine d’étoffes de ce genre… que mes couturières sauront confectionner correctement. D’ailleurs je ne te demande qu’un simple regard des yeux d’une jeune fille… Penses-y, c’est l’unique chose que tu possèdes et qui vaut la peine d’être montré… et tu la tiens sous-clé… ”

Donc Umar fit un signe à la servante qui était sur la porte, et qui tenait une grande cruche en terre cuite pleine d’eau.

“ Fais venir Nadira. ”

La servante sortit donc de la pièce.

Les quatre restèrent durant de longues minutes en silence, en attendant que se présenta la jeune fille qui avait généré tant de curiosité chez l’étranger. Nerveusement Umar pris un bout de pain du plat mis au centre, et le plongea dans le miel, le portant ensuite en bouche.

Nadira, qui était restée tout le temps dans sa chambre, après la dernière dispute avec son frère, entra dans la pièce. Elle portait encore ce bel habit vert de l’après-midi, aux finitions jaunes et bleues et comme d’habitude, en présence d’hommes étrangers, elle se couvrait la face.

Jala et Ghadda, perplexes et curieuses, s’approchèrent de la porte.

“ C’est elle, la jeune fille qui a capturé le cœur de ibn al-Ḥawwās ? ” Demanda Salim, en s’adressant à Umar.

“ En personne… ma sœur Nadira. ”

Salim se releva, tandis que les autres deux en le suivant se regardèrent l’un l’autre, perdus dans cette atmosphère devenue subitement enchantée.

Nadira s’arrêta au milieu de la pièce, et fixa Umar en essayant de com-prendre ce que désirait d’elle cet invité, et quel rôle il avait dans tout cela.

“ Viens, jeune fille, approche-toi ! ” lui fit Salim, en mimant l’invitation de la main.

Umar consentit de la tête et elle, comprenant de pouvoir faire confiance, fit deux pas en avant.

Maintenant les yeux de Salim se perdaient dans ceux de la jeune fille, mais il la regarda avec une telle intensité qu’elle dû baisser le regard avec embarras, comme si l’acte d’observer une homme pouvait représenter une vraie menace.

Après quelques secondes Umar intervint :

“ La nuit entière ne te suffira pas pour combler ta vue. ”

Et en s’adressant à Nadira :

“ cela peut suffire, ma sœur. ”

Donc Salim intervint :

“ Non, jeune fille, attend un moment ! Et toi Umar, je deviendrais fou si je ne te demandais pas une chose. ”

“ Dis moi. ”

“ Je ne vois pas d’esclaves noires dans cette maison, pourtant chaque homme qui se respecte en a au moins une. Tu viendras avec moi jusque dans ma ville, tu porteras avec toi tous les hommes que tu voudras, autant que tu en jugeras nécessaire, je remplirai les bras de chacun d’eux, et couvrirai de tout ce qui te sembleras beau, la croupe de chaque cheval ou dromadaire qui tu emporteras…. Et je te donnerai même une esclave noire. Je suis un homme très riche et noble de sang ; ne renonce pas, mon frère ! On dira de toi de grandes choses, et pour sûr une mosquée portera ton nom. ”

Les oreilles de Umar sifflèrent en entendant cette offre excessive, et sa tête devint légère, vide, perdue dans la confusion de ce qu’il lui proposait. Toutefois Umar pensa bien de bloquer toute négociation avant qu’elle ne puisse naître, car il imaginait bien ce pouvait être la nature de la contre-partie.

“ Je ne manquerai pas de respect envers mon Qā’id en permettant que quelqu’un d’autre me rende riche. ”

Nadira sorti alors définitivement de la pièce, tout en restant avec les autres femmes dans un endroit où elle aurait pu entendre tout, sans être vue.

Salim retourna s’asseoir, humilié par ce refus. Se lissant la barbe, il dit lentement :

“ Un jour, quand mon fils était encore un enfant, je le vis jouer avec certains robā’i33 en or ; il les utilisait comme s’il s’agissait de petits blocs de bois, en les empilant et en les laissant tomber. La servante, contrariée, le grondait follement, très intentionnée à les lui faire déposer. Enfin je m’approchai de lui et sortis de mes poches quelques monnaies en verre coloré, je les lui proposais en échange de celles en or. L’enfant accepta promptement l’échange.

Voilà, toi, mon cher Umar, tu es comme cet enfant, disposé à renoncer à une offre en or, et tu te contentes de simples verres colorés. ”

“ Avec le verre coloré les personnes achètent le pain ! ” s’exclama Umar, ennuyé par ce détour ayant l’objectif de le vexer.

“ Tu ne voudras quand même pas rester pour toujours un homme aux verres colorés… Tu as chez toi quelque chose qui vaut plus que de l’or… et crois-moi si je te le dis, ton Qā’id n’est pas du tout en train de te respecter ! ”

“ Ma sœur appartient déjà à Ali ibn al-Ḥawwās ! ” dit Umar en haussant le ton, se redressant et pointant le doigt sur Salim.

“ Le ”Démagogue”, celui qui envoûte son peuple par de simples paroles… a une grande qualité, c’est certain… et moi je ne pourrais faire mieux. Mais comprends-tu, mon frère, ibn al- Ḥawwās n’est capable que d’offrir des paroles ? Uniquement des pièces en verre coloré ! ”

“ il paiera le prix de Nadira quand il pourra l’avoir. ”

“ Moi je t’offre bien plus, et sans même te demander de l’avoir. Sincèrement l’amour charnel me satisfait moins que l’or et le plaisir de le dé-penser. ”

Umar fut déplacé ; était-il possible que cette personne ne comprenait pas ce qu’il pensait depuis le début de cette seconde proposition ?

“ Le dépenser comment, dans ce cas ? ” demanda t-il ?

“ Tu ne penses quand même pas que la beauté de Nadira se limite à ses yeux ? Et cela ton Qā’id doit l’avoir compris aussi, autrement il se serait limité à la regarder.

Ce que ta sœur cache sous son voile doit certainement être digne de ses yeux, j’en suis sûr. Je te demande uniquement de la faire danser pour moi, ce soir, dans cette pièce. ”

Umar sentit un feu qui lui montait aux oreilles. Il défiait sa jalousie comme si son rôle de protecteur de la jeune fille ne valait rien.

“ Jamal, fait don du médaillon que tu portes au cou à mon ami ! ” com-manda Salim à un des siens, croyant encore pouvoir acheter Umar.

Celui-ci se leva et mit le gros médaillon au cou du patron de la maison.

Umar l’approcha donc de sa vue pour mieux l’analyser : il s’agissait d’un objet très coûteux, bien taillé, bien gravé et très lourd.

“ Ainsi tout le monde te remarquera, mon frère !“ commenta Salim, en souriant.“

Toutefois Umar enleva l’héritage et le laissa tomber sur le plat de pain. ” Dans cette maison on a jamais joué de la musique ou dansé ! ” conclut-il, catégorique.

“ Jamal a un mizud34 dans son bagage et sait très bien en jouer. ” Nadira, au delà de la porte, était désorientée par cette requête et imaginait déjà, tout comme l’imaginaient Jala et Ghadda, que très bientôt Umar serait sorti de ses gonds.

“ Jamal sera heureux de jouer en présence de tes concubines. ” répondit ce dernier.

Salim maintenant devint très sérieux et se leva.

“ J’ai beaucoup voyagé… j’ai connu beaucoup de monde… et même les qā’id ne m’ont jamais rien refusé ! ”

Umar imita l’autre et se leva à son tour.

“ Tu crois pouvoir tout acheter, mais l’honneur n’est ni à acheter ni à vendre !

Moi, je suis le garant de toutes les femmes de cette maison, et je ne per-mets à personne de penser pouvoir traiter ma sœur comme une prostituée ! ”

Et l’autre, maintenant en faisant la grimace :

“ Si le Qā’id n’avait pas entendu parler de Nadira, tôt ou tard il l’aurait vendue au premier offrant… peut-être même à qui l’aurait traitée comme telle. Fais confiance à la parole de quelqu’un qui connaît le monde. ”

“ Et toi, fais -moi confiance car je me connais. Tu as profané mon hospitalité, je ne peux donc encore tolérer ta présence dans cette maison. ”

Et en regardant la même servante qui tenait la cruche, il continua : ” Fais livrer à ces hommes leurs affaires et leurs chevaux. ”

Umar les fixa durant tout le temps où, humiliés au delà de tout, ils re-cueillirent leurs affaires et quittèrent la maison. Toutefois le sourire de Sa-lim ne disparut jamais de son visage ; nerveusement, il semblait vouloir cacher son embarras.

Puis, sur la porte, il dit :

“ Écoute mon avertissement, Umar : tu as promis Nadira au Qā’id, et justement devant le Qā’id et devant ses invités, dans peu de temps, elle dansera sans aucune honte ! ” et il s’en alla, disparaissant dans le noir de la nuit, ainsi que les deux autres.

“ Qui était l’homme avec lequel tu t’es brouillé ? ” demanda Jala presque en colère.

“ Il était celui que je ne veux pas devenir ! ” coupa court Umar, en se retirant dans sa chambre et en invitant les autres à en faire autant.

30

Adhān: l’appel islamique à la prière, faite par le muezzin du sommet du minaret cinq fois par jour, dans le but d’inviter les fidèles à la ṣalāt.

31

Qal’at an-Nisa: nom de la ville de Caltanissetta durant la période arabe. Probablement signifie ”citadelle des femmes”, de ”qal’at”, citadelle, fortification en arabe. De nombreuses localités siciliennes conservent les préfixes ”calta”, ”calata” ou ”cala”, provenant de la signification originaire de citadelle ou fortification.

32

Balarm: nom de la ville de Palerme durant la période arabe.

33

Robā’i: monnaie en or utilisée en Sicile durant la période arabe. Équivaut à un quart de dinar, monnaie dorée de référence.

34

Mizud: instrument musical à vent, typique de la culture arabe et de l’Afrique du nord.

Le Ciel De Nadira

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