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PARTIE 1 – L’ÉTRANGER LIÉ AU POTEAU
Chapitre 2
ОглавлениеAutomne 1060 ( 452 de l’hégire ), Rabaḍ de Qasr Yanna
C’était encore le début du mois d’octobre, mieux encore quelques mois avant que Umar ne se venge de l’insolence de son fils envers les chrétiens en le liant au poteau de la cour, et que Nadira ne dispute avec son frère.
Sous le soleil de l’après midi, Khalid, un jeune garçon de douze ans très proche de Umar, un petit pasteur à qui le collecteur d’impôts confiait ses troupeaux personnels, venait rapidement vers le village. Très vite, il arriva devant la maison de Umar, en courant si rapidement qu’il semblait une foulée de vent de novembre. Donc, il était tellement essoufflé qu’il dû s’appuyer sur ses genoux et sur sa houlette, il s’écria :
“ Umar ! ”
De là à peu certains domestiques sortirent, vu l’horaire ils étaient occupés dans l’habitation. Une fois prévenu, le maître de maison sorti sur la porte sans dessus dessous, vu qu’il était évident qu’il était en train de dormir bercé par la tiède torpeur du début de l’automne.
“ Que veux-tu ? Qui hurle à cette heure-ci ? Je dormais avec mes enfants… et maintenant tu nous as tous réveillés ! ”
“ Umar, pardonnes-moi ! Les chèvres… ” et il s’interrompit pour re-prendre son souffle.
“ Qu’est-il arrivé à mes chèvres ? On te les a volées ? ” demanda l’autre inquiet.
“ Non, je les ai mises dans l’enclos. ”
“ Et tu les as certainement laissées sans surveillance. ”
“ J’aurais voulu envoyer une chèvre fartasa11, toutefois tu n’aurais quand même pas compris ses bêlements. ”
Khalid rit ; il était évident qu’il était en train de narguer son patron.
Umar le pris par l’oreille et le poussa au sol par un coup de pieds bien visé sur les fesses.
“ Dis-moi quelque chose d’important ou autrement c’est toi que je mettrai dans l’enclos ! ”
Et lui, en se relevant :
“ Le Qā'id, Monsieur… le Qā'id vient vers le Rabaḍt et te cherche. ”
“ Ali ibn12 al-Hawwās vient chez moi ? ” demanda surpris Umar, en ajustant d’une main ses cheveux comme si le seigneur de Gergent13 et de Qasr Yanna était déjà à ses côtés.
“ Il est accompagné par ses fidèles et il m’a demandé de t’informer qu’il vient avec de bons propos. ”
Umar s’efforça de bien voir et aperçut la caravane qui descendait par les courbes tortueuses du mont de Qasr Yanna.
“ Retourne à tes chèvres ! ” ordonna t-il au jeune garçon avant de rentrer en vitesse chez lui.
Une grande confusion se déchaîna dans la maison, et avec ferveur on essaya de rendre chaque chose digne de la visite du Qā'id. Dans le village également un vacarme se déchaîna : les femmes se ruèrent à l’entrée du Rabaḍ et certains hommes, ayant été prévenus, rentrèrent des potagers les plus proches.
Michele et Apollonia, frère et sœur de Corrado, s’approchèrent pour observer la scène avec curiosité. Ils auraient rendu hommage au Qā'id tout comme les autres ; celui qui les commandait importait peu, il s’agissait dans tous les cas de leur seigneur. D’ailleurs si Michele ne portait pas ces espèces de loques et les cheveux rasés, signes imposés par son statut de chrétien, personne n’aurait pu reconnaître qu’ils étaient des non-croyants de la parole du Prophète. En plus entre Apollonia et les femmes sarrasins14 du village il n’y avait aucune différence, à l’exception des traits plus continentaux de son visage. D’autre part, autrefois, Rabaḍ avait été colonisé exclusivement par des berbères. Toutefois, ailleurs, des islamiques à l’aspect plus européen – car d’origine différente ou parce qu’il s’agissait d’indigènes convertis – étaient très nombreux et la différence somatique d’avec les chrétiens était inexistante. En outre, depuis deux cents ans, la race berbère, arabe et indigène se mélangeait régulièrement et avait la tendance à se conformer en un seul peuple aux caractéristiques plus homo-gènes ; dans tout cela, donc, le Rabaḍ était une exception.
Il y avait un seul terme pour identifier les habitants de cette île… ils n’étaient ni arabes, ni berbères, ni indigènes, ni rien d’autre que des siciliens. Des Siciliens sarrasins et des siciliens grecs, mieux encore chrétiens – tout comme il y avait des siciliens de Judée – mais à la fin ils étaient tous des siciliens. A l’exception des nouveaux arrivés qui étaient exclus du concept de sicilien, ceux qui étaient passés de l’Afrique en Sicile aux temps de l’invasion de la dynastie des Zirides jusqu’à ce que Abd-Allah ne fut retourné de l’autre côté de la Méditerranée.
Ceux-ci, dévoués à l’Islam comme les autres, la plupart d’ethnie berbère, étaient définis africains, juste parce qu’ils provenaient de la région que le monde arabe définissait Ifrīqiya15. Les derniers africains étaient arrivés à peine quelques années auparavant, ils s’étaient enfuis des dévastations qui se déchaînaient sur la terre de leur provenance. Parvenir à créer un seul peuple entre siciliens et africains, bien que tous croyants en Allah, était une entreprise bien plus compliquée – dans le passé la question avait même débouché en un désordre civil – plutôt qu’à réussir à intégrer chrétiens et hébreux dans les tissus de la société islamique. La législation de la sharia16 sur ces derniers, en effet, était claire, rien ou presque rien ne pouvait être interprété ; ils étaient des dhimmi, des vassaux, contraints de payer la jizja, la capitation, tout en ayant le droit d’exister dans leur propre foi. Les africains au contraire étaient de vrais antagonistes, ceux avec lesquels les sarrasins siciliens devaient se partager la primauté de dominateurs.
Au Rabaḍ, toutefois, on n’avait jamais vu d’africains, le vrai problème de la journée semblait être celui de faire bonne impression devant le Qā’id ibn al-Ḥawwās, l’émir de Qasr Yanna, venu inexplicablement rendre vi-site à un de ses collecteurs d’impôts.
“ Si Corrado avait été ici ! ” s’exclama Apollonia dès qu’elle vit la caravane à l’entrée du village.
Apollonia était une femme qui avait un peu plus de vingt ans et avait un bel aspect, des cheveux ondulés châtains et des yeux noisette. La blancheur de sa peau la rendait encore plus attrayante, car parmi les arabes les jeunes filles aux caractéristiques européennes étaient les plus recherchées. S’il n’y avait pas eu l’obstacle de sa religion on lui aurait certainement dé-jà fait la cour et s’il n’y avait pas eu la petite dimension du Rabaḍ et son atmosphère familière, quelqu’un l’aurait sûrement induit à se convertir avec la promesse d’obtenir un mariage avantageux.
Michele était un peu plus jeune que Corrado, il ressemblait beaucoup à son père. Le jeune garçon semblait né pour travailler et bien qu’il était très grand, il était robuste et infatigable. Il lui manquait également quelques dents, il les avait cassées à l’âge de dix ans quand il avait tenté d’enlever un gros clou d’une poutrelle.
“ A cette heure-ci Corrado aura certainement déjà entendu la nouvelle et sera en train de remonter du potager avec notre père. ” répondit Michele
“ Quel homme sera t-il donc Qā’id ? ” demanda Apollonia, plus à elle même qu’à son frère.
Michele la regarda avec perplexité et, pris de jalousie, répondit :
“ Tu devrais peut-être rester à la maison comme font beaucoup de femmes mahométanes. ”
“ Je ne connais personne ici au Rabaḍ qui tient sous clé sa sœur. ”
“ Dehors ça fait un bout de temps que l’on ne voit pas la sœur de Umar, et si on la voit c’est avec le visage couvert. ”
“ Ça signifie qu’il existe un frère plus jaloux que toi. Et puis il suffit des yeux de Nadira pour attirer les hommes. ”
Les dernières paroles d’Apollonia étaient le pivot de nombreuses choses qui dès ce moment seraient arrivées…
Le Qā’id avançait dans les ruelles parmi les émeutes de la foule. Ali ibn Ni’ma, plus communément connu comme ibn al-Hawwās, était très aimé par les gens. Son nom lui même signifiait ” le démagogue ”, celui qui at-tire les faveurs du peuple. Et d’ailleurs son ascension n’aurait pu avoir lieu sans le soutien des gens et sans ses dons charismatiques ; un esclave de race berbère qui s’était libéré et qui était enfin devenu le Qā’id de l’entière Sicile centrale.
Ibn al-Ḥawwās arrivait en chevauchant un très beau cheval bien attelé d’ornements jaunes et verts. Les pensées d’Apollonia furent déçues quand elle se rendit compte que le seigneur de Qasr Yanna n’était pas un jeune homme prestant comme elle l’avait imaginé, mais était d’âge moyen, aux cheveux grisonnants et légèrement en surpoids. Toutefois son aspect n’était pas désagréable ; et pour sûr la plupart des jeunes filles qui l’acclamait à son passage aurait tout fait pour recevoir ses attentions.
En plus de la vingtaine d’hommes armés qui escortaient le Qā’id, une femme en habits noirs attirait l’attention. Celle-ci chevauchait en amazone le destrier immédiatement après celui de son seigneur, elle était accompagnée d’une paire de servantes. En outre il y avait un type vêtu d’un tel luxe qu’il était juste le second après ibn al-Ḥawwās.
Umar alla à l’entrée, il présenta ses hommages et invita son maître à entrer dans son ” indigne demeure ” ; ainsi appela t-il sa maison. Ali, le Qā’id, dès qu’il descendit de son cheval présenta bien vite les personnes qui le suivaient
“ Ma sœur Maimuna et Bashir, mon Vizir17 ”.
Pendant que Umar fit un signe de la main pour indiquer à ses proches, qui observaient par la porte, de s’approcher.
“ Ma mère, Jala… ma femme Ghadda et mes enfants Rashid et Fatima ; voici ma sœur, Nadira. ”
Chacune de ces femmes s’inclina mains jointes devant le Qā’id et ce-lui-ci répondit
“ Je ferais envoyer des dons pour récompenser la beauté de cette mai-son. ” en posant plus d’un regard sur les yeux de Nadira.
Les plus beaux tapis et les coussins les plus prestigieux avaient été pré-parés en vitesse sur le pavement de la plus grande pièce, pour que les hommes puissent s’asseoir et converser entre eux. Dans les cuisines même le tannūr18 avait été allumé pour cuire le pain tandis que les jeunes couraient à la source la plus proche pour porter de l’eau fraîche et courante aux invités. Ils s’assirent tout autour de la pièce, tandis que les femmes de la maison invitaient Maimuna à s’unir à eux de l’autre côté, derrière, sous une espèce de hangar délimité par une haie formée de roses.
Une rangée de femmes parmi les domestiques commencèrent à porter la nourriture, les fruits, mais aussi les pâtisseries au miel, le pain, les dates à peine cueillis et les jus de grenade. A ce point, le Vizir, se lissant la barbe à l’étrange forme pointue commença ses réflexions et ses questions tech-niques sur la gestion du village :
“ Le lieu est agréable et les personnes sont dévouées à leur Qā’id ; tout le mérite est pour vous ? ”
“ Il va à chaque habitant du Rabaḍ et au joug agréable que notre aimé Qā’id leur réserve. ”
“ Quels sont les nombres de la conscription du giund19 ? ” ” Quarante et un hommes, déjà armés. ”
“ Les dhimmi te sont soumis ? ”“ Il y a une seule famille de chrétiens…. des paysans parmi les plus paisibles. ”
“ Une seule ? Ailleurs, dans le iqlīm20 de Mazara, les chrétiens sont re-groupés en communautés, bien souvent modestes. ”
“ Les maraudeurs… avez-vous subi des attaques ? ” demanda à ce point Ali ibn al-Hawwās.
“Nous subissons des attaques depuis le temps de mon père. La dernière fut quand Jirjis Maniakis se déchaîna sur la côte orientale, il y a vingt ans. Pourquoi me le demandes-tu mon Seigneur ? ” Les sujets de Mohammed ibn al-Thumna, mon beau-frère, ne sont pas si doux que les habitants de ce village…. et le Rabaḍ est dans un avant-poste fragile aux pieds de Qasr Yanna, où il réside.
“ Nous devons nous préparer à quelque chose, cher Qā’id ? ”
“ Je te demande seulement d’organiser la garde et un feu de signalisation prêt pour lancer l’alarme à nos sentinelles. ”
Sous le toit, en plein air, Jala en attendant entretenait son illustre invité grâce au même traitement réservé à son frère. Assis sur des escabeaux ils conversaient de frivolités et banalités.
“ Quand l’accouchement est-il prévu ? ” demanda Maimuna à Ghadda en fixant l’abdomen.
“ Dans trois mois…. Inshallah21 ”
“ et toi…. Nadira…. c’est vraiment inhabituel d’être encore dans la maison de ta mère. C’est peut-être la petite taille de ce village qui est la cause pour laquelle tu n’as pas de prétendant ? ”.
“ A dire vrai, ma Dame, j’ai beaucoup de prétendants…. Mais Umar re-tient qu’ils ne sont pas dignes. ”
“ de ta beauté ? Ton frère a raison.
“ Je n’ai rien que ta seule moitié n’ait pas ”
Alors Maimuna découvrit ses poignets en retournant les manches ; des cicatrices à peine guéries mais encore pleine de rougeurs apparurent.
“ Mais toi, tu n’as pas celles que j’ai… ”
Nadira et les autres la regardèrent avec perplexité, ils pensèrent immédiatement que la sœur du Qā’id s’était coupé les veines. Mais Maimuna expliqua :
“ Ne pensez surtout pas que je suis une pêcheuse ; c’est quelqu’un d’autre qui m’a obligée à me tailler les poignets. ”
“ Qui, ma Dame ? ” demanda Nadira, presque avec les larmes aux yeux, ce jour là elle portait une petite peinture en forme de palmier sur le menton, un travail minutieux fait avec de l’henné22.
“ Mon mari, Mohammed ibn al-Thumma, Qā’id de Catane et Syracuse.»
“ Pourquoi, ma Dame ? Que lui as-tu fait ? ” demanda Nadira en se penchant vers l’avant et en lui prenant les mains.
“ Il existe un motif pour lequel une femme doit être traitée de la sorte ? ” Nadira donc laissa la prise, en entendant la réponse qui ressemblait presque à un reproche.
“ J’appartenais à ibn Meklāti, déjà seigneur de Catane, avec lequel j’étais mariée, mais Mohammed lui prit la vie et lui vola sa femme.
Et comme ci l’infamie d’être mariée au meurtrier de mon premier mari ne suffisait pas, Mohammed voulu m’offrir ce cadeau de me tailler les poignets avec l’objectif de m’épuiser. En plus, vous savez comment mon frère a été fait esclave de Qā’id de ses propres mains…. Pour cela Mohammed ne manquait pas de me rappeler mon état de plèbe. ”
“ Tu appartiens encore au Qā’id de Catane, ma Dame ? ” demanda Ghadda.
“ Il me demanda de le pardonner quand il eut cuvé son vin du soir précédent…. Vu que Mohammed fait partie de ceux qui boivent et se donnent aux excès pour ensuite se plaindre et se repentir le jour suivant. Moi, je lui demandai dans tous les cas de pouvoir me rendre chez mon frère et il me le permis… mais si le jeune domestique ne m’avait pas sauvée, aujourd’hui je ne serais pas ici à bavarder avec vous, mes chères sœurs. ”
“ Ne crains tu pas en retournant vers lui ? ”
“ Non, je ne retournerais pas, j’ai la certitude de ne plus revoir mes enfants… mais je ne retournerais pas ! ”
“ Sois courageuse ! ” s’exclama Ghadda.
“ Je ne suis pas courageuse, je suis seulement la sœur du Qā’id de Qasr Yanna. Si j’avais été une des femmes de ce village, je serais sûrement re-tournée comme une brave femme. ”
“ Et ton frère ne te renverra pas ? ” intervint Jala, surprise par le fait que Maimuna espérait que son frère puisse l’appuyer dans ce comporte-ment qu’il lui semblait indécent.
“ Ali me la juré. ”
Il y eut un moment de silence, comme si l’air était chargé de préoccupations pour le geste de la femme.
“ Nadira, ma sœur, ton frère a raison de ne t’accorder à personne. Tu as vu mes poignets ? Tu as vu ce que l’on risque quand on finit dans les bras de celui qui n’est pas l’homme juste ? Et puis, tu mérites beaucoup…. beaucoup plus de ce qui pourrait t’arriver en restant au Rabaḍ. Les hommes communs ne te méritent pas, ma fille. ”
“ Qui pourrait s’intéresser à une fille du peuple ? ”
“ Même un illustre Qā’id!” répliqua d’une rapidité inattendue Maimuna, comme si elle attendait depuis le début de pouvoir donner cette réponse.
Nadira rit modestement, et dit :
“ Il n’y a plus beaucoup de qā’id importants en Sicile, à l’exception de ton mari, ton frère et… ”
Elle n’avait pas encore terminé de parler qu’elle pris étrangement conscience : Maimuna était là pour elle au nom de son frère. Elle éprouva une telle anxiété, peur et une tension telle qu’elle ne parvint plus à parler.
“ Nadira, ma chérie, qu’est-ce qui te trouble ? ” lui demanda Maimuna, en lui caressant la joue.
Jala, au contraire, ayant compris avant sa fille à quoi elle faisait allusion, était hors d’elle.
“ Nadira, on dirait que les compliments de Maimuna te dérangent. ” reprocha la mère.
“ Pourquoi es-tu là ? ” demanda au contraire la jeune fille, en déglutissant.
“ Pour comprendre si ce qui se dit sur Nadira du Rabaḍ est vrai. Cela te dérange ? ”
“ Non ! ” répondit la jeune fille, en laissant apparaître un sourire nerveux.
Maimuna et son frère, s’étaient accordés, si le jugement de la jeune fille avait été positif, cette dernière aurait dû servir la nourriture aux hommes dans l’autre pièce, et surtout au Qā’id, de ses mains propres.
“ Tu penses que le Qā’id de Qasr Yanna vient au Rabaḍ sans motif ? Nadira, Ali serait immensément heureux si tu le servais personnellement ” Non sans quelques réticences ou parce qu’elle n’était pas d’accord avec la proposition, mais pour l’importance du geste, Nadira se couvrit le vi-sage, pris des mains d’une domestique des pâtisseries à base de moutarde mélangée au miel et les porta dans la pièce où les hommes discutaient.
Le Qā’id interrompit son discours dès qu’il vit Nadira avancer vers lui ; c’était le signal, la jeune fille avait passé brillamment le test de Maimuna.
Umar resta perplexe, toutefois il compris immédiatement la raison inhérente à la vue de son seigneur.
Quand Nadira s’agenouilla près du Qā’id et poussa de sa main la nour-riture vers sa bouche, l’autre lui bloqua délicatement le poignet – si fort qu’elle craint avoir fait une erreur – il la fixa intensément les yeux grands ouverts et commença à réciter :
“ Connais-tu les sources d’eau vive et pure de la couleur du saphir ?
Où l’on peut voir sa propre âme réfléchir.
Où les hérons se désaltèrent et les jeunes filles découvrent leurs cheveux.
Connais-tu, oh ma Grande, les frontières de ton règne ?
Connais-tu cette mer bouleversante de merveilles ?
Si profonde et riche de poissons aux nageoires en écailles.
Si turquoise et bleue et azure, où les filets se rassemblent.
Connais-tu, oh favori du Suprême, les frontières de la Sicile ?
Connais-tu ce ciel d’une incomparable beauté et innocence ?
D’où ruissellent les pluies de la saison des figues primitives et des melons.
Grâce auquel se rafraîchissent les hibiscus, les fleurs d’orangers et les roses.
Connais-tu, oh mon Seigneur, le ciel de Nadira, les frontières de ses yeux ? ”
Deux larmes allèrent se cacher derrière le voile du niqab23 et descendirent sur le visage de Nadira. Elle ne parvenait pas à s’expliquer com-ment il était possible que la gloire de ses yeux dépassait les frontières du Rabaḍ et était même arrivée aux oreilles du Qā’id.
“ As-tu déjà entendu ces paroles, ma chère ? ” demanda Ali, même s’il savait déjà que la réponse aurait été négative.
“ Non, mon Seigneur. Mais Nadira à qui tu les as dédiées doit avoir de la chance. ”
Le Qā’id sourit, en étant positivement frappé per la modestie de la jeune fille.
“ Cet été j’ai accordé audience à un poète itinérant qui cherchait une cour, un nommé Mus’ab, il m’offrit durant deux mois ses dons de poète. Un jour il m’exalta les louanges d’une fleur d’une telle beauté que je finis par le supplier afin qu’il me dise de qui il s’agissait. Cette fleur avait un nom : Nadira ; elle habitait au Rabaḍ et était la sœur du ‘āmil. Les verts que j’ai récité, ma chère, je les ai uniquement appris par cœur…. la ré-compense pour le génie est seulement pour le poète Mus’ab, mais la ré-compense pour la beauté de ces paroles est pour toi. Toutefois, si j’avais vu tes yeux avant d’entendre ces paroles, j’aurais peut-être puni Mus’ab pour sa présomption à vouloir décrire l’indescriptible. Allah a fait de toi une femme inégalable et inexplicable, ma chère ! J’ai attendu un mois, toute la durée du Ramadan24, avant de pouvoir connaître ” le ciel de Nadi-ra, la frontière de ses yeux ”, même si maintenant je me rends compte que cette frontière n’existe pas. ”
A ce moment Ali regarda Umar et lui dit :
“ Frère, je te demande la main de Nadira, quelque soit le prix que tu m’imposes. ”
Umar se tut et Nadira quitta la pièce, en comprenant que la question devait être affrontée entre hommes.
Umar en son cœur consentit immédiatement, et lui aurait accordé Nadi-ra même sans aucun prix, vu qu’il serait devenu le beau-frère du Qā’id, toutefois il cacha ses émotions et son approbation jusqu’à ce que l’autre ne releva l’enjeu. Ali lui assura de vouloir faire de Nadira une de ses femmes et qu’il ne l’aurait pas traitée comme une concubine même si elle était de provenance populaire. En outre il promis des dons et des bénéfices pour la famille toute entière. Umar à ce moment regarda Rashid, son fils majeur âgé de seulement huit ans, et ne pu s’empêcher de penser à comment leur vie se serait améliorée grâce aux yeux bleus de sa sœur.
En attendant, Nadira s’était réfugiée dans le lieux où elle allait étant enfant, sous la fronde d’un gros mûrier situé dans la propriété de la maison. Elle ne comprenait pas pourquoi une chose si importante devait lui arriver. Elle ne se sentait pas à la hauteur, elle pensait n’avoir rien fait pour mériter les attentions du Qā’id et une proposition de cette portée. Elle pleurait et tremblait…. donc elle appuya le dos contre le tronc et, les yeux fermés, elle se rappela la raison des évènements d’aujourd’hui.
11
Fartasa: mot sicilien qui indique un type de chèvre sans corne. Du berbère ” fartas ”, littéralement ”sans cheveux, teigneux.
12
Ibn: littéralement ”fils”. Présent dans les patronymes arabes pour indiquer sa propre descendance, souvent ayant la fonction actuelle du nom de famille. Est parfois traduit par ” bin“ ou ” ben“.
13
Gergent : nom de la ville d’Agrigente durant la période arabe.
14
Sarrasins: nom attribués aux musulmans du Moyen Age. Les autres synonymes utilisés dans le roman sont : maures, mahométans, islamiques, arabes et circoncis. Certains de ces termes sont impropres, toutefois ils reflètent la connaissance et la culture de la société de l’époque. Le terme ” musulman ” est absent car par rapport à la langue du récit il fut introduit avant le roman. Pour la même raison les termes ”byzantins ” et ” hébreux ” ont été remplacés par ” pèlerins ” et ” juifs ”.
15
Ifrīqiya : région correspondant à l’actuelle Tunisie et à certaines parties de l’Algérie et de la Libye. Littéralement ”Afrique ”, étant le terme dérivé du fait que les romains et ensuite les byzantins définissaient Afrique (province d’Afrique).
16
Sharia : loi de la religion islamique.
17
Vizir : important conseillé politique et religieux du calife, du sultan et de l’émir.
18
Tannūr : littéralement ” four ”. D’où le sicilien ” tannura”.
19
Giund : troupe, armée.
20
Iqlīm : subdivision administrative, province. Dans la Sicile musulmane il en existait historiquement trois. Elles furent par être appelées ”Vallées ” durant l’époque normande. Afin de faciliter l’identification de ces divisions politiques, il suffit de tenir compte du fait que la Sicile a une forme triangulaire, en tirant une bissectrice de chaque côté, on arrive à un point central du triangle. Les trois parties qui en résultent correspondent aux trois vallées historiques de la Sicile (iqlīm durant la période musulmane ).
…de Demona : correspondant à la Sicile Nord-Orientale (de Demona, ville située sur les Nebro – di ).
…de Mazara : correspondant à la Sicile occidentale (de Mazara, l’actuelle Mazara del Vallo).
…de Noto : correspondant à la Sicile sud-orientale ( de la ville de Noto ).
21
Inshallah: littéralement ” Si Dieu veut ”. Est une expression utilisée communément qui indique, en tenant compte que tout est dans les mains d’ Allah, l’espoir qu’un évènement se vérifie dans le futur.
22
Henné: substance colorante extraite de la plante qui porte le même nom, utilisée depuis l’antiquité pour effectuer des tatouages temporaires et pour teindre les cheveux. Dans de nombreux endroits du monde, il est encore utilisé pour décorer les mains et les pieds des femmes.
23
Niqab: voile qui couvre entièrement le corps et le visage de la femme, ne laissant que les yeux découverts.
24
Ramadan: neuvième mois du calendrier islamique et un des quatre moments sacrés de l’an-née. Selon la règle islamique durant ce mois le jeûne et l’abstinence doivent être respectés du le-ver au coucher du soleil. Il rappelle la période où l’Ange Gabriel aurait révélé le Coran au Prophète Mahomet. Les mois du calendrier islamique étant lunaires, il n’a pas de position fixe dans le calendrier grégorien.