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PARTIE 1 – L’ÉTRANGER LIÉ AU POTEAU
Chapitre 5
ОглавлениеDébut de l’été 1040 (431 de l’hégire), devant les remparts de Syracuse
Elle était la ” porte de l’orient ” de la Sicile, la ville qui avait été la plus glorieuse de toute la Méditerranée centrale avant l’avènement de Rome, la patrie des tyrans et du grand Archimède, une perle sortie du fond de la mer par des dauphins divins ; Syracuse était cela ! Et en effet cette ville était un objectif trop prestigieux pour être ignoré, une étape que le général de l’Empire d’Orient, Georges Maniakès, ne pouvait délaisser durant sa mission.
La reconquête complète de la Sicile en faveur de Constantinople n’était pas quelque chose de facile, et donc, si l’on voulait réussir l’entreprise, il fallait prendre Syracuse aux sarrasins, pour faire en sorte qu’elle ne de-vienne une solide tête de pont pour l’arrivée des renforts venus de l’est. La ville, entre autre était bien fournie, alimentée par des sources d’eau in-ternes et défendue par des soldats tenaces, qui s’étaient retirés au delà des remparts après les premières batailles. Le rappel des muezzins sur les minarets rappelaient aux assiégeants que la conquérir aurait été une longue et épuisante entreprise.
Georges Maniakès était un homme rude et despotique, avec ses troupes et les officiers qu’il commandait il était souvent violent… pour tout dire, un parfait guerrier. Même son aspect laissait transparaître son caractère brut : aveugle d’un œil, il était plus grand que la moyenne des hommes et ses traits étaient grossiers, désagréables. Tout en lui suscitait de la peur, autant parmi les siens que parmi les malheureuses milices de sarrasins que l’on avait rencontrées. Sa valeur était indiscutable déjà bien avant que l’Empereur d’orient ne lui confia la mission d’arracher la Sicile aux arabes, mais maintenant que de Messine jusqu’aux portes de Syracuse les croix réapparaissaient, sa renommée devenait absolue. D’ailleurs il fallait un caractère fort et une autorité indiscutable si l’on voulait réussir une entreprise plus grande que la guerre contre l’Islam, c’est à dire parvenir à contrôler l’armée variée qu’il commandait. Les lignées regroupées à la paie de Georges Maniakès étaient nombreuses : des hommes de Constantinople et de ses biens, des habitants de la Pouille, des calabrais, arméniens, macédoniens, pauliciens27… mais aussi des mercenaires, des conscrits qui brandissaient la lance après le lombard Arduin… la garde du nord, variée, qui avait traversé les steppes slaves pour servir l’Empereur d’orient, guidés par Harald Hardrada… et les normands du courant inférieur de la Seine, parmi les plus habiles guerriers.
Justement un de ces derniers – toutefois non encore guerrier – regardait la mer aux environs de la cinquième heure de l’après-midi, en élançant son regard au delà les ruines de l’ancienne ville située sur la terre ferme. La ville, en effet, avait été un temps jadis bien plus grande, elle s’étendait également sur une partie considérable de la côte donnant sur l’île d’Ortigia, là où se trouve le cœur de la fameuse Syracuse. Depuis deux cents ans, toutefois, après le dévastant assaut des sarrasins, elle ne comprenait que la partie insulaire et une minuscule partie de la péninsule, déjà sous le contrôle de Maniakès. Les hommes adressaient leurs pensées et les armes à ce qu’il restait de Syracuse dans la tentative de réussir cet assaut qui du-rait désormais depuis des mois, au delà de cet étroit et exigu canal qui partageait la ville.
Conrad avait neuf ans et avait connu la guerre très tôt, afin qu’il se durcisse au destin qui l’aurait accompagné durant toute sa vie ; par nature, en effet, aucun garçon normand ne pouvait être autre chose qu’un guerrier. Mais Conrad était aussi un rêveur,…. Peut-être parce que son père retenait qu’il était juste de ne pas le soumettre déjà au baptême des armes, Conrad savait rêver, sans devoir faire face aux atrocités, des hommes au massacre, qui offusquent les yeux et assombrissent l’esprit. Dans les yeux verts de Conrad on pouvait donc encore plonger son regard, et voir le reflet de l’espérance et de cette idée de maison et de famille qui lui avait été niée en partie, par la mort prématurée de sa mère, une femme d’origine noble, de descendance des francs.
Rabel de Rougeville avait emporté son fils et leur nourrice durant sa descente en Italie, quand l’enfant avait seulement un an. Attiré à Salerne par les généreuses récompenses qui étaient données aux nobles cadets normands, et attiré par les nouvelles des compatriotes qui l’avaient précédés, Rabel avait alors décidé de s’unir à ses compagnons d’armes, et se mettre au service de la meilleure offre. Sur ces terres, certes, les guerres ne manquaient pas… des terres ensanglantées par les conflits infinis entre Constantinople et les dernières principautés lombardes. Sans parler des continuels raids des brigands arabes sur les côtes de la Calabre. C’est ainsi que lorsque Georges Maniakès avait créé une armée pour envahir la Sicile, Rabel et ses autres soldats avaient répondu à l’appel.
Messine était vite tombée, mais les batailles qui suivirent furent sanglantes, et dévastèrent tant la population que les deux armées, avec de grosses pertes au sein du contingent normand. En deux guerres Maniakès était parvenu à arriver uniquement juste sous les remparts de Syracuse, en contrôlant à peine la côte ionienne. Les personnes de l’Iqlīm de Demona, la pointe nord orientale de l’île à majorité chrétienne, avaient appuyé l’invasion, toutefois le reste de la Sicile était à tous les effets un fief sarrasin et sa conquête aurait été une tâche longue et difficile.
Le regard se perdant au delà du petit port de la ville, Conrad ouvrit les bras vers l’impossible, embrasser la mer et l’horizon. Son père, derrière lui, le regardait désormais depuis quelques minutes et quand, en s’approchant, il caressa ses longs cheveux blonds cuivrés, Conrad se retourna en sursaut, presque épouvanté à l’idée que l’autre puisse le gronder pour le geste banal qu’il était en train d’accomplir.
“ Tu veux saisir la mer, mon fils ? ” demanda Rabel, vêtu d’une simple tunique blanche, mais armé.
“ C’est la plus belle chose qui puisse exister ! ”
“ Je crains que tes poches ne soient trop étroites pour la contenir entière-ment… ”
“ Cependant Dieu peut la contenir ! ”
“ C’est peut-être justement cela la Terre… Ses poches… et nous, nous y sommes à l’intérieur. ”
“ Roul dit que Dieu nous a choisi parmi tous car notre sang est le meilleur qui puisse exister. ”
Rabel sourit et regarda lui aussi la mer.
“ Chaque nation, tout comme chaque peuple, croît être meilleur qu’une autre.
Regarde cette terre… les mahométans croient avoir les faveurs de Dieu, l’Empereur de Constantinople croît être Son vicaire et le Pape croît la même chose… et essaie de passer par la Giudecca d’une de ces villes et demande de quel côté est Dieu. Conrad, mon fils, essaie de devenir toi même une personne meilleure, indépendamment de ton sang.
J’ai vu des mahométans se battre avec plus d’honneur que les nôtres… je suis sûr que Dieu les estime en gloire indépendamment du patron qu’ils servent. Depuis que nous avons débarqué sur cette terre j’ai ouvert les yeux sur de nombreuses choses. ”
“ Et Roul ? ”
“ Roul est mon meilleur ami, mais nous combattons pour un bien différent. ”
“ Vous dites que vous ne combattez pas pour la récompense ? ”
“ Je suis né soldat et mon père m’a élevé pour que je le devienne. De-puis que notre lignée quitta les landes froides du Jylland28 nous n’avons ja-mais empoigné rien de différent qu’une épée. C’est notre métier, et la ré-compense pour notre bataille est notre salaire. Toutefois, mon cher Conrad, la récompense peut te remplir les poches et peut te remplir le cœur ; c’est à toi de décider où la mettre. ”
“ vous pensez que la récompense peut être dangereuse ? ”
“ Tout peut être dangereux si cela nous conduit à l’asservissement d’un vice et d’une fin égoïste. Le pouvoir, l’argent et les femmes… méfie-toi de tout cela ! ”
“ Mais vous avez aimé ma mère… ” affirma Conrad confus et douteux. ” Il n’y a rien de mal à avoir du pouvoir lorsque tes subordonnés de-viennent tes fils ; rien de mal à l’argent quand il nourrit ta bouche et celle de ceux que tu commandes ; et pour rien au monde, rien de mal dans la chaleur de la femme que tu aimes. Mais moi, mon fils, j’ai aimé une seule femme et aucune autre n’a pu prendre sa place. Tu lui ressembles beau-coup… tes yeux, tes cheveux, ton teint… et ton nom, Conrad, hérité de sa lignée… On me présenta une gracieuse jeune fille à peine deux semaines après sa mort, mais je ne voulais pas qu’une autre prenne sa place et que tu doives un jour appeler quelqu’un d’autre ” mère ” ; je ne l’aurais pas supporté. Si une fausse mère était nécessaire il y avait déjà la nourrice. ” ” Que dois-je donc craindre ? ”
“ Le désir qui pousse à la sauvagerie, lorsque le désir d’obtenir quelque chose dépasse l’honneur et toute règle de pitié humaine. ”
“ Et les femmes ? ” demanda perplexe Conrad, vu la curiosité typique due à son âge, et intéressé par l’être mystérieux qu’est la femme, jus-qu’alors uniquement connue dans le sein de la nourrice.
“ Les femmes… rien ne t’empêche de les aimer, mais méfie-toi des yeux d’une femme qui ne t’appartient pas ! ”
“ Rabel ! ” appela quelqu’un provenant des ruines juste à l’extérieur du camp.
“ Roul, c’est déjà le moment ? ”
Cette question présentait le personnage, Roul Poing Dur était le compagnon d’armes duquel Rabel ne s’était jamais séparé. Ils étaient partis en-semble pour l’Italie et s’étaient toujours protégés durant les batailles. Roul était un énergumène de presque deux mètres, à la voix puissante et aux manières peu raffinées. Une barbe plus épaisse que la normale marquait son visage et ses cheveux étaient plus sombres que la moyenne, avec une longue tresse qui descendait sur le côté droit de sa tête. Sa couleur presque méditerranéen anormale, ses yeux bleus, les traits nordiques et la stature hors du commun le trahissaient. il était une mauvaise personne, tout le monde le savait, mais il était aussi un excellent soldat, un des meilleurs dans l’utilisation de la hache de combat. La plupart des per-sonnes se posaient la question de savoir ce que Roul avait à faire avec l’âme noble de Rabel, mais c’était sans doute, justement, le caractère miséricordieux du second qui liait cette amitié. Rabel était tolérant envers les excès de Roul, tant parce qu’ils avaient grandis ensemble que parce que Roul savait le protéger durant les batailles.
Pas encore; ils parlent de demain matin à l’aube, mais le vin est arrivé et ils attendent tous le père Rabel pour faire la fête. ”
“ Père Rabel ”, c’est ainsi que toute la compagnie normande appelaient le noble Rougeville, depuis qu’à trois cents, ils avaient passés le Détroit. Maintenant le vin était arrivé et ils demandaient à ce que tous soient présents.
Même si les voyageurs arabes, les plus dévoués à la mondanité s’étaient vantés du vin de Sicile, il restait une chose rare à trouver. En effet, vu que les islamiques interdisaient la culture de la vigne sur les territoires qu’ils contrôlaient, sur cette terre on voyait uniquement de modestes quantités de baies. Déjà à l’arrivée de Maniakès, en 1038, les chrétiens avaient vite replanté les vignes, pour réactiver la production de masse, mais les grappes n’étaient pas encore suffisamment apparues et il fallait importer de grandes quantités de boissons si on voulait porter un toast à la chance.
“ Et porte aussi Conrad ; il est temps qu’il s’amuse comme savent le faire les hommes ! ”
Rabel fixa son fils et secoua sa tête, en lui indiquant qu’il était contraire à l’invitation de l’autre. ” Willaume et Dreu ? ”
“ Les frères de Hauteville29 sont déjà assis au banc de la taverne depuis une heure. ”
William de Hauteville, Willaume dans leur langue, aurait été surnommé Bras de Fer, car on raconte qu’il tua, à l’aide d’une seule main et en brandissant la lance, un champion sarrasin qui avait fait un grand massacre de grecs et de nordiques, durant une phase avant le siège de Syracuse. Mais il était évident, malgré que la légende circulait déjà parmi les troupes, que l’histoire était improbable.
Toutefois le nom de sa caste brillait toujours plus, parmi les hommes du contingent normand déjà sous ses ordres.
“ Il serait plus sage de se recueillir en prière et en contemplation. C’est surtout l’aide du bon Dieu qui servira. Abd-Allah a recueilli l’entièreté des forces de Sicile, et d’autres sont arrivées de l’Afrique. Vous croyez qu’il parviendra à enlever le siège de cette ville, et fera l’impossible pour retourner d’où nous sommes venus. Nous devons repousser la contre-at-taque avant que l’émir n’arrive et nous écrase contre ce mur, mais cette fois je crains que le courage des plus courageux ne suffira pas pour entraîner l’armée toute entière. ”
“ Si tu buvais plus et priais moins, tu serais plus optimiste ! ” Conscient d’avoir peu de pouvoir dans la tentative de convaincre l’autre, Rabel s’adressa à son fils, aussi sérieux qu’il pouvait.
“ Tu as entendu ? Le départ est pour demain à l’aube. Tu sais ce que tu dois faire. ”
Donc il suivi Roul le long du chemin vers la taverne.
Conrad savait bien ce qu’il devait faire, et c’était ce que désormais il faisait depuis deux ans : préparer les bagages de son père, ranger son armature, aiguiser la lame de son épée et préparer la bannière avec l’emblème de la famille, une hache danoise dominée d’une feuille de chêne verte insérée dans un bouclier de champ rouge… emblème que Conrad aurait justement soutenu durant tout le trajet, jusqu’au lieu de la bataille, en marche à cheval à côté de son père.
Ces discours sur les femmes et sur le vin firent une étrange et inédite envie à Conrad – le mystère de l’interdit donne toujours envie aux jeunes garçons – de sorte que, dès que les cavaliers quittèrent le lieu des bâtiments en ruine, il se dirigea, lui aussi, vers la taverne qui en réalité était un lieu de retrouvailles aménagé à cet usage par un paysan chrétien qui espérait spéculer sur les exigences des troupes.
Comme déjà dit, il était à peine la cinquième heure et le soleil encore une fois frappait fort sur la tête de Conrad. Il passait parmi les tentes bon-dées de soldats de toute sorte, avec partout des groupes en conversation dans leur propre idiome… et parmi les prêtres qui prêchaient, debout et en position élevée, qui faisaient une grosse voix, après des décennies de prières dites à voix basse. En bénissant chaque soldat qui passait sous leurs tabourets, ils sanctifièrent également un jeune garçon quand il fut proche d’eux.
Conrad entra donc dans la taverne et ce fut alors qu’il se trouva devant le sinistre vice qui domine les adultes, calices pleins de vin, joueurs de dés à chaque table et plein de prostituées, celles qui s’improvisent pour de l’argent et celles obligées, car maintenant les jeunes filles du peuple devaient se donner aux conquérants. Conrad s’enfuit craignant de trouver son père parmi ces hommes.
27
Pailiciens: secte des ascètes en Arménie où les membres croient vivre selon le vrai enseignement de Paul de Tarse, d’où le nom de Paulicien. Ils furent depuis longtemps persécutés et déportés pour ensuite être recrutés dans les rangs de l’armée byzantine.
28
Jylland: nom de la région du Jutland (péninsule actuellement partagée entre le Danemark et l’Allemagne) dans les langues scandinaves.
29
Hauteville: devenu ensuite ”Altavilla”, nom originaire de la maison normande qui enleva la Sicile aux musulmans et des premiers souverains chrétiens du Règne de Sicile.