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Un bon Curé

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A cet endroit de son récit, Elisa se cacha la tête dans ses mains et fut obligée de s’interrompre. L’émotion, et sans doute aussi la durée du temps pendant lequel elle venait de parler l’avaient mise complètement hors d’haleine. — Souffrez, dit-elle, que je me repose un peu. Vous le voyez, mes amis, je ne suis pas forte. Que la sainte volonté de Dieu s’accomplisse!

Madeleine et son mari, qui avaient prêté à cette triste histoire la plus vive attention, étaient visiblement émus, eux aussi. Les témoignages de leur compassion contribuèrent à rendre le calme à la narratrice.

La charitable jardinière se leva, rapprocha les tisons dans l’âtre, et, soulevant le couvercle de la marmite qui bouillait à côté, remplit une tasse de bouillon bien chaud et d’un parfum tout-à-fait séduisant qu’elle présenta à son ancienne maîtresse.

Elisa prit la tasse et but lentement, sans rien dire et comme pensant à autre chose. Elle reprit ensuite, après un assez long intervalle:

«O mes amis, vous avez pu me considérer jadis comme votre protectrice, mais c’est vous-qui êtes mes bienfaiteurs. Hélas! je ne puis rien désormais pour vous, que de vous recommander au Seigneur dans mes prières... Et je le ferai: c’est assez d’avoir été ingrate une fois!...

Elle se tut de nouveau, comme accablée du poids de ses douloureux souvenirs. Les auditeurs n’osaient troubler ce religieux silence.

Mais lorsqu’elle eut recouvré un peu de tranquillité, et que la chaleur réconfortante du bouillon commença à produire son effet, elle fit signe qu’elle se sentait la force de continuer et reprit en ces termes:

«Dès que je fus à terre, Frédéric, la vieille Marthe et son fils Ubald s’empressèrent autour de moi. Semblable compagnie, vous le comprenez, n’était point faite pour me rendre l’assurance. Vous avez sans aucun doute entendu raconter d’Ubald et de Marthe bien des choses que je savais aussi et qui, dans ce funeste moment, me firent frisonner. J’ouvris la bouche pour leur demander où ils me conduisaient; mais un signe de Frédéric, un signe impérieux et qui me bouleversa, tant je m’attendais peu à le voir me commander de la sorte, m’imposa silence; je les suivis comme une victime épeurée.

C’était la première fois que je quittais la demeure paternelle, et je la quittais de nuit, et à la merci d’un homme qui m’avait juré de m’aimer et de m’épouser, mais que je connaissais peu, trop peu: cette réflexion me vint tout d’un coup. Serait-il fidèle à ses engagements? Je refoulai énergiquement, comme injurieuse à lui et à moi, toute incertitude à cet égard, et cette sécurité seule fut le soutien de mon courage contre la frayeur et le remords. Mais en attendant, où allions-nous? Qui bénirait notre union? Au moyen de quelles ressources Frédéric, pauvre comme il était, pourvoirait-il aux besoins d’une famille? Ces questions qui jusqu’alors ne s’étaient jamais présentées à mon esprit, y affluaient confusément et avec précipitation. A cela s’ajoutait la terreur que mon père, en s’apercevant de ma fuite, ne se mît à nous poursuivre. Que serions-nous devenus, mon ravisseur et moi, s’il nous eût rattrapés dans le premier emportement de sa fureur?

Le ciel était froid et clair, si ce n’est que des nuages clairsemés, mais épais et noirs, poussés par le vent du Nord, voilaient de temps à autre le disque brillant de la lune et nous prolongeaient dans des alternatives de ténèbres et de pleine lumière. Sur la terre, autour de nous, tout était silence et immobilité. Un aboiement de chien de garde, si lointain qu’il fût, un frémissement de branche froissée par notre passage, une pierre roulant sous nos pieds, me faisait frissonner et me glaçait les veines. Si quelqu’un de nos compagnons restait un peu en arrière, je me retournais éperdue au bruit de ses pas, croyant entendre mon père sur mes traces. Tant une mauvaise conscience est facile à s’effrayer!

Malgré ma connaissance pratique des environs du château, je ne tardai pas à perdre l’orientation de la route que nous suivions. Tantôt nous descendions par des rochers abruptes, tantôt nous nous enfoncions dans les bois, puis nous suivions le fond d’un ravin, traversant et retraversant les mêmes sentiers. Le choix d’un pareil itinéraire avait sans doute pour objet de dépister ceux qui auraient pu nous suivre; j’ai su depuis que je ne m’étais pas trompée en le supposant. Nous étions en route depuis deux heures déjà, et je n’en pouvais plus de fatigue, lorsque je me hasardai à prier Frédéric de me laisser reposer un peu.

— Pas encore, il n’est pas encore temps, me répondit-il sans s’arrêter. La femme d’un soldat doit être prête à supporter bien d’autres fatigues.

La raideur de ces paroles et le ton dont elles furent prononcées me firent une pénible impression. Mais pouvais-je m’étonner que Frédéric, pour relever mon courage dans cette circonstance, oubliât sa courtoisie habituelle? Je continuai donc à marcher sans répliquer. Par bonheur, nous atteignions le terme de notre fuite. Après tant de tours et de détours, nous n’avions guère parcouru plus d’une demi-lieue. Nous nous trouvions sur une petite place, devant une modeste église que je reconnus du premier coup pour celle de notre paroisse.

Je m’étonnai que nous eussions mis plus de deux heures pour y arriver, m’y étant rendue à pied plus d’une fois en beaucoup moins de temps, et par des chemins bien meilleurs. Mais il me sembla superflu de demander des explications.

Ce qui me préoccupait en ce moment, c’était la pensée nouvelle aussi, comme tant d’autres qui avaient échappé jusqu’alors à mon imprévoyance, d’avoir à me présenter au curé à pareille heure, en fugitive, avec un jeune homme étranger, pour célébrer une union certainement réprouvée de qui avait reçu de Dieu pouvoir et devoir pour régler ma conduite, surtout dans une affaire d’aussi haute importance. Que va dire de moi ce prêtre pieux et vénérable? pensais-je; lui qui a toujours été si tendre pour moi et qui porte un si vif intérêt au bien et à l’honneur de ma famille, que dira-t-il en reconnaissant dans cette fille ingrate échappée du toit paternel, l’innocente, l’ingénue Elisa qu’il proposait presque pour modèle à ses autres paroissiennes? Et puis, consentira-t-il à nous marier là, sur-le-champ, à l’insu et trop évidemment contre le gré de mon père? Et s’il refuse, faudra-t-il que je continue tout de même à suivre cet homme?... Ah! Vierge sainte, secourez-moi!... Une semblable pensée me couvrait de honte, me faisait désirer d’être anéantie.

L’aube commençait à blanchir, et au travers d’une fenêtre de la cure on voyait une lumière qui, selon l’interprétation de Marthe, signifiait que le curé était déjà levé : Ne vous montrez pas, nous dit cette femme; je me charge, moi, d’expliquer l’affaire à monsieur le curé, et de lui faire entendre raison.

Nous suivîmes son conseil, et, vingt minutes après, Marthe, revenant sur ses pas, nous fit signe que nous pouvions avancer. Nous franchîmes à notre tour le seuil du presbytère. J’y entrai le front baissé, comme une coupable qui va entendre sa condamnation.

L’abbé Brunard, vous vous en souvenez, mes amis, était haut de taille, quoique légèrement courbé, mais si maigre et tellement chauve qu’à peine lui restait-il quelques touffes de cheveux très-blancs pour attester son âge; il approchait, si je ne me trompe, de soixante-quinze ans. L’amabilité de ses manières, la dignité de sa personne, la douceur affectueuse de sa parole inspiraient de suite, même à ceux qui le voyaient pour la première fois, confiance et respect.

Il nous attendait sur la porte et il nous introduisit dans son petit salon au rez-de-chaussée. Il avait l’air sérieux et triste, mais sans rien perdre de son calme et de sa sérénité. Je me tenais par côté, rougissante et n’osant presque lever les yeux. Après m’avoir considérée rapidement, comme pour s’assurer que c’était bien moi, il m’invita à m’asseoir et, de sa voix douce et paternelle, il me dit, au lieu de me faire les reproches auxquels je m’attendais:

— Veuillez vous asseoir, Mademoiselle, et m’attendre quelques instants. Avant toute autre chose, j’aurais à causer avec Monsieur. Alors se tournant vers Frédéric:

— Monsieur le sous-lieutenant, ayez la complaisance de me suivre, ajouta-t-il en indiquant du geste une chambre contiguë à celle où nous nous trouvions.

Je regardai Frédéric, et je vis, à cette invitation, son front s’assombrir; il obéit néanmoins.

Restée seule avec Marthe et Ubald, j’attendis, sans ouvrir la bouche, trois mortels quarts d’heure qui me parurent bien longs comme trois semaines, tant j’étais anxieuse de connaître le résultat de cet entretien. Ils rentrèrent enfin. Mais, mon Dieu! combien changé me parut Frédéric! Son front était rouge, son regard enflammé et toute sa personne en proie à la plus violente agitation. Que s’était-il donc passé entre le curé et lui? Je n’osai pas le demander, ni alors ni plus tard, mais les événements qui suivirent me le montrèrent assez.

— Mademoiselle de Montfort, me dit le curé avec un air de résolution grave qui indiquait une détermination irrévocablement prise, il importe que Monsieur le sous-lieutenant s’éloigne provisoirement, et que vous restiez auprès de moi. J’espère, ajouta-t-il, que vous consentirez, en attendant, à vous accommoder de la modeste hospitalité d’un vieil ami chez lequel n’abonde qu’une cordialité à toute épreuve.

Je regardai Frédéric, avant de répondre, et comme il me fit signe de la tête qu’il consentait, je remerciai avec effusion le vieux prêtre de son offre et me déclarai disposée à l’accepter. Le curé s’assit alors à un petit bureau, prit une plume et se mit à écrire. Frédéric, s’approchant de moi, me dit à l’oreille d’une voix singulièrement menaçante: Elisa, quoi qu’il arrive, soyez fidèle à la parole que vous m’avez donnée; autrement, je laverai mon injure dans le sang.

Quel fut l’effet de cette menace sur mon esprit, tu le comprendras facilement, Madeleine, si tu te rappelles que je n’avais encore connu de ce jeune homme que l’amabilité dont il s’était servi pour gagner mon cœur.

Frédéric n’ajouta pas un mot, et le cri léger de la plume du prêtre sur le papier troubla seul le silence.

Le curé plia en forme de lettre ce qu’il venait d’écrire, scella le pli à la cire avec un certain soin et le remit à Frédéric, qui le glissa dans sa poche, fit un salut bref et partit sans mot dire.

— Quant à vous, reprit le curé d’un ton sévère, en se tournant vers Marthe et son fils, ah! s’il était possible de compter sur votre discrétion... Mais il est inutile d’y penser... trève de protestations: je vous connais trop... Allez-vous-en, retournez chez vous; on n’a plus besoin de vous.

— Mais monsieur le curé, je vous prie de croire... balbutiait Marthe, l’on ne renvoie pas comme cela d’honnêtes gens...

— Suffit, ma bonne femme, pour le moment du moins; si vous voulez revenir dans la journée, j’aurai à vous parler aussi, à vous; pour maintenant, au revoir...

— Excusez-moi, insistait la vieille visiblement embarrassée, nous sommes de pauvres gens, qui gagnons notre pauvre vie comme nous pouvons... Monsieur l’officier nous avait promis, pour le temps que nous avions perdu...

Le curé porta instinctivement la main à la clef de son bureau, comme pour l’ouvrir et y prendre quelques pièces de monnaie; mais se ravisant avec un geste de dégoût:

—Non, dit-il, le prix de votre infamie, ce n’est pas moi qui vous le paierai... Allez, vous dis-je; nous reparlerons de tout, et de cela aussi, mais plus tard.

EL Marthe et Ubald sortirent en maugréant.

Le bon prêtre me laissa seule, afin de donner à sa gouvernante les instructions que nécessitait ma présence chez lui. Je demeurai donc avec mes tristes pensées, accompagnées désormais des plus funestes présages. Qu’est-ce que le curé allait faire de moi? Me reconduire à mon père?... Ah! si cette fatale matinée avait pu être effacée du nombre de mes jours! Mais il était trop tard,je l’avais compris avec l’allusion faite par le curé à l’impossibilité d’obtenir ni-même d’acheter le silence des complices de Frédéric. Il n’y avait plus à revenir en arrière, il fallait aller jusqu’au bout dans la voie où je m’étais si follement engagée. Jusqu’au bout!.. Et ce bout n’était-il pas un abîme? Frédéric, le maître de mon sort, m’aimait-il sincèrement? Pourrais-je être vraiment heureuse avec lui? Cette irascibilité impérieuse que je venais de découvrir en lui n’était-elle pas le véritable fond de son caractère, dissimulé jusqu’alors sous une galanterie hypocrite? J’étais tellement bouleversée qu’il me semblait que ma raison allait s’égarer. Et je souhaitais en moi-même que cela m’arrivât: c’eût été le seul moyen de donner à mon aventure une explication et un dénouement satisfaisant pour mon honneur.

— Combien vous avez dû souffrir! interrompit Antoine, grandement ému. Puis il ajouta avec impétuosité, en branlant la tête de l’air d’un homme qui sait plus de choses qu’il n’en veut dire: Au demeurant, il n’y a pas eu que de votre faute. L’imprévoyance de votre père, la secrète complicité peut-être de mademoiselle Elvire... Bien, bien! Madeleine, tu n’as pas besoin de me faire les gros yeux, mettons que je n’aie rien dit... toujours est-il que votre Frédéric, pour ne parler que de cela, votre Frédéric ne me revenait pas, mais pas du tout, quand je le voyais passer dans mon jardin. Je me figurais voir un conspirateur, que sais-je! une espèce de brigand...

— Antoine, répliqua Elisa d’une voix presque suppliante, songez qu’il fut mon époux, et le père de mon fils...

— Attrape! dit à son tour Madeleine, ça t’apprendra à te mêler de ce qui ne te regarde pas. Continuez, je vous en prie, Mademoiselle, je veux dire Madame, ne faites pas attention aux interruptions de mon bavard de mari. Continuez.

Antoine, reconnaissant avec docilité qu’il avait dit une sottise, mit ses coudes sur ses genoux, et, appuyant sa tête dans ses mains, se disposa à reprendre le rôle d’auditeur pacifique et muet:

«Toutefois, je dois le dire, reprit tristement la narratrice, au milieu de cette horrible tempête, il me semblait avoir enfin trouvé un point sur lequel m’appuyer solidement. Je ressemblais à un navire ballotté en tous sens, mais qui a pu jeter une ancre, qui l’a sentie se fixer au fond de la mer et qui, avec cet appui, peut attendre l’apaisement de l’orage. Mon ancre à moi, c’était ce bon prêtre qui, depuis que je le connaissais, m’avait témoigné son affection en tant de manières. lime semblait n’être plus abandonnée à moi-même, depuis qu’il était là pour me guider, et n’avoir plus à craindre que mon inexpérience et ma légèreté m’entraînassent à de nouveaux périls.

Je crois n’avoir pas besoin d’insister, mes bons amis, pour vous convaincre qu’on dépit d’un moment d’aberration, mon cœur n’était nullement perverti. Je sentis bien, dès cet instant, que l’avenir au devant duquel j’avais couru serait en contraste fréquent, sinon en contradiction, avec l’éducation, les habitudes et les sentiments de toute ma vie jusqu’à ce jour. J’eprouvais donc un besoin très-vif, en prévision des épreuves qui m’attendaient, de purifier ma conscience, de verser la plénitude de mes afflictions dans le sein d’un ami capable de me comprendre et disposé à répandre sur mes blessures le baume de la charité. Je ne cherchais point d’excuses à ma faute ni de palliatif à mes remords. Je désirais une règle de conduite qui me mit à l’abri de nouvelles erreurs et qui me fût en même temps une expiation et une réparation de mes torts. La piété à laquelle j’avais été formée avec tant de soin par ce même abbé Brunard ne m’offrait plus seulement, comme d’ordinaire aux jeunes personnes qui n’ont pas encore éprouvé l’humiliation d’une chute, une règle de conduite applicable à moi aussi bien qu’à toute autre, et pas davantage; elle m’offrait un sentiment vif, profond, plein de douceur et de consolations qui s’emparait de tout mon être et semblait devoir me rendre supportables toutes les traverses.

Ce travail merveilleux de la grâce s’accomplit durant les quelques moments de ma solitude dans le salon du curé, et je l’ai toujours considéré comme la plus grande faveur que le ciel m’ait faite, dans sa miséricorde infinie.

Tu ne te souviens peut-être pas, Madeleine, que lorsque nous étions à Montfort, l’abbé Brunard était mon confesseur?

— Il était aussi le mien, s’exclama Madeleine, et il le serait toujours si le bon Dieu n’avait retiré le saint homme de ce monde...

— Et le mien, donc, ajouta d’un air de complaisance Antoine qui se jugea délié momentanément, pour la circonstance, de la pénitence qu’il s’était laissé imposer.

— Vous faites bien, mes amis, de vous estimer heureux de ce souvenir, continua Elisa; ce digne homme était vraiment le père et l’ami de tout son troupeau. Dans toutes ses actions, dans toutes ses paroles, on sentait déborder la charité dont son cœur était plein. Et cependant, imprudente que j’étais, jusque-là je ne lui avais jamais ouvert mon âme plus que ne l’exigeait absolument l’accusation de mes fautes en confession. Mais, après le malheur qui m’amenait à lui, épancher devant lui tout mon cœur me devint une nécessité impérieuse, irrésistible.

Lorsqu’il reparut dans le salon, rien que la bonté céleste de son visage, où je démêlais seulement un nuage de tristesse involontaire, suffit pour me rendre courage et espoir.

— Mademoiselle, me dit-il, sans aucune allusion à ma situation pénible, vous devez être bien fatiguée. Venez; il est encore de très-bonne heure, venez prendre quelque repos. Julienne vous a fait un lit dans sa chambre. Quand vous vous lèverez, vous n’aurez qu’à lui demander ce que vous désireriez avoir pour votre déjeuner. Ma maison est celle d’un pauvre prêtre: vous vous en apercevrez assez vite; mais le nécessaire du moins ne vous y fera point défaut, pendant le peu de temps que j’aurai l’honneur de vous héberger.

— Monsieur le curé, répondis-je, puisque vous avez tant de charité pour moi, souffrez que je vous prie de pourvoir à un besoin plus grave et plus urgent; je voudrais me confesser!..

— Plus tard, mon enfant. Pour le moment, il s’agit de vous calmer; et le repos du corps aidera grandement à celui de l’esprit.

— Mais je suis si coupable, ô mon père; et j’ai si grand besoin de votre avis et du pardon de Dieu...

— Encore une fois, mon enfant, vous aurez l’un et l’autre, car je ne doute pas que le Seigneur ne vous remette dans le bon chemin. Je vais lui demander pour moi-même les lumières nécessaires pour vous aider.

— Et mon père, Monsieur le curé, que va-t-il penser de moi?

A cette question, le visage du vieillard se rembrunit, ses yeux s’élevèrent vers le ciel et il dit avec un soupir: Prions le Seigneur, ma fille, pour que, dans sa miséricorde, il vous envoie à vous l’esprit de componction, à lui l’esprit de conseil et de charité. J’ai déjà pensé à cela, et ce soir, au plus tard, nous connaîtrons les intentions du colonel. Mais au revoir; vous n’avez probablement pas fermé les yeux de toute la nuit.

En ce moment arriva la servante qui, avec la meilleure grâce possible, me conduisit à sa chambre. Je me couchai, et soit fatigue réelle, soit comme récompense de ma docilité à me conformer en tout aux instructions du saint vieillard, je ne tardai pas à tomber dans un sommeil profond.

Le soleil commençait à baisser vers l’horizon lorsque je m’éveillai. J’étais incomparablement plus calme, et, au premier abord, tout ce qui m’était arrivé depuis vingt-quatre heures me fit l’effet d’un rêve confus et lointain. Il me sembla même que je n’aurais pas douté que ce fût ffectivement un rêve, si la faible lumière qui entrait par un étroit interstice entre les volets de la fenêtre, ne m’eût montré bien vite que je m’éveillais ailleurs que dans ma chambrette si fraîche et si jolie du château. A cet aspect, les pensées douloureuses revinrent en foule dans mon esprit, mais sans m’accabler pourtant ni me décourager comme dans la matinée.

Je me levai, ouvris la fenêtre, m’habillai lentement et descendis dans la cuisine où je trouvai Julienne qui m’attendait avec une casserole sur le feu.

Elle me fit une grande révérence, me demanda si j’avais trouvé le lit suffisamment moelleux et me conduisit dans la salle à manger, où elle porta le frugal déjeuner qu’elle m’avait préparé, et auquel je fis honneur d’abord avec une certaine répugnance, puis avec l’appétit de la jeunesse.

Je connaissais Julienne depuis longtemps; c’était elle que le Curé chargeait de me tenir compagnie et de m’amuser de son mieux, toutes les fois que mon père m’amenait à la cure et était obligé de m’y laisser seule quelques instants. Sa bonté et son honnêteté m’étaient donc parfaitement connues, comme aussi sa curiosité et son babil infatigable. J’eus fort à faire pour échapper à ses questions indiscrètes, et peut-être ne m’en serais-je point tirée à mon avantage, si l’abbé Brunard ne fût survenu à propos.

Ce dernier me parut vivement préoccupé. Il entra dans la salle à manger comme machinalement et sans s’en apercevoir, car lorsque je me levai pour le saluer, il fit un geste de surprise qui indiquait bien qu’il me rencontrait à l’improviste:

— Déjà ! déjà levée! s’écria-t-il; et comment vous trouvez-vous ce matin, Mademoiselle?

— Beaucoup mieux, Monsieur le Curé ; c’est à votre charité que je le dois.

— Oh! de la charité, s’écria Julienne, il y en a ici pour tout le monde. Il ne se casse pas une roue de char dans la paroisse, il ne s’y attrape ni une entorse ni une fièvre, sans que...

—, Julienne, Julienne, dit Monsieur le Curé lui coupant la parole, nous faisons notre devoir, vous et moi. La cure n’est-elle pas l’asile naturel des malheureux? Et comment voulez-vous que je fasse des sermons sur la charité, si je ne prèchepasd’exemple?

— Oh! ce n’est pas que je songe à m’en plaindre ni à vous en blâmer, monsieur le curé, et particulièrement dans dans le cas de mademoiselle...

— Julienne, répéta le Curé d’un ton d’autorité qui, cette fois, n’admettait plus de réplique, j’ai à causer avec mademoiselle de Montfort... qui dînera encore avec nous ce soir; ainsi faites-moi le plaisir d’aller voir si vous trouverez une poule ou un lapin...

La gouvernante comprit, fit une moue et s’en alla.

— C’est une excellente femme, dit ie Curé après qu’elle eut refermé la porte; mais elle ne distingue pas toujours exactement le temps de parler et celui de se taire.

Il me fit signe de me rasseoir, prit lui-même une chaise et se mit en face de moi. Ensuite, après quelques instants d’un calme solennel:

— Quelles sont vos intentions? me demanda-t-il.

— Me conformer en tout et pour tout à la volonté de Dieu.

— Nobles et pieux sentiments, reprit-il; mais je crains que Dieu ne veuille mettre votre constance à de dures épreuves; demandez-lui donc la force et la résignation. Vous êtes la victime de votre inexpérience et d’une passion parfaitement légitime, quand elle est réglée et contenue par la crainte de Dieu, mais qui, autrement, est la source de maux incalculables. Courage, mon enfant; Dieu ne permettra point que les tribulations dépassent vos forces. Vous étiez trop heureuse, et s’il est venu vous visiter par l’affliction, c’est pour votre bien, n’en doutez pas. Il a voulu vous humilier, afin que vous appreniez à le servir selon sa volonté, à l’aimer dans la tristesse plus encore que vous ne l’aviez aimé dans la joie.

— Ah! oui, j’étais trop heureuse répliquai-je en proie à une émotion qui me permettait à peine de m’exprimer; je sens l’énormité de ma faute et je suis disposée à tout pour la réparer.

— Quoi! même à renoncer à l’homme auquel vous avez follement engagé votre avenir? demanda-t-il en me regardant fixement, comme pour lire au fond de mon âme.

A cette question, un frisson courut dans mes veines et je sentis de nouveau comme une chaude bouffée de cette passion que d’autres sentiments avaient dominée depuis peu dans mon cœur. En même temps, la sanglante menace de Frédéric se retraça à mon esprit et me remplit de terreur. J’eus donc besoin d’un violent effort pour soutenir ma fermeté vacillante et, grâce à Dieu, je réussis à me vaincre moi-même:

— Oui, mon père, répondis-je résolument, je veux m’en remettre entièrement à vos conseils.

—|C’est bien, ma fille, dit le Curé visiblement ému; mais je ne sais pas encore moi-même... Conservez avec soin ces dispositions d’humilité et de docilité ; vous apprendrez bientôt ce que le Seigneur exige de vous.

— Mais, mon père, Monsieur le Curé, consentira-t-il à me pardonner?

—J’attends précisément de connaître ses intentions. C’est à lui que j’ai écrit ce matin, pour lui apprendre que vous êtes ici, à l’abri de tout danger. J’ai fait appel à son cœur et à sa foi... Mais vous connaissez la ténacité de ses résolutions, sa fierté toute militaire, et je tremble que son amour de père ne cède à son irritation de soldat offensé et trahi.

L’abbé Brunard parlait encore, lorsqu’il fut interrompu par le galop d’un cheval qui s’arrêta juste devant la porte du presbytère. Le Curé ouvrit la fenêtre pour voir qui c’était, puis il sortit précipitamment de la salle à manger. Il rentra peu après, tenant à la main une lettre qu’il parcourait de l’œil. A mesure qu’il avançait dans cette lecture, son visage se troublait et se couvrait de tristesse. Vous pouvez penser si, de mon côté, je partageais son agitation.

Le curé s’assit avec accablement, regardant la terre et tenant sur ses genoux la lettre ouverte.

J’étais debout à côté de lui, tremblante et pouvant à peine me tenir sur mes jambes:

— Monsieur le Curé, ceci est de mon père?

— Oui, de votre père.

— Grand Dieu! Et mon père me maudit!

— Courage, mon enfant, répliqua le curé relevant enfin les yeux vers moi; le bon Dieu vous reste!

— Je ne sais ce qu’il ajouta; je ne l’écoutais plus. J’avais pris la lettre et j’essayais de la lire; mais mes regards se voilaient, ma tête s’égarait. Je tombai évanouie dans les bras du vieillard.

Le souvenir de ce terrible moment éveilla chez la narratrice, après cinq ans écoulés, un tel tumulte de sentiments, qu’elle fut obligée de suspendre son récit. Madeleine et Antoine, touchés jnsqu’aux larmes, s’empressèrent autour d’elle pour la réconforter. Durant cet intervalle, le petit Richard qui jusque-là s’était tenu assez tranquillement à jouer par terre avec quelques jouets rassemblés par Madeleine, commença à donner des signes d’impatience. La bonne jardinière attribua l’inquiétude de l’enfant au besoin de manger et elle reporta avec empressement toute son attention sur son pot-au-feu.

Un quart d’heure après, tous les quatre étaient à table, et Richard donnait l’exemple en suçant de bon appétit une aile du poulet bouilli.

Après le dîner, Antoine et Madeleine, malgré leur impatience de connaître la suite des aventures de leur hôtesse, hésitaient à lui demander de reprendre sa narration. Mais Elisa, désireuse d’en finir, et se sentant, du reste, beaucoup plus forte, commença de nouveau dans les termes suivants:

Élisa de Montfort

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