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La fuite

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Mais c’était peu, pour les deux époux, que de connaître les noms de leurs hôtes. Ils savaient aussi, à la vérité, quoique vaguement, dans quelles circonstances leur jeune maîtresse avait quitté le toit paternel, cinq ans auparavant; mais qu’était-elle devenue durant cette longue absence, et quel motif la ramenait aujourd’hui? Personne, depuis son départ, n’en avait plus entendu parler d’une manière certaine, et ceux qui vivaient auprès du colonel comte de Montfort beaucoup moins que tous les autres, car jamais le père ne faisait la moindre allusion à sa fille, pas plus que si elle n’eût point existé.

Cette rigueur persistante du comte à l’égard d’une héritière autrefois si chérie pouvait même faire craindre son mécontentement au jardinier et à sa femme, s’il venait à savoir à qui ils avaient donné asile. Mais bah! dit résolument Antoine, il en arrivera ce qu’il plaira à Dieu. Ce serait une inconnue, une vagabonde suspecte que je n’aurais pas le cœur de la laisser périr sur la route. — Non certes, ajouta Madeleine, dussions-nous perdre notre place au château, nous ferons ce que nous commandent la charité et même la reconnaissance. Et, puis as-tu remarqué, Antoine, comme il est gentil, ce pauvre petit ange qu’elle nomme Richard? Lorsque je le regarde dormir, je me sens tourner le cœur sens dessus dessous...

Madeleine se leva de grand matin et remarqua avec plaisir que la rigoureuse température de la veille s’était adoucie, grâce à un vent du Midi assez chaud qui, un peu plus tard, aidé d’un soleil splendide dans un ciel sans nuages, fondait la neige à vue d’œil. Elle se figurait et avec raison, que ce changement contribuerait à récréer les yeux et à relever l’esprit abattu de la fille du comte.

Plusieurs fois déjà elle était allée sans bruit écouter à la porte de la chambre où reposait son ancienne maîtresse. Elle tenait tout préparé un bol de lait chaud dans lequel elle avait battu un jaune d’œuf, et elle grillait de le lui offrir, presqu’autant que d’apprendre les détails de son histoire et ses projets d’avenir... Hâtons-nous d’ajouter que l’excellente femme, pour légitimer sa curiosité, s’efforçait de se persuader que le récit d’un passé très-probablement malheureux soulagerait d’autant la pauvre Elisa.

Toutefois, comme le réveil épié se faisait attendre, elle ne demeura point les bras croisés. Elle immola en l’honneur de l’héritière et de l’héritier des Montfort une poule grasse qu’elle tenait en réserve pour nous ne savons plus quelle fête prochaine; elle la mit à bouillir dans la grande marmite convenablement garnie des poireaux et des navets les plus. appétissants de sa provision; ensuite elle tira d’une armoire une nappe blanche, la nappe des grands jours, et en couvrit la table.

Au moment où neuf heures sonnaient au château, la voix du bambin qui criait et celle de la mère s’efforçant de le calmer parvinrent presque simultanément à ses oreilles. Alors, non sans un certain battement de cœur, elle accourut, frappa légèrement à la porte, reçut pour réponse le mot: «Entrez,» et, pénétrant dans la chambre, s’empressa d’entrouvrir les volets de la fenêtre, pas assez cependant pour que la trop grande intensité de la lumière pût offenser les yeux de ses hôtes.

— Bonjour, Mademoiselle, dit-elle en revenant au chevet du lit; comment avez-vous passé la nuit? Bien, j’espère.

— Merci, Madeleine; l’excès de la fatigue m’a fait oublier toutes mes angoisses et jusqu’à la terrible épreuve à laquelle je me suis décidée.

— Vos angoisses? Vous êtes donc bien malheureuse?

— Hélas! Madeleine, je n’ai pas le droit de me plaindre. Le bon Dieu m’a punie de ma légèreté. Si du moins les larmes que je verse depuis cinq ans pouvaient m’assurer son pardon, et m’obtenir celui de mon père!

— Quoi! vous songeriez à vous présenter à Monsieur le comte!

— C’est le but de mon voyage; il n’y a pas de repos pour moi tant que ce pardon me sera refusé. Dis-moi, Madeleine, penses-tu que je puisse espérer?

Et comme Madeleine hésitait à répondre:

— Ah! dis-moi que oui, par charité ; je sens que si je devais renoncer à cette espérance, j’en mourrais de douleur!

— Oui, certainement, Monsieur est si bon! se hâta d’ajouter la jardinière, qui au fond n’était nullement assurée de dire vrai. Mais vous devez avoir un grand besoin de prendre quelque chose, Mademoiselle. Permettez-moi de m’éloigner un instant: je vais revenir.

Elle reparut en effet au bout de quelques minutes. Elisa accepta la tasse qu’elle lui offrait et commença par faire boire l’enfant, tant qu’il en voulut; ensuite elle prit le reste pour elle-même et déclara cette boisson délicieuse.

— Bonne Madeleine! dit-elle en rendant la tasse. Maintenant je me sens mieux, beaucoup mieux, assez bien pour me lever. Mais ne m’appelle plus Mademoiselle Madeleine; depuis que je suis mariée, mon nom est Madame Délécour.

— Comme il vous plaira, répondit la jardinière. Mais vous êtes si faible que, pour vous lever, vous auriez besoin d’un aide... Si cela pouvait vous être agréable, je resterais bien volontiers...

— Pas besoin, Madeleine; voici bien des années déjà que j’ai appris à me passer non seulement des commodités et du luxe de mon enfance, mais souvent du nécessaire. Hier, en rencontrant ton mari, j’avais mis tout de suite ma confiance en son bon cœur et au tien; je vois que je ne m’étais pas trompée. J’aurai grand besoin de votre secours et de vos conseils. Avant peu, je te dirai tout, et nous aviserons ensemble au meilleur moyen d’atteindre mon but.

Madeleine-n’osa pas insister et se retira.

Une heure environ après son départ, Elisa parut elle-même à la cuisine avec le petit Richard. Son visage était encore pâle et décoloré, et tout en elle annonçait la tristesse et l’abattement. Néanmoins, le sommeil lui avait rendu quelque peu de vigueur, et le soin qu’elle avait pris d’ajuster de son mieux sa chevelure et ses vêtements, ainsi que ceux de Richard, donnait à leurs deux personnes un aspect beaucoup moins misérable que la veille. Elle éprouvait en outre un soulagement sensible à se trouver au milieu d’amis affectueux et sincères, auxquels elle pouvait se confier sans crainte.

— Tu vois, Madeleine, dit-elle en s’accommodant sur une chaise et en serrant la main de la compatissante jardinière, tu vois avec quel sans façon j’accepte ton. hospitalité. Grâce à toi et à ton mari, nous vivons encore, mon fils et moi, et nous ne sommes plus seuls au monde. Que Dieu soit béni de tempérer ainsi ses châtiments par ses miséricordes! Mais le brave Antoine, où est-il? Je désirerais qu’il fût présent, lui aussi, quand je te raconterai mes malheurs...

Antoine, durant cet intervalle, s’était rendu auprès du colonel de Montfort pour lui remettre les lettres et paquets rapportés la veille de Clermont-Ferrand, où il avait l’habitude de se rendre trois fois par semaine pour les approvisionnements du château. Impatient de rentrer chez lui, il avait abrégé sa visite autant qu’il avait pu, et, consignant toutes ses commissions au valet de chambre qui était venu lui ouvrir, il avait renvoyé au lendemain toute autre besogne, afin de consacrer le reste du jour entièrement à ses hôtes.

Après avoir salué la jeune dame, il prit un siège et, sur un signe de Madeleine qui n’eut pas besoin de le répéter deux fois, il fut tout yeux et tout oreilles.

Elisa garda un moment le silence, comme pour rappeler des idées lointaines et les coordonner dans son esprit; puis elle commença ainsi:

— Vous savez, mes amis, comment je suis restée orpheline de ma mère presque dès ma naissance. Mon père, qui m’aimait beaucoup, comme une fille unique, confia mon éducation à une femme dont les principes et les intentions étaient sans doute irréprochables, mais dont le caractère hautain et bizarre ne réussit malheureusement jamais à gagner ma confiance. Je me trouvais donc moralement isolée, sans personne qui offrît un aliment convenable à mes affections, et à mon imagination une direction nécessaire. J’aimais assurément mon père; je l’aimais beaucoup; mais la rigidité impassible de ses manières, que vous connaissez, m’inspirait plus que du respect: elle me pénétrait de crainte. Et pourtant il ne laissait échapper aucune occasion de me faire plaisir; il comblait tous mes désirs raisonnables; mais la gratitude que je ressentais pour lui, et que je ne négligeais point de lui témoigner, était plus une inspiration de la raison qu’un sentiment du cœur. Les actes mêmes de piété auxquels me formait mon institutrice, et qu’encourageait mon père, ne produisaient pas en moi ces émotions profondes dont je sentais le besoin. La confiance, l’abandon me manquaient; je n’osais ni ne savais me mettre en communication de sentiments avec ceux qui avaient pour mission de me soutenir et de me diriger et qui certainement n’eussent pas demandé mieux, mon père du moins.

Je grandissais cependant, et chaque jour je sentais davantage le besoin d’aimer. Non que je me rendisse clairement compte en moi-même de ce qui me manquait: je n’éprouvais qu’un malaise vague et que je ne pouvais guère analyser. J’aurais dû être heureuse, ayant à profusion tout ce qui contribue à la tranquillité et à là joie de la vie; je ne l’étais point, et je ne pouvais m’en prendre à personne. Comblée, dis-je, de tout ce qu’on envie ordinairement, j’étais comme dénuée de tout, parce que j’étais étrangère à mon institutrice et secrètement tremblante devant mon père. Depuis que le Seigneur avait rappelé à lui ma pauvre mère, notre maison n’était plus visitée que de nos parents les plus rapprochés et de quelques amis intimes, tous des hommes; je n’avais donc pas même une amie et me trouvais complètement réduite à mes propres inspirations. Hélas! Et plût, au ciel que mon père, qui estimait avec raison qu’une jeune fille ne doit pas mettre le pied dans le monde avant d’être sûre d’elle-même, ne m’eût pas laissé rencontrer à domicile, auprès de lui, ce que le monde me pouvait offrir de plus dangereux!

Il avait pour secrétaire un jeune sergent du nom de Frédéric Délécour, auquel il témoignait une bienveillance toute particulière. Ce jeune homme était bien fait, d’agréable tournure et de manières insinuantes qui, à mes yeux, représentèrent bientôt l’idéal de la distinction. Je le rencontrais souvent, et bien que je n’eusse pour ainsi dire jamais l’occasion de lui parler, je ne le voyais s’éloigner qu’avec un sentiment de vague tristesse, sentiment qui, du reste, ne tardait pas à se dissiper sans laisser de trace.

Il arriva sur ces entrefaites que Charles X et sa famille, héritiers légitimes de nos anciens rois, perdirent le trône et furent remplacés par le gouvernement actuel. Mon père, par principe et par sentiment, ne crut pas devoir prêter serment à Louis-Philippe et donna sa démission. Ami de la solitude et désireux de repos, il sacrifia prématurément son avenir et se retira ici, au château de nos ancêtres.

Mais avant de quitter son régiment, il s’etait préoccupé de l’avenir de Frédéric Délécour, et l’avait chaudement recommandé à son général. Il alla même jusqu’à offrir à ce jeune homme un dernier et rare témoignage d’affection. Il l’invita à venir passer avec lui quelques semaines à Montfort et lui obtint, à cet effet, un congé. Nous quittâmes Paris, mon père et moi, vers la fin du mois d’août 1830, et quinze ou vingt jours après nous fûmes rejoints par Frédéric, lequel venait d’être promu au grade de sous-lieutenant.

Ce jeune homme étant devenu notre commensal et fort souvent notre compagnon à la promenade et au salon de famille, l’inclination confuse et mal définie que je sentais pour lui se transforma rapidement en une sympathie ouverte, qui subjugua complètement ma raison et mon cœur. Sa bonne grâce, les prévenances, délicates dont il me comblait, l’enjouement de son esprit et la gaîté de sa conversation me charmaient à tel point que je ne pouvais plus me passer de le voir et de l’entendre. Mon père ne fut pas sans remarquer ses attentions pour moi; mais soit qu’il les regardât comme un simple devoir de galanterie qui ne tirait pas à conséquence, soit qu’il fût incapable de soupçonner la droiture et la loyauté de qui que ce fût, soit enfin qu’il eût dans mon propre bon sens et dans ma docilité filiale une confiance exagérée, jamais il ne témoigna l’ombre d’une inquiétude. Quant à mon institutrice, plus clairvoyante sans doute, mais occupée, elle aussi, de plaire au jeune officier pour son propre compte, — je le crus du moins, — elle ne parut s’apercevoir de rien.

Cette fatale incurie, jointe à mon inexpérience, finit par me perdre. Ma raison ne se possédait plus. En vain j’entrevoyais quelquefois, lorsque je m’efforçais de réfléchir, la colère du colonel, la pauvreté de Frédéric, l’incertitude de l’avenir: l’abîme que je creusais peu à peu sous mes pieds ne cessait point de m’attirer. Ma conscience n’était pas encore troublée de remords, mais seulement d’une vague inquiétude, et je la combattais, cette inquiétude, comme injurieuse à celui que mes rêves me représentaient comme un type de toutes les perfections.

Frédéric se rendait compte des obstacles beaucoup plus nettement que moi; aussi hésitait-il, de son côté, comme il me l’a confessé depuis, et le mot de mariage n’était pas encore sorti de sa bouche. Il en résultait que je me livrais sans défiance et sans croire commettre une faute. Si je l’aime, pensais-je, il n’en sait rien, et cela ne regarde que moi. Est-ce ma faute, après tout, et commande-t-on aux impulsions du cœur? J’étais du reste parfaitement résolue à ne rien faire qui pût déplaire au colonel, et je supposais Frédéric tout-à-fait incapable de me proposer rien de pareil.

Dans ma sotte simplicité, j’en vins jusqu’à me persuader que je n’avais pas besoin de consulter mon confesseur, le seul ami auquel j’aurais pu ouvrir mon âme, et qu’une affection aussi innocente que la mienne ne m’imposait aucun devoir au saint tribunal.

Cependant le moment approchait où Frédéric devait nous quitter pour retourner à son régiment. Il me l’annonça un jour, avec l’expression de la plus profonde tristesse, et cette nouvelle, que j’aurais bien dû prévoir, tomba sur mon cœur comme un coup de foudre. Il me sembla que je n’aurais jamais la force de me résigner à un tel malheur; je ne répliquai rien, mais je perdis l’appétit, le sommeil et bientôt les fraîches couleurs de mon visage. En présence de mon père, je m’efforçais de dissimuler par une gaîté forcée, et malheureusement je n’y réussis que trop complètement. Frédéric part, me disais-je, et je ne le reverrai plus! Qui sait dans quelle lointaine garnison on l’enverra?.. Et moi je resterai seule, abandonnée, dans ce désert qu’il m’avait rendu si doux! Peut-être avant quelques semaines d’ici, m’aura-t-il oubliée... Et mon imagination me représentait si vivement mon infortune, que je n’en concevais point de comparable. Ah! Madeleine, quelle terrible chose qu’une imagination déréglée de jeune fille! Je roulai dans ma pensée mille projets ingénieux qui, tous, avaient pour objet de me ménager avec lui un dernier entretien. L’idée me vint aussi de me présenter à mon père, de le supplier de retenir Frédéric, mais une telle demande était fort embarrassante pour une fille de mon âge, et je ne pus m’y décider

Quelques jours à peine nous séparaient de celui du départ, quand Frédéric, profitant d’un moment où j’étais seule, entra subitement dans ma chambre et me dit, en comprimant un mouvement de surprise et d’effroi involontaire de ma part:

— Mademoiselle, je viens vous faire mes adieux, car je doute de pouvoir retrouver l’occasion de vous parler encore sans témoins.

Je fus tellement saisie que, pour toute réponse, j’éclatai en sanglots.

— Ah! continua-t-il, vous ne saurez jamais combien je vous aime! Et vous, Elisa, aurez-vous le courage de me laisser partir sans vous?

— Sans moi? Frédéric, quel langage est le vôtre? Pourrais-je vous suivre sans me rendre coupable, coupable devant Dieu, coupable devant mon père? Jamais Frédéric, jamais!

— Vous avez raison, Elisa; je vous demandais un sacrifice plus grand que votre amour... Je partirai seul. J’irai loin d’ici, bien loin, au-delà des mers, que m’importe? mourir de honte et de douleur d’avoir aimé une ingrate!..

Il prononça ces derniers mots avec l’accent du désespoir, et j’en demeurai attérée. Les idées et les sentiments se succédaient dans mon esprit avec une rapidité dont je n’étais point maîtresse. Je voulais parler: les mots expiraient sur mes lèvres, et un tremblement que je m’efforçais en vain de lui cacher secouait tous mes membres. Le suivre et ne le pas suivre me semblaient également impossible. Si du moins j’avais pu gagner du temps, recourir à la sainte Vierge, qui jusqu’alors avait si tendrement protégé mon innocence, consulter mon confesseur, auquel je comprenais enfin combien j’avais eu tort de ne pas demander aide et conseil... Le jeune officier, qui se possédait mieux que moi, devina toute l’étendue de mes perplexités entre l’amour et le devoir, et jugea le moment favorable pour frapper un grand coup:

— Eh bien, reprit-il avec un sourire d’amertume et de dédain qui me fendit le cœur, restez, mademoiselle. Vous avez raison de dédaigner la main d’un pauvre sous-lieutenant, vous qui pouvez aspirer à celle d’un général. Je n’ai ni richesse, ni titre nobiliaire, ni grade supérieur à vous offrir. Une âme toute pleine de vous, une épée que l’amour aurait rendue capable d’opérer des prodiges, si j’avais pu vous la consacrer, qu’est-ce que cela?... Vous avez raison, et moi j’étais fou... Vous épouserez un marquis ou un général, et vous rougirez avant peu, rien que de m’avoir connu... Adieu donc, mademoiselle, adieu pour toujours.

Il fit mine de sortir; ce simple mouvement me mit tout-à-fait hors de moi. Je m’élançai après lui, je lui saisis la main et le suppliai de rester: Mon ami, m’écriai-je avec une exaltation fiévreuse, tu l’emportes! Je serai ta femme; je te suivrai!

— Oh! Elisa, me répondit-il en me serrant, pour la première fois, dans ses bras, tu me rends la vie! Et ses propres transports de joie me confirmèrent dans ma résolution coupable.

— Mais quels sont vos desseins? lui demandai-je: où irons-nous? Comment?...

— Calmez-vous, Elisa, j’ai pensé à tout. Il ne me manquait que votre consentement. Nous quitterons le château cette nuit.

— Quitter le château, m’écriai-je en reculant de terreur, une fuite! Vous me proproposez une fuite! mais que dira mon père?

— Eh quoi! Elisa, vous êtes-vous figuré que vous pourriez me suivre du consentement du colonel? Imprévoyante! Vous ne comprenez donc point que, ce consentement, vous ne l’obtiendriez pas! Il faut nous éloigner en secret. Lorsqu’il aura évaporé sa colère, il finira par vous pardonner et vous rendre son affection.

— Ah! Frédéric, vous connaissez mal l’inflexibilité de son caractère! S’il me fallait renoncer, renoncer pour jamais à son estime et à son amour, que deviendrais-je? Il me semble que je n’y survivrais point.

— Soyez tranquille, il a besoin de votre affection autant que vous de la sienne. Mais ne perdons pas le temps en conjectures prématurées, et, dans tous les cas, inutiles. Nous pourrions être surpris, et l’heureuse issue de notre projet irrémédiablement compromise. Courage, Elisa. A trois heures après minuit, vous ouvrirez la fenêtre de cette chambre, et je vous jetterai une échelle de corde que vous passerez à ce barreau de fer et dont vous vous servirez pour descendre. La vieille Marthe et son fils seront là avec moi; ils nous accompagneront chez le curé de la paroisse qui nous mariera; ensuite, nous partirons pour Clermont-Ferrand, et de là directement pour Paris. Courage et prudence. Au revoir!

A ces mots, il disparut précipitamment.

Je demeurai étourdie de ce qui m’arrivait; je ne me reconnaissais plus. Moi qui n’avais jamais osé faire un pas dehors sans la permission de mon père, tu t’en souviens bien, Madeleine; moi qui jamais ne lui avais désobéi, jamais de ma vie fait un mensonge, je me trouvais si changée tout d’un coup, si aveuglée par la passion, que je consentis à le trahir, à tromper sa bonne foi, à lui préparer la plus atroce douleur qu’il fût possible d’imaginer.

La journée s’écoula pleine d’angoisses et de terreurs, car je n’étais point faite à la dissimulation. Je sentais quelquefois vaciller ma résolution, et j’étais au moment de tout révéler; mais le fait seul d’avoir donné mon adhésion aux plans de Frédéric me rendait si coupable à mes propres yeux que je n’osais espérer le pardon. Je craignais de perdre l’objet de mon fol amour, celui auquel j’allais tout sacrifier, de le perdre sans recouvrer la tendresse paternelle, et de me trouver ensuite plus abandonnée et plus malheureuse que jamais.

Enfin arriva la nuit, la nuit la plus funeste de mon existence. Au moment de me retirer dans ma chambre, comme à l’ordinaire, j’embrassai mon pauvre père qui, de son côté, me rendit mon bonsoir avec une expression rare et dont je fus profondément remuée: Adieu, ma chère Elisa, me dit-il en me baisant au front; que le bon Dieu te bénisse et te conserve! Tu es la joie de ton père et l’espoir de ses vieux jours.

Imagine-toi, Madeleine, ce que je dus éprouver. Je me sentais incapable de séparer mon sort de celui de Frédéric, mais d’autre part j’aurais donné ma vie pour épargner à mon père le chagrin et à moi le remords de ce que je méditais. Je restai là quelques secondes, les yeux baissés, immobile et comme pétrifiée, et il me semble que j’allais éclater, si je n’eusse rencontré le regard froid et ferme et le sourire... me trompai-je? le sourire malicieux et légèrement ironique de mon institutrice, qui se tenait debout à côté de moi: Eh bien, mademoiselle, qu’attendez-vous, me dit Mlle Elvire; on dirait que vous avez été changée en statue! Je tournai sur moi-même et me dirigeai vers la porte sans reporter mon regard en arrière.

Rentrée dans ma chambre, je dis à Mlle Elvire que je n’avais besoin de rien et m’enfermai pour pleurer; mais je réussis à étouffer le bruit de mes sanglots. Lorsque sonnèrent deux heures, je n’eus pas la peine de me rhabiller, ne m’étant pas mise au lit; je fis un, tout petit paquet de vêtements et y joignis une statuette de la sainte Vierge que j’avais sur une petite table et devant laquelle je récitais mes prières, tous les soirs; cette statuette la voici, elle ne m’a plus quittée. Je la baisai cent fois et l’arrosai de mes larmes. Bien qu’à partir de ce moment je me visse indigne de la protection de la Vierge immaculée, instinctivement je sentais que j’en allais avoir plus besoin que jamais, et que la route où je m’engageais allait m’ouvrir une série de malheurs parmi lesquels je n’aurais peut-être plus d’autre appui que le sien.

Le silence était complet autour de moi. Mon institutrice dormait paisiblement dans la pièce contiguë à la mienne; j’écoutais, et mon imagination s’exaltait terriblement, dans cette solitude universelle.. Soudain la cloche de l’horloge du château se mit en mouvement et frappa trois coups. Mon Dieu, comme chacun de ces battements me retentissait jusqu’au fond de l’âme! j’ouvris la fenêtre; Frédéric attendait au-dessous; il me lança une corde que j’attachai suivant ses indications. Un léger bruit que je crus entendre dans la chambre de mon institutrice suspendit un instant mon coupable travail et les battements de mon cœur... Mais je m’étais assurément trompée; je n’en saurais douter, quand j’y réfléchis maintenant à tête reposée. J’achevai mes préparatifs et descendis assez lestement. Ah! Madeleine, ah! mon brave Antoine, si Dieu m’a punie après cela, comment pourrais-je me plaindre de la rigueur du châtiment?

Élisa de Montfort

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