Читать книгу Les Carmélites de France et le cardinal de Bérulle - Église catholique - Страница 10
IV
ОглавлениеEst-il besoin d’ajouter que dans ce petit livre, depuis le premier mot jusqu’au dernier, le parti pris est absolu contre M. de Bérulle? Tout ce que j’ai cité jusqu’ici le prouve surabondamment. Quelques exemples encore.
M. Gramidon attribue à M. de Bérulle des promesses dont j’ai déjà discuté et discuterai encore le sens et la valeur, et il est indigné, ainsi qu’on vient de le voir, de son manque de probité. Or les Carmes, — même dans l’édition infidèle de M. Gramidon, — déclarent qu’ils n’ont aucune prétention au gouvernement des Carmélites, et qu’autant que besoin serait, ils y renoncent. Ils écrivent et signent cela en 1611, «pour en finir.» En 1622, au contraire, ils prétendent à ce même gouvernement, ils le réclament comme leur droit. Que va faire M. Gramidon, si indigné de la prétendue déloyauté du P. de Bérulle? En présence des Pères Carmes oubliant si aisément une parole donnée, d’après lui, sans l’intention de la tenir, aura-t-il un mot de blâme? Aucun. Il trouve naturel que le P. Denis, comprenant la gravité de la situation, ait signé pour en finir. Toujours deux morales.
Mais où le parti pris amène les résultats les plus curieux, c’est lorsqu’il s’agit de la Révérende Mère Anne de Jésus. M. Gramidon, affligé «de retrouver toujours
» dans ce que j’écris les mêmes insinuations défavorables
» aux Mères espagnoles », se scandalise que j’aie osé parler de la sévérité de la Mère Anne de Jésus . Je ne puis ici que prier le lecteur de relire les pages incriminées. Je n’insinue rien, je dis les choses telles qu’elles ressortent pour moi des documents que j’ai consultés, et j’en accepte la responsabilité. Eh bien, oui, la Mère Anne de Jésus, que je vénère comme une sainte Religieuse, était naturellement portée à la sévérité.. «Son austère visage
» en portait lui-même les traces, et la froideur de son
» aspect retardait souvent une ouverture que lui aurait
» attirée, sans réserve, sa sainteté consommée.» Je l’ai dit et ne le rétracte point. M. Gramidon, pour me convaincre d’irrévérence, cite une lettre de sainte Thérèse à la Mère Anne de Jésus, dont il ne donne pas la date. Elle est du commencement de 1579. Puisqu’il me force à lui prouver que je ne fausse pas l’histoire, je transcrirai ici quelques passages d’une autre lettre de sainte Thérèse écrite à la Mère Anne de Jésus, trois ans plus tard que celle dont M. Gramidon imprime un fragment .
Sainte Thérèse regrette que la Mère Anne n’ait pas mieux conduit la fondation de Grenade. Voici en quels termes elle s’exprime:
«En vérité, c’est chose charmante que de vous plain-
» dre, vous et vos filles, de notre Père Provincial, après
» avoir négligé de lui écrire depuis que vous lui aviez
» annoncé votre établissement à Grenade. Et envers
» moi, vous en avez usé de même; car je n’ai eu con-
» naissance de ce qui s’est passé chez vous que par la
» Mère Prieure de Séville, qui me manda avoir oui dire
» que vous achetiez une maison de douze mille ducats.
» Je fis part de cette nouvelle au Père Provincial, qui était
» ici le jour de la Sainte-Croix, et qui ne savait rien de
» vos affaires. Il n’est pas étonnant qu’à la vue d’une si
» grande prospérité on vous ait envoyé des patentes un
» peu restreintes. Mais j’avoue que l’artifice dont mes
» filles de Grenade ont usé pour ne pas obéir m’a sensi-
» blement touchée par le scandale qu’il causera dans tout
» l’Ordre, et parce que les Prieures pourront se donner
» à l’avenir de ces sortes de libertés, qu’elles croiront
» toujours pouvoir excuser. D’ailleurs, ma Révérende
» Mère, la fortune des messieurs qui vous ont accueillies
» étant aussi limitée que vous le dites, il faut convenir
» que ce n’a pas été une petite indiscrétion que d’avoir
» amené avec vous tant de Religieuses. Et puis, envoyer
» si loin ces pauvres filles qui ne faisaient que d’arriver!
» Je ne conçois pas comment vous en avez eu le cœur...»
Parlant ensuite des novices: «Il est de toute néces-
» sité, dit la Sainte, d’aviser au moyen de recevoir des
» novices; mais il paraît, ma Mère, que vous vous
» montrez très-difficile sur ce point; car que dans une
» ville aussi populeuse que Grenade vous ne trouviez
» pas un sujet de votre goût, c’est, ce me semble,
» pousser les choses jusqu’à la minutie.»
Puis sainte Thérèse se plaint de ce que les Religieuses, dont la Mère Anne de Jésus était Prieure, lui témoignaient un attachement trop vif: «Je ne veux pas, ma
» chère Mère, que cette maison de Grenade prenne
» dans ses commencements le même chemin que celle
» de Veas. Je n’ai jamais oublié une lettre qu’on m’é-
» crivit de ce monastère lorsque vous quittâtes la charge
» de Prieure. Une Carmélite mitigée n’en eût jamais
» écrit de pareille.»
Et la sainte fondatrice ajoute ces graves paroles:
«Comment se fait-il, ma Mère, qu’on se soit tant oc-
» cupé parmi vous à remarquer si le Père Provincial vous
» nomme Présidente, Prieure, ou bien par votre nom?
» Il est visible que si vous n’étiez pas à la tête de la
» communauté, il ne s’adresserait pas à vous plutôt
» qu’à une autre, puisqu’il y en a qui, comme Votre
» Révérence, ont été Prieures. On a eu si peu de soin
» de l’avertir de ce qui s’est passé chez vous, qu’il ne
» sait pas même si vous avez fait des élections. En vé-
» rité, c’est un affront pour nous que des Carmélites dé-
» chaussées en soient venues jusqu’à donner une attention
» si sérieuse à des choses si basses; que non-seulement
» elles s’en soient occupées, mais qu’elles en aient fait
» le sujet de leurs entretiens et de leurs plaintes, et que
» la Mère Marie du Christ y ait attaché tant d’impor-
» tance. Il faut, ou que la peine vous ait fait perdre
» l’esprit, ou bien que ce soit le démon qui commence à
» semer d’infernales tendances dans notre Ordre. Et
» après cela, la Mère Marie du Christ loue le mérite de
» Votre Révérence et publie que vous êtes fort vaillante:
» comme si la soumission eût dû vous enlever le carac-
» tère d’héroïne! Dieu fasse la grâce à mes Carmélites
» déchaussées d’être humbles, obéissantes et soumises;
» car toute cette vaillance sans la vertu est la source de
» bien des imperfections.»
De telles paroles me dispensent de me disculper plus longtemps de ma prétendue malveillance pour la Révérende Mère Anne de Jésus.
Mais ce qui montre plus clairement encore le parti pris de M. Gramidon, c’est la contradiction de ses jugements, selon que le P. de Bérulle ou les Pères Carmes sont en cause.
Un jour, au grand couvent, la Mère Anne de Jésus prononçant à l’espagnole le latin d’un capitule, les novices ne parviennent pas à dominer quelques rires. La Mère Anne les prive de la communion. Je me permets de trouver la punition un peu sévère, et j’ajoute que
«M. de Bérulle survenant sur ces entrefaites, réconcilia
» les filles avec la Mère et fit lever la punition.» —
«M. de Bérulle, bien jeune encore», reprend M. Gramidon,
«agit-il sagement, et la Mère Anne n’avait-elle
» pas raison de réprimer ces rires légers, fort innocents,
» mais trop souvent répétés?» Je baisse pavillon devant ce trop souvent répétés. Il est clair que la Mère Anne n’aurait pu tolérer que l’office dégénérât en accès de gaieté folle. Malheureusement ce précieux trop souvent répétés est de l’invention de l’auteur des Notes. Ailleurs, pour donner raison à la Mère Anne de Jésus, M. Gramidon supprimait des membres entiers de phrases; ici, il en ajoute. Le procédé varie, mais le but est atteint.
Ce qui n’est pas moins singulier, c’est que M. Gramidon, si ardent à blâmer M. de Bérulle comme ayant abusé de son pouvoir dans la direction de la Mère Anne de Jésus , trouve que la Mère Anne de Jésus était d’un caractère entreprenant, et que le P. Nicolas Doria, Vicaire général des Carmes, fut justement mécontent de sa conduite .
Quel était donc le crime de la Mère Anne de Jésus? Elle avait recouru au Pape pour en obtenir le maintien de l’intégrité des Constitutions et de la forme du gouvernement sous lesquelles avait vécu et était morte sainte Thérèse. Et qu’on le remarque, elle s’estimait en cela si peu fautive, que, même à l’heure de la mort, pressée par son confesseur, qui était un Père Carme, elle refusa absolument de s’accuser d’avoir offensé Dieu et ses supérieurs dans toute cette affaire.
M. Gramidon, qui reproche si amèrement à M. de Bérulle sa sévérité parce qu’il retira à la Mère Anne de Saint-Barthélemy une statue à laquelle elle tenait, aura sans doute un mot de blâme pour l’incroyable dureté dont le P. Nicolas Doria usa envers la Mère Anne de Jésus, qu’il priva de tout office et de la communion de tous les jours, la réduisant à celles du couvent, durant une année entière; même après que la crainte de retomber sous le gouvernement des mitigés lui eût fait sacrifier le Bref déjà obtenu du Saint-Siége contre Doria. — «Justement mécontent de la conduite de la Mère Anne, il la traita elle et ses Sœurs avec une rigueur extrême», — dit en passant le censeur de M. de Bérulle; et il ne trouve rien à ajouter sur les excès de pouvoir de ce «rude Génois», comme l’appelle le P. Bouix.
En voilà assez, je pense, pour que le lecteur puisse se rendre compte de la procédure de l’auteur des Notes et s’explique la surprise et la tristesse que Mgr l’évêque de Poitiers a souvent ressenties en la lisant.