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LE TRAVAIL DANS LES PRISONS
ОглавлениеNécessité du travail. — Difficultés. — Conditions du travail. L’Entreprise et la Régie. — Les gains du prisonnier.
L’obligation de travailler est au même titre que la privation de liberté, un élément essentiel des peines de la réclusion et de l’emprisonnement. (Code pénal, art. 12 et 40.)
La nécessité du travail dans les prisons est en tant que principe au-dessus de toute contestation sérieuse et de bonne foi.
Sans le travail comment maintiendrait-on l’ordre dans les établissements pénitentiaires? Et pour quelle raison dispenserait-on de cette universelle obligation, imposée à tous les honnêtes gens, des êtres qui sont en rébellion contre les lois sociales, et que l’État est obligé de nourrir et d’entretenir à grands frais?... Il n’est que juste d’employer les forces et l’activité des détenus à récupérer la Société, dans une certaine mesure, des dépenses qu’elle est obligée de faire pour eux. On ne saurait condamner la masse des honnêtes gens à travailler constamment pour entretenir en prison l’armée des criminels. Combien de fois n’a-t-on pas entendu dire en parlant de tel ou tel individu condamné à une détention plus ou moins longue: «En voilà encore un qui va nous coûter cher!» Cela n’est malheureusement que trop vrai; les criminels coûtent gros à l’État, c’est-à-dire à nous. Et chaque année les dépenses de l’Administration pénitentiaire grèvent le Budget dans des proportions considérables. L’État a donc le droit incontestable d’imposer aux détenus un travail quelconque et de bénéficier dans une sage et équitable mesure du produit de ce travail.
S’il est utile à la Société, le travail n’est pas moins utile et nécessaire au prisonnier lui-même. Il a un effet moralisateur et réconfortant. Il démontre au prisonnier que son énergie et sa bonne volonté peuvent encore servir à quelque chose, à quelqu’un. Il l’occupe, lui donne une certaine somme de distraction, et lui procure pour l’époque de sa libération des ressources sans lesquelles il serait le plus souvent amené à retomber tout de suite dans l’ornière du crime, puis de la prison.
L’oisiveté dans les prisons serait désastreuse, les plus pervertis y trouveraient la satisfaction de leurs instincts de paresse. Les moins tarés, si on les privait de travail, se verraient arracher les moyens de relèvement et la possibilité d’améliorer matériellement leur pénible situation. Si, dans la vie libre, on a pu dire que l’oisiveté est la mère de tous les vices, quels résultats n’aurait-elle pas chez des individus dépourvus de sens moral, en proie aux instincts les plus vils, sollicités par toutes les passions? Le travail est encore plus nécessaire en cellule que dans la détention en commun. C’est dans le système cellulaire surtout qu’il devient un adoucissement à la peine du condamné, un véritable soulagement. Si l’on voulait faire apprécier à un paresseux les bénéfices du travail, on n’aurait qu’à l’abandonner seul, sans occupation, en proie à ses pensées, à son imagination, à ses passions, dans ce vide épouvantable, où la notion de l’existence semble s’abolir, où le temps s’imprécise, où l’on ne sait plus, dans la monotonie invariable des instants, si l’on a vécu un jour, une semaine ou un mois, et où tout s’en va à la dérive... Le détenu en cellule a donc surtout besoin d’être protégé contre l’inaction. Alors que les détenus en commun accepteraient volontiers le repos, lui ne saurait se passer de travailler. Aussi l’Administration, malgré les difficultés que présente cette tâche, fait-elle les plus louables et les plus sérieux efforts pour donner aux détenus cellulaires l’emploi constant de leurs forces et de leur temps.
Normalement, la privation de travail en cellule est considérée comme punition disciplinaire ou complément de punition, et n’est appliquée que comme telle.
«Le travail dans les prisons a un but multiple. C’est: 1° un châtiment; 2° une mesure d’ordre; 3° un moyen moralisateur; 4° une économie pour l’État; 5° et une préparation au reclassement après la libération». (Dalloz.)
Les condamnés seuls sont astreints au travail obligatoire. Les prévenus, jouissant encore d’une partie de leurs droits individuels, ont droit à l’oisiveté. Ils peuvent lire, écrire, recevoir des visites avec l’autorisation du juge d’instruction, ne rien faire si bon leur semble. Mais souvent ils sont les premiers à demander du travail ou à accepter celui qu’on leur propose.
Les condamnés politiques jouissent d’une distinction. Ils ne sont pas non plus obligés de travailler. Cette distinction repose sur l’ancien principe, aujourd’hui reconnu pour faux, que le travail est surtout une aggravation de la peine.
Cette situation spéciale faite aux condamnés politiques a été combattue par différents auteurs. MM. Laborde et Dalloz, notamment, demandent que ces condamnés «dont les méfaits ont troublé l’ordre social, contribuent eux-mêmes, quelle que soit la nature de leur méfait, à alléger les charges qu’impose à l’Etat l’exécution des peines qu’ils ont encourues».
Il est à remarquer aussi que d’après les articles 21 et 40 du Code pénal, une différence semblerait devoir exister entre les condamnés simplement correctionnels et les condamnés à la réclusion. Aux premiers serait accordée la faculté de faire un choix parmi les divers travaux en usage dans la prison où ils sont détenus. Les réclusionnaires, au contraire, seraient astreints, sans aucune espèce de choix ou d’option possible, au genre de travail qu’il convient à l’Administration de leur fixer. Cette différence est purement théorique. Dans la pratique, elle n’a jamais été observée. Et pour les uns comme pour les autres c’est l’Administration ou l’entrepreneur qui détermine et règle la distribution du travail, en tenant compte des capacités de chacun et surtout des besoins du service.
Les condamnés à mort ne sont pas soumis à l’obligation du travail.
La grande question relativement au travail dans les prisons n’est donc pas de savoir si les détenus doivent travailler, mais bien de quelle façon ils doivent travailler, dans quelles conditions, comment leur travail doit être organisé et réglementé.
C’est là que l’Administration se heurte à des difficultés nombreuses, à des problèmes complexes; difficultés qui tiennent à trois ordres d’idées principaux: le système de travail (entreprise ou régie), les plaintes et réclamations de la main-d’œuvre et de l’industrie privées, et le salaire des détenus.
Dans les maisons de longue peine ou Maisons Centrales l’organisation du travail est relativement aisée. De vastes ateliers peuvent y être aménagés, où peuvent fonctionner des machines demandant le concours d’ouvriers expérimentés. La détention se prolongeant durant des années, les détenus ont le temps de faire au besoin une sorte d’apprentissage et d’acquérir une certaine habileté dans les travaux auxquels ils sont employés.
Dans les prisons de courte peine, spécialement avec le régime cellulaire, donner un travail constant et utile à des hommes dont la détention ne dure parfois que quelques jours ou quelques semaines, et dont les professions et les aptitudes sont des plus diverses, semble une tâche aux difficultés presque insurmontables.
Le labeur imposé ne doit pas être improductif et inutile. Il faut que d’une façon quelconque il profite à la Société, et qu’en outre il puisse préparer le détenu à gagner sa vie honnêtement quand il sera rendu à la liberté. Astreindre le condamné à un travail inutile serait l’abaisser au rang de bête dont on use les forces physiques derrière les barreaux d’une cage. L’Administration, qui ne cesse jamais d’envisager la possibilité d’un relèvement moral, ne saurait s’abaisser à de semblables procédés.
Un vannier. (Anciens ateliers de la Santé.)
Il est malheureusement impossible de mettre toujours entre les mains des détenus des métiers pouvant leur être utiles dans la vie libre. Toutes les professions manuelles ne peuvent être exercées en prison. L’Administration a dû choisir les plus faciles, celles exigeant le moins de préparation; et elle est obligée de cantonner chaque détenu dans une spécialité, dans une partie de fabrication. On peut regretter cet état de choses; mais comment faire autrement?... On ne saurait non plus reprocher à l’Administration de soumettre tous les détenus indifféremment à des travaux modestes, à des besognes d’artisan, et de ne pas autoriser certains, d’une classe sociale plus élevée et de facultés plus cultivées, à employer leurs talents ou leurs aptitudes personnelles. Le principe de l’égalité dans l’exécution des peines s’oppose à toute espèce de distinction et de sélection, surtout dans les prisons de détention en commun.
Le rêve serait que chaque détenu put exercer en prison le métier qu’il exerçait précédemment dans la vie libre, ou qu’il aurait dû y exercer s’il avait été laborieux et honnête. Mais ce n’est là qu’un rêve totalement irréalisable.
Le travail en cellule, donnant au condamné une existence individuelle tout à fait séparée de celle de ses co-détenus et d’eux inconnue, peut permettre l’exercice pour certains de professions plus relevées, auxquelles leur situation sociale paraît les destiner. Dans ses intéressants travaux préparatoires du dernier Congrès pénitentiaire de Saint-Pétersbourg, M. Herbette, directeur de l’Administration pénitentiaire en France, fait, en effet, remarquer que, dans le régime cellulaire, on peut se départir dans une notable mesure de la grande sévérité avec laquelle on applique l’égalité devant la peine et devant le travail. Il admet que les condamnés en cellule pourraient être autorisés à exercer «les professions même les moins usuelles et les plus relevées, pourvu qu’elles n’exigent pas de relations libres et directes avec d’autres personnes». Selon lui, «rien ne s’opposerait à ce que certains détenus ne reçoivent et exécutent dans leurs cellules des commandes spéciales et des travaux particuliers».
Ce sont là des idées généreuses et philanthropiques qui seront peut-être appliquées dans un avenir plus ou moins lointain, mais par lesquelles il ne faudrait sans doute pas se laisser séduire trop entièrement. Où s’arrêterait-on dans cette voie? Permettrait-on à un littérateur, condamné pour vol, par exemple, de passer ses journées à écrire dans sa cellule sous le fallacieux prétexte qu’il a un roman en train et que ses aptitudes ne lui permettent pas d’autre genre de travail: De même un peintre pourrait-il transformer sa cellule en atelier où il préparerait et exécuterait des tableaux?... Ne serait-ce pas amoindrir sensiblement la peine de pareils détenus?
L’Administration pénitentiaire a pour assurer le travail dans les prisons deux modes de procéder, deux systèmes principaux: l’Entreprise et la Régie.
Dans le système de l’Entreprise, elle fait appel à des entrepreneurs qui soumissionnent par voie d’adjudication publique les services d’entretien et de nourriture des détenus, et qui s’engagent à leur fournir du travail, le tout suivant des règlements généraux ou spéciaux, et d’après les clauses d’un cahier de charges. Le bénéfice du travail du prisonnier leur est abandonné en échange.
Avec le système de la Régie, l’Administration fait confectionner pour ses besoins propres, ou pour ceux d’autres services de l’État, ce dont elle a besoin. Elle se charge d’assurer elle-même l’entretien des prisonniers et bénéficie de leur main-d’œuvre.
Quelquefois, l’Administration a une troisième façon de procéder: la demi-régie, ou demi-entreprise. Elle prend alors des sous-traitants ou confectionnaires et leur donne le droit d’exploiter pour leur compte un ou plusieurs genres spéciaux de travail ou de fabrication qu’elle ne pourrait pas utiliser pour elle-même.
Le système de l’Entreprise est le plus ancien. Il est encore le plus généralement appliqué. La plupart des Maisons Centrales, d’arrêt, de justice et de correction y sont soumises. Mais à la date du i5 février 1893 toutes les prisons de la Seine ont été placées sous le régime de la Régie.
Lequel de ces trois systèmes doit ou plutôt devrait être préféré ?... Lequel présente les plus grands avantages, non seulement pour l’Administration mais encore pour les prisonniers eux-mêmes?...
C’est évidemment la Régie.
Écoutons, sur ce sujet, M. Garraud qui a savamment traité des questions pénitentiaires:
«Au premier cas (Entreprise), un entrepreneur général assume toutes les charges de la prison; il entretient et nourrit les détenus, leur fournit du travail et leur paie une rétribution. Aussi tout le produit du travail lui est abandonné, et, de plus, il reçoit de l’État, par jour et par détenu, une allocation qui varie, surtout par suite de la différence du prix des vivres dans chaque région, de 30 à 35 centimes. Au second cas (Régie), c’est l’État qui procure directement le travail aux détenus, les nourrit, les entretient, leur paie un salaire, mais recueille toutes les recettes provenant de leur industrie. Parfois les deux systèmes sont combinés, l’État passe des marchés spéciaux avec certains entrepreneurs qui exploitent moyennant une somme déterminée une ou plusieurs branches d’industries organisées dans la région.
«La différence entre le système de la Régie et celui de l’Entreprise est caractéristique, car dans le premier l’État conserve la direction absolue du travail et il peut l’organiser dans un but pénitentiaire; dans le deuxième, l’État délègue une partie de l’administration de la prison à un traitant qui a pour but unique de rendre son exploitation commerciale lucrative. Les avantages de l’Entreprise, au double point de vue économique et financier, ont fait oublier ses inconvénients au point de vue pénitentiaire.»
Presque unanimement les auteurs qui ont étudié l’organisation pénitentiaire condamnent le système de l’Entreprise. Il nous suffira de citer MM. d’Haussonville (Établissements pénitentiaires), Ortolan (Eléments de droit pénal), H. Joly (Le combat contre le crime), Laborde... Les Cours d’appel, consultées dans l’enquête préalable au vote de la loi du 5 juin 1875, se sont prononcées à une grande majorité en faveur de la Régie. Et l’Entreprise a été en principe reconnue mauvaise et condamnée par le Congrès pénitentiaire de Saint-Pétersbourg, en 1890.
Le système de la Régie devrait seul être en usage dans les prisons. De même que les fonctionnaires de l’État ont seuls qualité pour régler tous les instants et tous les modes de la vie pénitentiaire, «ils devraient avoir seuls le droit de réglementer le travail dans l’intérêt même de l’œuvre dont ils ont la charge, et sans autre préoccupation que celle des intérêts bien multiples dont ils ont le souci». (Herbette.)
La Régie a le défaut de ne pouvoir en tout temps assurer pour le compte de l’État un travail certain à tous les détenus. Elle nécessite un nombre considérable d’employés et de fonctionnaires, en même temps commerçants et industriels. Ces fonctionnaires doivent être des hommes dévoués et scrupuleusement intègres; il leur faut se préoccuper constamment de toutes les conditions du travail, se tenir au courant du prix des matières premières dans leur région, étudier, pour les appliquer si possible, les perfectionnements, les inventions, les découvertes, ménager l’intérêt des autres administrations aussi bien que des particuliers. Ce système expose l’État à des pertes souvent considérables. La première condition de succès pour l’Administration faisant travailler en régie est, en effet, d’avoir une clientèle. Il faut qu’elle place ses produits dans des conditions rémunératrices, ce en quoi elle ne réussit pas toujours; car elle est, en tant qu’État, dans l’impossibilité morale de profiter de certaines occasions, de négocier telles
«bonnes affaires» qu’un particulier ayant moins de scrupules, sinon moins d’honnêteté, ne laisserait pas échapper. Aussi l’État avec le système de la Régie s’efforce-t-il dans la mesure du possible de ne travailler que pour lui, d’être à la fois producteur et consommateur. C’est ainsi qu’il fait confectionner dans différents établissements pénitentiaires des vêtements de détenus, des uniformes de gardiens, et des effets d’équipement militaire. C’est ainsi encore qu’il a installé dans la Maison Centrale de Melun, des ateliers d’imprimerie et de papeterie d’où sortent en grande quantité les imprimés et les registres administratifs.
Le système de la Régie est celui que préfèrent de beaucoup les condamnés. Ils éprouvent une sorte de soulagement à travailler pour l’Administration elle-même, plutôt que de voir le produit de leur main-d’œuvre enrichir des entrepreneurs plus ou moins rapaces. Leurs gains ne sont pas plus élevés sous l’un ou l’autre système, mais il est à noter que les plaintes sont beaucoup moins fréquentes avec la Régie. Le prélèvement opéré sur la main-d’œuvre prend alors un caractère de pénalité plus évident, et le détenu ressent moins cette impression que des gens spéculent sur son malheur, que sa peine et son travail servent à édifier la fortune d’industriels.
Le prisonnier, qui ne réfléchit guère et ne voit que ce qui lui tombe immédiatement sous le sens, considérera toujours l’entrepreneur comme un exploiteur cherchant à réaliser sur lui tous les bénéfices possibles par tous les moyens possibles. Et il faut bien reconnaître que dans plus d’un cas il n’aura pas tort.
L’Entreprise, il importe de ne pas l’oublier, n’implique pas l’abdication absolue des droits de l’Administration entre les mains d’un entrepreneur qui deviendrait par ce fait tout puissant dans la prison. Elle est réglementée par des cahiers de charges longuement étudiés et où tout est prévu et spécifié. Ces cahiers de charges sont constamment soumis à l’examen de fonctionnaires compétents, qui tiennent compte de tous les abus à eux signalés, écoutent toutes les plaintes, modifient et révisent les divers articles, de manière à diminuer autant que faire se peut les inconvénients du système. L’Administration, justement soucieuse de ses prérogatives et de sa mission moralisatrice, garde tous ses droits à l’égard de l’entrepreneur. Celui-ci doit se borner exclusivement aux genres de travaux en usage dans la prison pour laquelle il a traité. Il ne peut en aucun cas les modifier, les augmenter, ou les supprimer sans une décision des agents de l’État. Les prix, les salaires à allouer aux détenus sont fixés par ces agents, qui sont seuls compétents pour tout ce qui touche les punitions et le service intérieur. Les employés de l’entreprise, les contre-maîtres chargés de répartir la besogne et de la diriger, n’ont le droit de pénétrer dans la prison qu’avec l’autorisation des fonctionnaires de l’État; ils y sont assujettis aux règlements et leur exclusion peut toujours être exigée; l’État surveille également la fourniture des habillements et des aliments. Il a seul qualité pour juger les réclamations et les différends de quelque nature qu’ils soient.
Étudié au point de vue économique, le travail dans les prisons paraît avoir des effets regrettables.
Si l’on admet que ce travail doit être utile, productif, donner un rendement, mettre au jour des objets à écouler, il faut s’attendre forcément aux protestations et aux réclamations de l’industrie privée. Toute la besogne faite dans les prisons, semble, en effet, autant de retiré à l’entreprise et à la main-d’œuvre libres. Si les prisonniers ne fabriquaient pas tels ou tels articles, le consommateur, État ou public, serait obligé pour ces articles de s’adresser à la fabrication libre. Un grand nombre d’objets manufacturés dans les prisons à des prix très inférieurs sont jetés sur le marché, forçant les travailleurs honnêtes à abaisser leurs propres prix ou à changer leur genre de fabrication. La concurrence est difficile, pour ne pas dire impossible, attendu les conditions de régularité forcée dans lesquelles on travaille en prison, le peu de dépenses d’entretien nécessitées et le nombre considérable de mains pouvant être utilisées. Si le travail effectué en prison laisse assez fréquemment à désirer comme fini et comme perfection, il ne s’en impose pas moins au public à cause de son bon marché. Presque tous les objets vendus à vil prix, les jouets de quelques sous que promènent les camelots ou qui s’étalent à l’étalage des bazars, ont vu le jour dans les maisons pénitentiaires. C’est le triomphe de la main-d’œuvre à prix réduit.
Aussi les récriminations sont-elles constantes de la part des industriels et des petits fabricants obligés de compter avec cette énorme production. Des campagnes ont été menées dans la presse contre une concurrence aussi redoutable; on a été jusqu’à demander la suppression totale du travail pénitentiaire pour sauvegarder les droits du travail libre, — remède qui serait bien pire que le mal.
Ces plaintes et ces récriminations ont leur raison d’être, on est obligé de le reconnaître; mais elles ont été considérablement exagérées. A entendre certaines personnes, le mauvais état des affaires, la stagnation de nombreuses industries, n’auraient pas d’autre cause que la concurrence désastreuse, écrasante, créée par le travail des prisons. Les gens dont les affaires périclitent, ou simplement qui ne réalisent pas les bénéfices rêvés, cherchent toujours une raison à mettre en avant. Et rien n’est plus facile que de charger l’Administration pénitentiaire, de faire chorus avec la foule de ses détracteurs. L’industrie française chôme, le commerce ne gagne pas ce qu’il voudrait, il faut quelqu’un à qui s’en prendre, et c’est l’Administration pénitentiaire, la pelée, la galeuse d’où vient tout le mal!...
La main-d’œuvre utilisée dans les prisons, ne devrait-elle pas, normalement et dans une société fonctionnant bien, être utilisée au dehors?...
L’Administration se préoccupe vivement d’ailleurs de la concurrence qu’elle peut créer à l’industrie libre, et elle s’applique, sinon à la supprimer entièrement, du moins à ne pas la rendre trop sensible. Pour cela, elle répartit dans un grand nombre de maisons, sur tous les points du territoire, la masse d’ouvriers qu’elle asservit à son travail forcé. Elle emploie cette main-d’œuvre puissante à un nombre considérable de travaux et de fabrications les plus disparates, elle diversifie le plus possible les industries, de façon que la production des détenus, s’éparpillant sur une variété énorme d’objets, ne pèse plus aussi lourdement sur le marché extérieur. Elle règle les effectifs de ses ateliers en tenant compte du nombre d’ouvriers libres employés dans la région aux mêmes travaux. Enfin elle examine soigneusement la question des salaires et des prix de main-d’œuvre, prenant en considération tous les éléments d’appréciation, s’inspirant de l’avis des chambres de commerce, voire des chambres syndicales, demandant quelquefois l’opinion des principaux industriels de la région.
Atelier commun. (Ancien atelier de poupées à la Santé.)
Les règlements de l’Administration la mettent du reste constamment à même de faire cesser les abus de la concurrence s’ils se produisent et sont dûment constatés. Elle a recours pour cela à la révision des tarifs, au changement de genre de travail, à la modification de ses ateliers, etc.
«L’Administration française, dit M.Herbette, établirait avec
«aisance que, sauf de menus incidents toujours faciles à faire
«cesser et n’ayant qu’un effet minime dont les causes précises
«restent souvent douteuses, la concurrence des prisons ne
«produit à Paris et en province aucun dommage sérieux que
«l’on ait pu constater».
On peut objecter que la voix de M. Herbette n’est en somme que la voix de l’Administration prêchant pour son saint, c’est-à-dire pour elle-même, et naturellement portée à l’optimisme...
A combien peut s’élever par jour le gain des détenus?
Il n’y a pas de gain fixe. Les détenus sont tous payés aux pièces, c’est-à-dire en raison de la somme de travail par eux fournie. Les genres de travaux n’étant pas les mêmes partout les salaires peuvent être plus élevés dans certaines prisons; ils peuvent même varier d’un atelier à l’autre dans la même prison. En tous cas, la différence n’est pas énorme. Elle ne va jamais au delà de quelques sous par jour, ce qui est déjà fort appréciable... en prison et même ailleurs. La différence dans les gains tient surtout, et d’une façon bien plus sensible, au plus ou moins d’habileté des travailleurs, et à la dose de bonne volonté qu’ils apportent à leur travail. Il y a des détenus qui, réfractaires à toute obéissance, ne travaillent que contraints et forcés, indifférents à toute considération de bénéfices et d’amélioration. Ceux-là arrivent à des gains dérisoires de 40 à 50 centimes par jour. D’autres travaillent avec acharnement, s’appliquent, mettent tous leurs soins à la besogne. Ceux-là atteignent des salaires de 2 et 3 francs par jour. On en a vu, paraît-il, arriver à gagner i5o francs par mois.
Nous examinerons les gains plus en détail et de façon plus précise au cours de notre visite dans les différentes prisons.
Aux termes de l’article 72 du Règlement, le produit du travail est réparti par portions égales entre le détenu et l’entrepreneur, ou l’Administration si la prison est en régie. Il revient donc au condamné cinq dixièmes. La moitié de ces cinq dixièmes est disponible pour lui, pour ses besoins journaliers ou ceux de sa famille; il a le droit de s’en servir pour améliorer et augmenter, dans des limites fixées, sa nourriture, au moyen d’achats faits à la cantine. L’autre portion est mise en réserve pour lui former une sorte de masse, un pécule qu’on lui donne à sa libération afin de lui faciliter la rentrée dans la vie honnête. Les récidivistes voient diminuer le chiffre de leurs dixièmes.
Les intéressés se plaignent de n’être pas suffisamment payés; leur travail, disent-ils, vaut beaucoup plus que les gains qu’on leur accorde. Les entrepreneurs prétendent qu’ils sont obligés de se récupérer des pertes résultant pour eux de l’inexpérience et du mauvais vouloir des détenus. Ceux-ci, de leur côté, affirment que la perte provenant de l’inexpérience et de l’inhabileté est à peu près nulle en de raison la facilité des travaux, et que la perte résultant de la malveillance de certains devrait être supportée non par la collectivité mais par ceux qui sont les coupables, et punie par des châtiments personnels.
Malgré les dires des détenus, nous ne pensons pas qu’il soit possible d’élever leurs salaires dans des proportions appréciables.
En ce qui concerne les travaux des femmes, ils sont en général si peu payés dans la vie libre, ils se confondent si souvent avec les emplois subalternes, que les femmes prisonnières ne se plaignent guère de la modicité de leurs gains. On a même constaté dans plusieurs cas que les salaires des établissements pénitentiaires, pour certains travaux accomplis par les femmes, étaient plus élevés que ceux obtenus pour les mêmes travaux par les ouvrières libres.
En considérant les prix accordés aux condamnés et les retenues qu’ils ont à subir, on peut se demander ce que deviennent la femme et les enfants d’un père de famille travailleur, qu’une faute quelconque jette en prison pour quelques semaines ou pour quelques mois. Il faut admettre, en effet, que les prisons ne renferment pas que d’affreuses crapules, récidivistes forcenés, chevaux de retour, clients habituels de l’Administration. Un ouvrier en somme honnête, un homme ayant à nourrir à lui seul toute une famille, peut se trouver jeté en prison à la suite d’une faute, d’un délit perpétré dans un moment d’égarement ou d’aberration. Comment vivront alors les siens, privés de leur gagne-pain? Dans ces cas spéciaux, l’Administration qui ne veut pas la mort du pécheur se montre très large. Et quand elle est bien sûre d’avoir affaire à un homme malheureux plutôt que malhonnête, elle lui fournit un travail rémunérateur en ne retenant que le strict nécessaire pour son entretien. Le reste est mis à la disposition de la femme et des enfants. Le fait se produit assez fréquemment dans les prisons parisiennes, notamment à la Santé. Et les détenus qui ont été l’objet de cette mesure de faveur se sont toujours loués des procédés de l’Administration à leur égard.
On pourrait écrire indéfiniment sur le travail pénitentiaire. Mais nous devons nous borner. Les lecteurs que ce sujet pourrait intéresser n’auront que l’embarras du choix: les ouvrages à lire fructueusement ne manquent pas, il y en a des bibliothèques entières.
Dans la seconde partie de ce livre, nous aurons d’ailleurs l’occasion de détailler les différents genres de travaux effectués dans les prisons de Paris, et d’en voir de plus près le fonctionnement.