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LE RÉGIME PÉNITENTIAIRE
ОглавлениеLa conception du Régime Pénitentiaire. — Peines physiques et peines morales. — Le monde des Prisons.
C’est tout un monde, intéressant et mystérieux, que celui dans lequel nous nous proposons de promener le lecteur, un monde séparé et à peu près inconnu du reste du monde, avec ses rouages spéciaux, ses domaines, sa population heureusement restreinte et pourtant considérable; un monde douloureux, en vérité, navrant, et d’où, malgré la nécessité d’une justice humaine et l’utile sévérité de nos lois, monte comme une clameur d’effroi et de pitié.
Trop souvent une certaine presse, encline à égarer l’opinion, cherche à attirer l’attention sur notre Régime pénitentiaire, et, déclarant qu’elle voit par-dessus les murs, essaie d’en signaler des abus, de prétendues infamies. Nous n’avons l’intention ni de faire l’apologie de l’Administration, ni de la dénigrer systématiquement. Guidé par un souci constant de vérité et d’exactitude, nous nous proposons de montrer les choses telles qu’elles sont, forcément pénibles par leur raison d’être même, mais en réalité beaucoup plus humanitaires et philanthropiques qu’on ne le pourrait croire à première vue.
On peut affirmer sans crainte d’être démenti que notre système pénitentiaire français est en rapport avec les grands principes qu’a proclamés la Révolution. De ce côté, comme de bien d’autres, nous sommes en avance sur la plupart des peuples civilisés.
L’exécution et la nature des peines diffèrent essentiellement aujourd’hui de ce qu’elles étaient dans l’ancienne France, sous l’empire de l’ancien droit. Leur conception même a changé avec la marche en avant des idées.
Les prisons, autrefois, n’étaient guère que des lieux de dépôt. La détention était une mesure de sûreté ou de bon plaisir, ou un moyen de séquestration arbitraire, susceptible de se prolonger de la façon la plus abusive et la plus criante. Les privations, les sévices, les corrections manuelles s’y ajoutaient, l’aggravant trop souvent, jusqu’à en faire une sorte de martyre, un véritable supplice corporel. Les prisons fonctionnaient tant bien que mal, il n’y avait pas de système pénitentiaire. Il ne pouvait y en avoir. Les peines semblaient basées et graduées uniquement sur le degré de souffrance physique qu’elles occasionnaient. Tout était savamment combiné et mis en œuvre pour assurer cette souffrance, principal but à atteindre.
Alors, comme aujourd’hui, la législation était d’accord avec les moeurs. Les procédés de répression suffisants maintenant eussent été à cette époque «une véritable dérision». Tout le monde acceptait et reconnaissait de bonne foi la légitimité des pires tortures. Le magistrat n’éprouvait aucune peine, aucun trouble de conscience à les décréter. Le peuple y assistait, s’y empressait quand il le pouvait, s’en amusait, convaincu qu’elles étaient nécessaires et méritées.
C’est à peine si quelques penseurs, allant témérairement de l’avant, osaient de loin en loin émettre de timides protestations. Voltaire lui-même, grand afficheur d’idées philanthropiques, n’écrivait-il pas à des amis, au temps où Beccaria publiait son Traité des Délits et des Peines: «Le bruit court que le R. P. Malaveda a été roué. Que Dieu en soit béni!.... On m’écrit que trois jésuites ont été brûlés à Lisbonne; voilà des nouvelles qui consolent».
La souffrance physique fut d’ailleurs toujours regardée et recommandée par l’Église comme un moyen de racheter les péchés. «Mes amis, disait le grand apôtre de la charité, saint Vincent de Paul, aux prisonniers qu’il secourait, toutes forcées que soient vos peines, qui vous empêche de les supporter avec une résignation qui les rendra méritoires?... Il n’y a de vrai mal que le péché, de vraies peines que les peines éternelles».
Avec notre Code, une modification complète s’est produite. Plus de châtiments corporels, plus de sévices, plus de privations inutiles. Et l’on peut dire qu’à présent la peine des détenus est surtout, — exclusivement serait trop dire, — une peine morale. La détention n’est en quelque sorte que la garantie matérielle de cette peine, sans laquelle elle serait le plus souvent illusoire.
La loi ne permet plus de frapper le prisonnier; et elle ne permet d’atteindre et de diminuer son existence corporelle qu’autant qu’il y a nécessité absolue.
Cependant, nous dira-t-on, il y a la peine de mort, qui reste des temps passés, avec son terrible caractère d’irrémédiabilité et d’implacabilité.
Il ne nous appartient pas, et nous n’avons pas l’intention d’entrer ici dans une dissertation sur l’utilité de la peine capitale, sur la possibilité d’arriver à la supprimer, comme l’ont réclamé au nom de l’Humanité et de la Morale des hommes de la plus haute valeur.
Nos lois ont gardé cette peine dans leur arsenal; mais elles l’ont également modifiée, cherchant à l’amoindrir, à la cacher, la réduisant à sa plus simple expression.
Autrefois la peine de mort s’entourait de tout un appareil destiné à en augmenter l’effet physique. Pour les criminels un tant soit peu marquants, la fin, couronnant l’œuvre, n’arrivait qu’après complet épuisement de toute la gamme des tourments corporels. Et c’était mourir dix fois que mourir comme certains suppliciés dont les noms nous sont restés. Suivant les époques, suivant les cas, suivant aussi la personnalité des criminels on dosait et variait intelligemment l’intensité des supplices. L’égalité n’existait pas plus devant la mort qu’ailleurs. Les gentilshommes étaient décapités, les manants étaient pendus. Et tout cela se passait avec un luxe de mise en scène, une variété de souffrances préparatoires qui nous font frémir.
Aujourd’hui on emploie uniformément le mode de procéder reconnu le plus prompt et le plus radical. On a pour le malheureux qui attend en prison l’heure de l’expiation suprême toutes les attentions et tous les soins propres à lui faire oublier, à atténuer et engourdir sa sensibilité. On se borne à peu près pour lui à la surveillance rigoureuse qui est absolument nécessaire. Et quand enfin le moment de l’exécution est arrivé on prend garde de prolonger, ne fût-ce que de quelques minutes inutiles les derniers préparatifs; si bien qu’entre l’instant où le condamné est réveillé et définitivement instruit de son sort et celui où sa tête roule sous le couteau triangulaire il s’écoule à peine plus d’un quart d’heure. Et il est probable que dans un temps peu éloigné les exécutions capitales se passeront dans un lieu réservé, hors des regards et des manifestations des foules avides de spectacles et d’émotions. Ce sera plus convenable, et tout aussi effectif au point de vue de l’exemple et de la crainte à inspirer. La peine de mort, actuellement, semble donc s’abriter derrière le besoin d’une protection sociale. La société, se trouvant vis-à-vis du criminel dans le cas de légitime défense, frappe et tue, mais uniquement pour se défendre et se sauvegarder.
Et si l’expression subsiste encore de dernier supplice ce n’est que par un souvenir d’autrefois, quand la mort décrétée par les juges terminait toute une série de châtiments corporels. En réalité, le mot supplice n’est plus applicable dans notre système pénitentiaire. Il n’y a plus de supplices. La peine de mort n’en est elle-même, à proprement parler, pas un.
On est assez porté à admettre que pour certaines gens la peine morale n’existe pas; qu’il y a des individus assez dégradés, tombés assez bas dans l’abjection, pour que toute sensation autre que la sensation physique s’annihile et disparaisse chez eux. C’est là une erreur. Il est démontré qu’un voleur émérite, un assassin de parti-pris, peuvent encore souffrir moralement, et en fait souffrent moralement, bien qu’ils soient chauffés, nourris, promenés en prison suivant les règles de l’hygiène physique. La possibilité de la peine morale persiste chez tout individu doué de raison, envers et contre tout.
Sous la désignation de peine morale, on doit comprendre toute souffrance pouvant être endurée par l’âme, par le cœur, le cerveau, par toutes les fibres de l’être, sans que les conditions extérieures de l’existence, sans que les organes matériels de la vie en soient affectés. Le champ est donc vaste, et parmi les causes de ces souffrances morales on peut indiquer: la privation de la liberté, l’impuissance d’agir, de se révolter, de se venger, l’impuissance même de nuire, de faire le mal, l’impossibilité d’échapper à la justice calme et forte qui enserre le coupable et ne le lâche qu’après avoir obtenu de lui le paiement intégral de sa dette, le souvenir des choses passées, heureuses ou malheureuses, la rage contre des complices, voire contre des victimes...
Les châtiments d’aujourd’hui, pour être plus humains, pour être plus raisonnables et raisonnés, n’en sont pas moins effectifs que ceux d’autrefois, et n’en atteignent pas moins sûrement leur but moralisateur et préventif. Il ne faudrait cependant pas se leurrer de trop d’illusions sur l’effet des peines uniquement morales. Il est d’ailleurs à peu près impossible de les séparer complètement d’une certaine souffrance physique. La privation de la liberté, si elle peut être considérée comme peine morale, n’en garde pas moins un côté physique d’une importance considérable. Et il y a des coupables pour lesquels cette privation de liberté, et surtout la privation absolue de toute espèce de jouissance, presque de toute espèce de satisfaction, sont le plus palpable de la peine, ce qui les touche le plus et produit le plus sûrement sur eux la crainte et l’intimidation désirées.
Nous parlions en commençant du Monde des Prisons. Ce monde est réparti dans un nombre considérable d’établissements disséminés un peu partout sur l’étendue du territoire français, sans parler des colonies. Il présente, en une sorte de réduction attristante et peu flatteuse, l’ensemble des besoins et des nécessités de toute société organisée.
Qu’on songe, en effet, au nombre et à la diversité des services que réclament des établissements si divers, des personnes placées dans des conditions légales si différentes, depuis le criminel condamné à mort jusqu’au mineur de moins de seize ans, placé sous la surveillance de l’autorité pour des délits dont on saurait difficilement le rendre responsable, l’enfant vicieux dont on doit s’efforcer malgré de mauvais débuts de faire un honnête homme.
Le monde des prisons de Paris est particulièrement extraordinaire dans sa complexité et dans sa diversité. Il se renouvelle de jour en jour, d’heure en heure, en un mouvement incessant, un défilé interminable, à la fois toujours le même et toujours varié. Dans ce tourbillon passent et disparaissent tous les genres et tous les types. Toutes les classes, tous les échelons de l’échelle sociale y sont représentés: financiers manieurs de millions pris dans les poches d’autrui; échafaudeurs de fortunes et d’entreprises énormes, encensés tant qu’ils furent heureux puis maudits dès que la fortune se détourna d’eux; hommes du monde, agents d’affaires habitués à la vie fastueuse, rastaquouères de haute volée; hommes politiques indignes, voire anciens ministres; condamnés à des peines correctionnelles; condamnés aux travaux forcés attendant leur relégation ou leur déportation; condamnés en appel; étrangers sous le coup de mesures d’expulsion; inconnus énigmatiques qui ne veulent rien dire et dont il faut rechercher l’état-civil et la personnalité ; délinquants farouches, ou bons apôtres apparents; escrocs, voleurs, souteneurs coutumiers d’attaques nocturnes; chourineurs de barrières; individus de mœurs ignobles; et toute la tribu des vagabonds et des sans-gîte, épaves sociales échouant fatalement dans la débauche, l’ivrognerie, le crime.
Les prisons de province ont une clientèle plus restreinte et beaucoup plus uniforme, sauf les cas exceptionnels. On y rencontre surtout des délinquants régionaux, sortes d’habitués, puis les vagabonds, traîneurs de grands chemins, presque toujours plus malheureux que coupables.
Qu’on songe aussi avec quelle incessante vigilance, avec quel soin, quelle surveillance méticuleuse doivent être réglés tous les mouvements de la colossale organisation qui régit le monde des prisons. Les individus qui composent la population des maisons de détention sont en état de rebellion et d’hostilité contre la Société. La Société a été plus forte qu’eux, elle s’en est emparée, et elle a chargé l’Administration Pénitentiaire de les mettre et de les maintenir en état d’expiation. Dans cette lutte contre le mal, l’Administration ne peut donc compter sur la bonne volonté des intéressés. Elle doit, au contraire, s’attendre de leur part à une résistance qui ne désarmera jamais. C’est contre leur gré, en dépit de leurs révoltes, de leurs ruses, de leurs violences, et de leur désespérante inertie, qu’elle doit entreprendre et mener à bien en même temps que son œuvre d’expiation une œuvre de relèvement, si possible, et de retour vers le bien.
C’est à tort que certains publicistes ont essayé de démontrer que toute philanthropie devrait s’arrêter à la porte des prisons, et que les misérables enfermés dans les geôles n’ont plus droit à aucune pitié, à aucun encouragement, à aucun essai de guérison morale. «On dépense ce qui pourrait subvenir aux besoins de cent familles honnêtes pour essayer de tirer de son abjection un pauvre diable...» (P. Peltier d’Hampol.)
Sans un effort constant vers l’amélioration morale la détention ne serait trop souvent, en effet, qu’une œuvre de vengeance à laquelle il répugnerait à la Société puissante de s’abaisser.
C’est une partie de ce monde et de cette administration pénitentiaire que nous essaierons de montrer au public. Nous lui ferons voir en détail quelques-unes des maisons où fonctionnent les rouages de cette administration; nous soulèverons un peu du toit de ces enfers sociaux.
Et ce sont les prisons de Paris qui nous fourniront les sujets de nos consciencieuses études.
Nous nous rendons compte des difficultés de cette tâche.
«Les établissements pénitentiaires doivent demeurer fermés, soustraits à la curiosité. Nul n’a le droit de se faire un spectacle. de la pénible situation des condamnés», a dit avec raison dans un rapport par lui publié pour le Ministère de l’Intérieur, M. Herbette, directeur général des Services pénitentiaires.
Nous ne croyons pas aller trop loin, cependant, en publiant ce que nous avons pu apprendre sur les prisons parisiennes. Nous le répétons, nous n’avons nullement l’idée de chercher le scandale ou de critiquer les procédés de l’Administration.
La Société a le droit, croyons-nous, de connaître ses tares et ses misères. Elle a le droit de sonder l’étendue des plaies qu’elle ne peut pas guérir et avec lesquelles elle est obligée de vivre.
Et de cet examen, nous en avons la certitude, nos lecteurs ne garderont que pensées plutôt réconfortantes, en constatant les efforts accomplis chaque jour, pour la justice et pour le bien, contre les forces innombrables du mal.