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2. Diversité philosophique des Grecs

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À la diversité religieuse correspond ou fait écho une diversité philosophique elle aussi remarquable. De la même manière que les croyances ou les récits ne sont pas figés dans un corps de doctrines bien définies, les entreprises ou recherches visant à déterminer les conditions du réel, à découvrir les principes premiers pouvant rendre compte de l’ensemble de la réalité ou du cosmos, s’avèrent infiniment variées. Dans leurs efforts spéculatifs, comme chacun sait, les penseurs présocratiques ont développé différentes théories sur les principes originaires du monde (eau, air, infini, feu, atomes, etc.) et sont allés, pour certains d’entre eux, jusqu’à une critique radicale des dieux traditionnels, comme on le voit exemplairement chez Xénophane de Colophon qui ne propose ni plus ni moins qu’une nouvelle figure de la divinité, le dieu-un ou unique – par où on peut le considérer comme le premier théoricien du monothéisme1 –, et qui s’oppose non seulement à l’immoralité des récits mythiques antérieurs, mais surtout à l’anthropomorphisme propre à la représentation traditionnelle des dieux, insistant par là sur le caractère éminemment relatif des représentations divines, bref sur la part de fiction ou de projection, si on veut, qu’elles impliquent. En d’autres termes, les énoncés mythiques sur les dieux apparaissent comme « subjectifs et sans valeur2 », et on peut penser que « Xénophane a formulé ainsi deux mille cinq cent ans avant Ludwig Feuerbach une théorie projective (Projektionstheorie) de la religion3 ».

Le jeu incessant des substitutions dans la représentation du divin est ainsi allé en Grèce jusqu’à une reformulation complète des choses, inspirée ou portée par un scepticisme plus ou moins radical touchant les possibilités humaines de connaître. On se rappelle sur ce point la sentence célèbre de Xénophane :

Non, jamais il n’y eut, jamais il n’y aura, un homme possédant la connaissance claire de ce qui touche aux dieux et de toutes les choses dont je parle à présent. Même si par hasard il se trouvait qu’il dît l’exacte vérité, lui-même ne saurait en prendre conscience : car tout n’est qu’opinion4.

Cette propension à vouloir réformer le discours sur le divin est une constante de la tradition philosophique grecque, la remise en cause des discours antérieurs pouvant aller jusqu’à la mise en doute de l’existence même des dieux, dans des énoncés de type agnostique ou athée, comme on le constate chez Protagoras, Critias, Diagoras et Prodicos5, et comme Platon le confirme dans la réfutation de l’athéisme qu’il entreprend6. Comme le signalait Walter Burkert, « avec Protagoras, Prodicos et Critias, l’athéisme théorique apparaît au moins comme une possibilité et, même s’il n’est pas ouvertement exprimé, on ne peut ni le passer sous silence ni le nier », le commentateur notant alors que « la découverte de l’athéisme peut être considérée comme un des événements les plus importants dans l’histoire des religions7 ».

Tout à la fois commentant, critiquant et réinterprétant les discours mythiques traditionnels, les écrits des philosophes témoignent ainsi d’une puissante tendance réformatrice qui n’a guère connu de cesse du début jusqu’à la fin de l’Antiquité. La recherche philosophique a donc opéré une sorte de standardisation ou de rationalisation du discours sur les dieux, mais le redressement en question a pris des formes et des orientations extrêmement variées d’un auteur à l’autre et n’a que très rarement emprunté un tour coercitif.

Il y bien sûr le cas plus particulier de Platon qui, dans son opposition aux récits poétiques, a voulu non seulement imposer sur les êtres sacrés des types a priori de discours – c’est la fameuse théorie des topoi exposée dans la République et dans les Lois, à savoir des modèles selon lesquels on serait tenu de parler des dieux8, et qui feront l’objet d’une législation explicite9 –, mais s’est entendu pour poursuivre en justice et punir éventuellement de mort ceux qui dérogeraient aux croyances de l’État10. Mais le platonisme religieux, notamment celui des Lois, incarne un projet politique de type théocratique qui demeure tout à fait singulier au sein de la nébuleuse religieuse grecque, même si son influence s’avèrera ensuite immense11.

De manière générale, les réformes théologiques induites par les philosophes n’étaient pas assorties de ce type d’exigences ou de contrôle social, et chacun pouvait spéculer relativement librement sur la nature des dieux et leur rôle – ou absence de rôle, s’agissant de l’épicurisme – au sein du cosmos sans encourir de risques réels pour soi-même ni en occasionner aux autres. Pour Aristote, il y a une piété traditionnelle qui contient une part de vérité sur les dieux, dont il recommande d’ailleurs de suivre tout naturellement les préceptes, mais le Stagirite se livre d’autre part à une spéculation philosophique libre sur la nature du divin, principe premier comme source universelle, en tant que cause finale, du mouvement du monde, une substance dont il n’hésite pas à déclarer, en opposition aux enseignements traditionnels, qu’elle est le dieu même :

Nous disons par conséquent que le dieu est un vivant éternel excellent, nous disons donc que la vie et la durée continue et éternelle appartiennent au dieu, car c’est cela qu’est le dieu12.

Or, cette philosophie théorétique qu’incarne la « théologique » (Mét. E, 1, 1026 a 19), et qui se trouve être la science théorétique supérieure et préférable (1026 a 23) aux deux autres (physique, mathématique), joue certes un rôle axiomatique et de modèle pour l’ensemble de la réalité, puisque « d’un tel principe », souligne-t-il, « dépendent le ciel et la nature » (Mét. Λ, 7, 1072 b 13–14), mais elle demeure bien peu détaillée et explicite dans ses exigences concrètes. Par ailleurs, sur la nature interne de cette vie excellente en elle-même, et qui pense sa propre pensée, presque rien ne nous est révélé si tant est qu’il y ait quelque chose à en dire. Le « message théologique » apparaît ici minimal, et on se rappellera qu’Aristote insiste ailleurs sur nos connaissances forcément limitées du monde divin :

Or sur les êtres supérieurs et divins que sont les premiers, nos connaissances se trouvent être très réduites (en effet, l’observation nous fournit infiniment peu de données sensibles qui puissent servir de point de départ à l’étude de ces êtres et des problèmes qui nous passionnent à leur propos)13.

Théologie minimale aussi, du côté d’Épicure dont le but premier est de nous libérer des craintes inspirées par les dieux, la religion populaire voulant que « des dieux nous viennent les plus grands dommages et les plus grands avantages14 », alors que rien de cela n’émane d’eux, puisque « les occupations, les soucis, les colères et les faveurs ne s’accordent pas avec la béatitude [des dieux], mais que ces choses ont leur origine dans la faiblesse, la peur et la dépendance à l’égard de ses voisins15 ». Se trouvent dès lors laissées librement à l’homme la tâche d’imiter autant que possible par sa vie heureuse ici-bas la makaria exemplaire des dieux, et la possibilité « de vivre comme un dieu parmi les hommes16 ». L’autolimitation critique du savoir est ici clairement marquée par Épicure, puisqu’il s’agit, en un geste pré-néoplatonicien17, de ne rien ajouter ou attribuer en sus (προσάπτειν) au divin, outre le fait brut de sa béatitude et de son incorruptibilité18, théologie minimaliste et quasi nue donc, à défaut d’être négative19.

Dans le prolongement du texte de Lucien dont nous sommes partis, il vaut la peine de s’arrêter un instant sur Sextus Empiricus, dont l’attitude à l’égard du divin est marquée également par la réserve ou la retenue20. Je cite sur ce point un passage exemplaire :

Puisque ce n’est pas tout ce qui est conçu qui participe de l’existence, mais qu’il est possible d’un côté de concevoir quelque chose, mais qui n’existe pas, comme un Hippocentaure ou une Scylla, il sera nécessaire après notre recherche sur la conception des dieux, d’examiner aussi ce qui touche l’existence de ceux-ci. Car, sans doute, le sceptique se trouvera en une situation plus sûre (ἀσφαλέστερος) que ceux qui philosophent d’une autre manière, parce que, d’un côté, en conformité avec les coutumes ancestrales et les lois, il dit qu’il y a des dieux et il accomplit tout ce qui concourt à leur culte et à la piété, mais de l’autre côté, pour autant que la recherche philosophique est concernée, il ne se précipite (προπετευόμενος) pas21.

L’absence d’empressement ou de précipitation (προπέτεια) du sceptique tient au fait qu’en même temps qu’il reconnaît que tous les hommes ont une certaine conception (ἔννοια) ou préconception (πρόληψις) du divin – puisque tous d’une manière ou d’une autre y font référence –, préconception qui voudrait communément que le dieu fut un être de béatitude, impérissable, parfaitement heureux et sans méchanceté (ΙΧ 32 et 33), il observe qu’au-delà de cela, les représentations du divin varient d’une personne à l’autre et d’un peuple à l’autre (IX 32), que les préconceptions elles-mêmes peuvent d’ailleurs s’opposer et différer entre elles (IX 192), et qu’au surplus, ceux qui nient l’existence même des dieux ne le cèdent en rien pour la persuasion, par égalité de force (ἰσοσθενεία), aux dogmatiques (IX 137). L’absence de légitimité nette pour une option plutôt qu’une autre incite peut-être le sceptique à s’accorder pratiquement avec les usages dominants, mais ce faisant, il évitera tout au moins de se précipiter dans l’argumentation comme s’il détenait quelque chose de solide. Philosophiquement parlant, il prendra garde de ne pas tomber dans la présomption (οἴησιν), c’est-à-dire dans l’arrogance doctrinaire. Comme Sextus l’exprime dans ses Esquisses pyrrhoniennes, « le sceptique, du fait qu’il aime l’humanité, veut dans la mesure du possible guérir par la puissance de l’argumentation la présomption (οἴησις) et la précipitation (προπέτεια) des dogmatiques » (HP III 280). On remarquera que chez les cyniques également, on pratique volontiers la retenue dans les affaires religieuses22, mais j’en viens dès à présent à la tradition aphairétique.

La tradition hénologique est un autre bel exemple de modération ou, disons, de stricte économie théologique. Par le moyen du concept d’« unité », la méthode hénologique parvient à dégager une sorte de substructure de la réalité tout entière23, chaque niveau de réalité pouvant être ramené à un certain coefficient d’unité, jusqu’à ce qu’on parvienne à la notion d’une unité parfaite, un « un » purum qui n’est rien d’autre qu’unité et prend dès lors le nom, avec une majuscule, de l’« Un ». On peut même aller plus loin dans la maigreur théologique, en posant que le nom de « Un » lui-même n’est qu’une désignation extrinsèque et finalement fausse ou inadéquate24, une façon commode de référer à soi-même ce principe premier inexprimable ou ineffable, sorte de trou noir métaphysique en lequel tous les noms se défont ou s’effilochent, à la manière des trous noirs cosmiques en lesquels les objets se spaghettisent et la lumière elle-même, on le sait, s’évanouit.

La méthode hénologique apparaît ainsi comme une échelle qu’on rejette une fois parvenu au sommet. Dans ces conditions, c’est le principe du ἄφελε πάντα clôturant le traité 49 (V 3), c’est-à-dire le principe du « retranche tout » ou du « élimine tout », qui s’impose désormais25. Certes, l’idée même de la principialité demeure, dans la mesure où ce qu’on dénomme l’« Un » est bien source et puissance de toutes choses26, mais l’entité ou la chose qu’elle incarne ou représente, en fait la « non-chose », puisque Plotin place l’Un en-deçà du « quelque chose27 », se révèle une non-chose étrange ou merveilleuse comme on voudra (VI 9 [9] 5, 30 : θαῦμα), ou encore un certain infini (VI 9 [9] 6, 10 ; VI 7 [38] 32, 15), qui en un sens franchit même l’appellation de dieu : « si tu le penses comme Intellect ou comme Dieu, observe Plotin, il est plus28 » (6, 12).

À partir de là se produit une sorte de révélation en forme de chiasme, où la certitude se mêle à l’indétermination de la source, au caractère sans forme (VI 7 [38] 17, 18 ; 33, 21) du principe qu’on rejoint par l’inconnaissance (VI 9 [9] 7, 18–19). Il y a un passage de Plotin remarquable sur ce point, à la fin justement du traité 49 :

Mais à ce moment-là, il faut croire qu’on a vu (χρὴ ἑωρακέναι πιστεύειν), quand l’âme soudain (ἐξαίφνης) a reçu une lumière : c’est de lui et c’est lui. Et à ce moment-là, il faut penser qu’il est présent (χρὴ νομίζειν παρεῖναι), quand, comme pour un autre dieu qu’on appelle dans sa maison, il est venu et a illuminé. Car non, s’il n’était pas venu, il n’aurait pas illuminé. Oui, c’est ainsi que l’âme non illuminée est sans ce dieu-là, sans sa vision. Mais quand elle est illuminée, elle a ce qu’elle cherchait et là est le but (τέλος) véritable de l’âme : toucher cette lumière et la contempler par elle-même, non pas la lumière d’autre chose, mais contempler la lumière même par laquelle elle voit […]. Et comment cela peut-il avoir lieu ? Retranche toutes choses29.

Voilà des expressions bien étranges : « il faut croire qu’on a vu », « il faut penser qu’il était présent », parce qu’au fond, le fait est qu’on ne sait pas exactement ce qu’on a vu, ni finalement si on l’a vu, même si la certitude que quelque chose a eu lieu ne semble pas pouvoir être mise en doute. S’il a illuminé, il faut bien croire qu’il est venu – même si comme tel je ne l’ai pas vu, puisque je n’ai vu qu’une lumière – car « s’il n’était pas venu, raisonne Plotin, il n’aurait pas illuminé » ! Plotin, de manière éminemment audacieuse, nous mène au-delà du seuil de la choséité, dans un exercice de vision à terme dématérialisée et dont seule l’expérience du « je » peut rendre compte, même si le témoignage ici est forcément en-deçà de l’événementialité dont il s’agit. Dès son premier traité, Plotin avait d’ailleurs parlé de la certitude liée à la vision : « Si donc quelqu’un l’a vu (εἶδεν), il sait (οἶδεν) de quoi je parle30 », jouant alors de la proximité lexicale εἶδεν/οἶδεν (voir/savoir), qui en grec ont tous deux même racine, puisque οἶδα est un vieux parfait à alternance vocalique mais à sens présent du verbe voir (ὁρᾶν) dont l’aoriste est εἶδον, d’où le couple εἶδεν/οἶδεν (voir/savoir). On pourrait en quelque sorte traduire : « si donc quelqu’un l’a vu (εἶδεν), il sait pour l’avoir vu (οἶδεν) de quoi je parle ». La certitude est absolue, mais en même temps elle est nue ou quasi vide : on sait pour sûr avoir vu quelque non-chose, mais on ne sait quoi.

Si révélation il y a, chez Plotin, son message est blanc, ne présente d’autres exigences que l’exercice de la vertu et l’effort d’unification qui l’accompagne. Oui, vertu et sobriété intellectuelle, voilà en quoi consiste la recherche d’absolu plotinienne. Parlant de sa philosophie, celui-ci insistera sur le caractère humble et hésitant de la démarche qui est la sienne, loin de l’arrogance et des certitudes :

Le genre de philosophie (εἶδος φιλοσοφίας) que nous poursuivons, en plus de l’ensemble de ses autres bienfaits, manifeste aussi la simplicité de caractère, assortie de la pureté de la réflexion, une philosophie qui, poursuivant ce qui est digne, et non pas ce qui est arrogant (αὔθαδες), dispose d’une hardiesse (θαρραλέον) empreinte de raison, de beaucoup d’assurance (ἀσφαλείας) et de précaution (εὐλαβείας), et d’une très grande circonspection (περιωπῆς)31.

Pour conclure sur tout ceci, je dirais qu’à la base, la tradition grecque nous offre soit des récits mythiques modulables et variés sur les dieux et la façon de s’y rapporter, soit plusieurs modèles spéculatifs de théologie faible ou minimale, des approches négatives ou épurées, c’est-à-dire confinant à l’admission pure et simple de l’existence d’un certain principe transcendant dont on ne connaît rien, au-delà de la supposition de sa présence comme instance possiblement organisatrice.

Politik – Kirche – politische Kirche (1919–2019)

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