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4. Leopardi : après nous, le bonheur

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Cʼest dans ce constat que sʼintroduit la figure de Leopardi, qui, unique parmi les modernes, réunit en lui ces mêmes oxymores. Il est, comme le dit le critique américain Harold Bloom, quand il évoque le couple Lucrèce – Leopardi, le poète de la chute infinie et éternelle, cʼest-à-dire de la chute dʼoù lʼon ne tombe en fait jamais1. Tout passe mais tout continue, comme le comprend bien la fleur du désert qui, « plus sage que lʼhomme », se plie à son destin mortel2.

Aussi bien Lucrèce que Leopardi partagent la certitude du bonheur. Cʼest le fondement de lʼépicurisme3, un bonheur à portée de main que Lucrèce exprime souvent par le recours au principe du minimum : « il est besoin de bien peu de choses », « rien de plus que », etc.4 Ce même principe minimaliste se trouve chez Leopardi dont toute lʼœuvre est habitée par un compromis entre la nécessité du bonheur comme fin ultime de lʼhomme5 et le processus de rationalisation autour de cette fin ultime. Cette rationalisation traverse deux étapes. Dʼabord un moment concessif lorsque Leopardi comprend que

[l]e plus grand bonheur possible de ce monde est de vivre tranquillement dans un espoir serein et certain dʼun avenir meilleur […] sans être inquiété ou troublé par lʼimpatience de jouir de ce merveilleux avenir imaginé6.

Cette vision du bonheur est donc très proche de celle envisagée par Lucrèce et Épicure, avec le champ lexical de la tranquillité déployé sur tous les tons et surtout encadré par la réduction des aspirations et désirs (« sans impatience »). Mais, comme souvent chez Leopardi, la réalisation de ce bonheur appartient au passé. Il avoue quelques lignes plus bas quʼil a goûté à ce bonheur de façon intermittente entre les âges de seize et dix-sept ans mais quʼil sait ne jamais plus pouvoir le goûter à lʼavenir. Que le passé soit récent – il a à peu près vingt-deux ans lorsquʼil écrit cette page – ou lointain, on est, au présent, toujours exilé du bonheur7. Ce même aveu introduit le deuxième moment de la rationalisation à propos du bonheur : quʼil existe mais pas pour nous, car il appartient à un ordre ontologique incommensurable avec le nôtre. Leopardi pose ainsi les bases dʼun dialogue de sourds entre la nature et lʼhomme dont les fins sont incompatibles. Tout le mode de fonctionnement de lʼhomme (cʼest-à-dire sa capacité insatiable à désirer toujours plus, toujours autre chose, son besoin du plaisir) nʼest pas seulement mal réciproqué par la nature ou insatisfaisable par la nature, il est tout simplement incompréhensible par la nature car le fonctionnement de la nature est complètement différent, dirigé vers le maintien de lʼordre cosmique. Cʼest ce dialogue de sourds que Leopardi met en scène dans « Le Dialogue de la Nature et de lʼIslandais8 ». Que, au long du chemin, lʼhomme se trouve accablé de malheurs ne regarde en rien le déroulement continu des processus de la nature. Il ne sʼagit pas de survie de la nature, car ceci serait déjà un anthropomorphisme du fonctionnement de la nature, qui ne se mesure donc pas sur une échelle de maintien ou progrès ou transformation de la vie. Elle est donc à proprement parler incommensurable.

Mais que fait lʼhomme face à ce constat ? Le destin de lʼIslandais de la fable – au dire du narrateur – nʼest pas certain : on raconte quʼil fut mangé par des lions qui peinèrent, tant ils étaient eux-mêmes affaiblis, à le dévorer ; dʼautres disent quʼun vent le terrassa et le recouvrit dʼun mausolée de sable dʼoù on en fit une momie quʼon exposa dans un musée quelque part en Europe9. La moralité de cette fable est donc bien claire : lʼhomme dans tout cela est insignifiant, une curiosité tout au plus qui finira exposée dans un musée pour un temps, avant que ce musée lui-même ne se trouve ensablé, destin qui attend – cʼest bien ce qui est suggéré – ce continent-fossile quʼest lʼEurope. Mais le sable, le vent, les lions qui survivent encore un jour grâce à ce repas, cʼest une promesse dʼautre chose, que lʼhomme ne peut connaître car cela advient après lui. Dans cette promesse réside la conclusion du raisonnement philosophique et scientifique qui prouve que le bonheur existe. Il sʼagit donc dʼun pessimisme dans le bonheur : la lucide réalisation de lʼimpossibilité dʼun bonheur présent ou pour soi, soutenue toutefois par la conviction (raisonnée, sur bases scientifiques de la physique épicurienne, et pour Leopardi, de la physique newtonienne) que le bonheur existe et est réalisable.

Cʼest donc plus la science que la conscience qui détermine le diapason sur lequel il faut comprendre le pessimisme de Leopardi – même si cʼest souvent le contraire quʼon a tendance à mettre en avant quand on parle de Leopardi, le pessimiste invétéré. Ainsi, dans son analyse profonde de Leopardi, Yves Bonnefoy éclaire la prise de conscience du poète, autant courageuse quʼelle est pleine de désespoir10. Cʼest sous le signe de la négativité à construire quʼon reconnaît Leopardi, le poète qui sʼest donné comme devoir intellectuel de réaliser quʼil nʼy a de consolation ni ici-bas ni dans un au-delà illusoire. Or, sʼil est bien vrai que, surtout après lʼannée 1823 (un tournant crucial dans sa biographie intellectuelle11), Leopardi abandonne sa confiance dans la possibilité dʼéchappatoire que serait lʼimagination – et quʼil avait prônée jusque-là12 –, ce nʼest pas pour récuser absolument toute forme de vision de lʼavenir. Il y a une consolation, pas dans la moralité humaine – la fin heureuse nʼest pas pour nous –, mais elle peut quand même exister, car la nature – la science le démontre – continue de se transformer, promettant ainsi la possibilité dʼun bonheur à venir.

Lʼœuvre de Leopardi est habitée par un anti-idéalisme, explicitement anti-platonicien, qui se nourrit dʼune revendication du matérialisme antique et moderne. On a suffisamment dit, dans lʼanalyse historiciste de Sebastiano Timpanaro ou encore dans le travail de Harold Bloom, lʼinfluence viscérale, en profondeur13, que lʼépicurisme et Lucrèce en particulier jouent dans lʼœuvre de Leopardi, qui y sont également assimilés à travers la reprise du flambeau par Leopardi du matérialisme des philosophes des Lumières14. Lʼillusoire, pour lui, devient le projet platonicien, puis chrétien, où lʼon se persuade que le monde est en fait à lʼimage de lʼidéal quʼon y décrit et que tout ce que lʼon voit autour de soi nʼest quʼapparences irréelles15. Pour aller jusquʼau bout de ce renversement anti-idéaliste, il faut donc accepter ce que nous dit la science : que tout change et continue dans lʼindifférence à la vie de lʼhomme – et cʼest très bien ainsi.

Dans son étude des affinités entre Lucrèce et Leopardi, Spartaco Borra met en évidence « les conditions extrinsèques et intrinsèques » de ce rapprochement16. Il met ainsi en rapport un contexte avec un certain tempérament. Le contexte (personnel et socio-politique au sens large) est celui qui mène au ralliement à la philosophie matérialiste, mais leurs tempéraments les conduisent à des conclusions philosophiques similaires par-delà les siècles, non pas de désillusions, mais de sagesse malheureuse. Borra isole deux tendances chez Lucrèce : dʼune part sa dévotion à son maître et à la dissémination de sa doctrine philosophique ; dʼautre part, le libre cours donné à lʼimagination, mise au service de descriptions pleines dʼimages et dʼinventions de la doctrine du maître. Cʼest dans cette deuxième tendance que Borra reconnaît le vrai tempérament de Lucrèce. Il met ainsi en tension lʼexposition neutre et « froide » des arguments promouvant lʼavènement du bonheur et de la tranquillité ataraxique, avec les descriptions débridées qui portent le poète à remettre en question la possibilité même de cette tranquillité, pourtant si méthodiquement théorisée, quand son imagination et son sentimentalisme décrivent des scènes aussi atroces que la peste dʼAthènes, ou encore les épanchements flamboyants sur les passions amoureuses17. Alors que chez Lucrèce, cette tension ne se résorbe pas mais laisse tantôt à lʼune tantôt à lʼautre tendance de prendre le dessus, Borra fait voir une résolution de ces tendances chez Leopardi. La « froideur » ressentie chez Lucrèce se perd dès quʼil sʼagit de décrire la doctrine par des images sublimes18 ; mais Borra la retrouve chez Leopardi, partout. Lʼobjectivité froide dans le raisonnement nʼest plus séparée de la conclusion tragique sur la nature des choses. Cʼest bien un raisonnement méthodique qui porte Leopardi à décrire avec fulgurance la réelle misère humaine19.

Dans le Fragment apocryphe de Straton de Lampsaque, pseudo-apocryphe inventé de toutes pièces par Leopardi20, ce raisonnement est mis à lʼépreuve. Le texte est divisé en deux parties : « De lʼorigine du monde » et « De la fin du monde ». Deux thèmes majeurs le traversent, dʼun côté lʼobsession de lʼhomme à tout vouloir calculer, de lʼautre lʼimplacable immuabilité de lʼespace qui reste éternellement prêt à accueillir de nouveaux agencements, incalculables. Ainsi, lʼhomme nʼa de cesse de faire des conjectures sur les mouvements de la matière, sur les naissances et les corruptions à venir, anticipant à tout moment lʼobsolescence programmée des corps générés et voués à la destruction. Ces conjectures, note Leopardi, nous permettent de classifier et nommer la multiplicité des êtres, en nous donnant lʼillusion de connaître les mouvements de la matière :

La matière, universellement et dans chaque cas particulier, […] a en elle, par nature, une ou plusieurs forces propres à elle, qui lʼagitent et la font se mouvoir de façons différentes, et ceci, continuellement. Ces forces, nous pouvons les conjecturer et même savons-nous donner des noms à leurs effets21.

Mais tout en ouvrant ainsi les possibilités de lʼhomme face à la nature, Leopardi les met en perspective par le contraste avec « lʼespace infini de lʼéternité », qui, lui, par rapport à la multiplicité des êtres, a ceci comme avantage – que lʼespace demeure tel quʼil est, cʼest-à-dire vide, alors que, tout infinis que semblent être les mondes, ils sont voués à dʼinfinies dissolutions et pertes de soi : « Ils sont finalement disparus, sʼétant perdus dans les continuels changements de la matière, générés par ces même forces contenues dans la matière22. » Par un continuel passage et repassage à travers lʼespace vide que la matière ne peut sʼempêcher de traverser – car elle est mue par ce moteur interne, cette force vitale de la matière – le monde créé disparaît, et « passe ».

Ainsi, la deuxième partie du texte, « De la fin du monde », finit sur ce constat aussi tragique que libérateur :

Une fois disparus les planètes, la Terre, le Soleil et les étoiles, mais non pas leur matière, naîtront de nouvelles créatures, de nouveaux genres et de nouvelles espèces ; et des forces éternelles de la matière prendra forme un nouveau monde, régi par de nouvelles lois. Mais sur leur nature, comme sur celle des mondes innombrables qui furent et qui seront, nous ne pouvons pas même émettre de conjecture23.

Lʼacceptation du vide nous libère, nous, hommes calculateurs, du devoir dʼanticipation sur le comportement de la matière. On ne conjecture plus, car on sait que toute conjecture est vaine. Leopardi continue et comprend le travail amorcé par Lucrèce, qui nʼosait pas, ou ne pouvait pas pousser aussi loin ses conclusions par fidélité au maître. Mais Leopardi étend lʼapplication de la froide raison non plus seulement à lʼanalyse scientifique de la nature mais à la description imagée du réel. Il franchit ainsi cet ultime pas, celui dʼappliquer au sublime une analyse scientifique et matérialiste. Cʼest la plongée dans la négativité pure, totalement inconnue, le vide implacable totalement dépourvu de la moindre qualité. Et ce nʼest pas un horizon dʼespoir pour nous-mêmes qui nous attend là pour quʼon lʼatteigne. On ne lʼatteindra jamais, on ne saura jamais rien – et cela précisément, cʼest un grand savoir, la connaissance négative par excellence. Lʼacceptation du vide sans qualité.

Politik – Kirche – politische Kirche (1919–2019)

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