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INTRODUCTION.

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Table des matières

PARMI les questions dont la solution importe le plus au bien-être des sociétés européennes, il n’en est pas de plus féconde en animosités et en contradictions que celle de l’existence et du maintien de l’aristocratie. S’il est des points sur lesquels on s’accorde assez généralement; si, de toutes parts, on convient, par exemple, qu’il serait impossible de confier les pouvoirs politiques à des classes dépourvues des avantages de l’aisance et de l’éducation, et qu’en conséquence, à l’élite des sociétés doit appartenir la prééminence législative, on se divise aussitôt qu’il s’agit et de choisir cette élite, et d’en déterminer les droits et les attributions.

Rien, au reste, de plus simple. De tout temps, les situations ont enfanté les doctrines; et il serait vraiment extraordinaire qu’en pareille matière, des classes intéressées à garder ou à recouvrer les immunités et les privilèges exclusifs dont jouissaient leurs aïeux s’entendissent avec des populations qui, après avoir puisé dans l’exercice de l’industrie les moyens d’échapper à la servitude primitive, veulent s’élever librement à tous les biens, à toutes les distinctions de L’état social. Aussi voyons-nous régner dans les opinions toutes les différences que le passé a mises dans les intérêts, les positions, les traditions, les souvenirs. C’est l’égalité des droits que réclame le grand nombre; et tandis qu’il demande que, laissant à l’action des tendances naturelles le soin de produire toutes les supériorités nécessaires à la gestion des intérêts communs, les gouvernements se bornent à fixer les conditions de fortune indispensables à l’usage des droits politiques, les partisans du système aristocratique soutiennent que la stabilité des monarchies exige que ces droits se perpétuent invariablement aux mains d’une succession d’hommes toujours animés des mêmes sentiments et dirigés par des intérêts d’une même sorte (). Et cètte succession d’hommes, c’est à l’aide du privilége, c’est en introduisant ou en maintenant l’inégalité dans l’ordre civil, c’est enfin en immobilisant, en confisquant, en concentrant au profit d’une caste favorisée une vaste portion des propriétés territoriales qu’ils veulent la fonder et l’éterniser.

C’est, comme on le voit, la lutte du privilége et de l’égalité des droits. L’aristocratie naturelle, l’aristocratie que composent les hommes que de vastes talents, de grands services, une industrie éminente ou les bienfaits de la fortune élèvent librement au-dessus du niveau vulgaire suffit-elle aux besoins divers de notre état de civilisation, ou devons-nous former et maintenir encore aux dépens de la communauté une aristocratie factice? Voilà tout le problème. Vainement on essayerait de le résoudre en ne considérant, comme la plupart des écrivains l’ont fait jusqu’ici, que des points de vue partiels: dans ce monde un peu de bien se glisse toujours auprès du mal, et les institutions les plus vicieuses n’ont pas laissé que d’avoir d’ordinaire un côté louable, souvent même quelques conséquences d’une incontestable utilité. Aussi n’en peut-on juger aucune, en toute assurance de cause, avant de l’avoir envisagée sous toutes ses faces et dans tous ses effets sur le système social qu’elle a contribué à former. C’est surtout lorsqu’il s’agit d’une de ces institutions, dont la longue et puissante influence a pénétré toutes les parties de l’existence civile et politique des peuples, qu’une telle investigation est indispensable. Il faut alors se rendre un compte exact des motifs de son établissement, des changements introduits par les progrès de la civilisation, des résultats de son maintien sur le bien-être général; il faut s’assurer de l’étendue des avantages qu’elle peut offrir, reconnaître si d’autres formes ne les présenteraient pas, purs des inconvénients que l’on a pu remarquer, et surtout porter une attention scrupuleuse dans l’examen des faits.

Tel est l’ordre que je me suis prescrit dans cet ouvrage, dont l’objet est de considérer l’aristocratie dans ses rapports avec les progrès et les exigences de la civilisation. Après avoir jeté un coup d’œil sur les causes de son élévation dans les âges de barbarie, et de son déclin dans les âges de lumière, j’examine l’esprit et le caractère des lois indispensables à sa conservation: ces lois, je m’attache à saisir leur influence sur l’état et les progrès de l’industrie et des richesses, sur les mœurs, sur la quantité de population; en un mot, sur tous les éléments de la grandeur et de la félicité sociale. Puis, recherchant si véritablement les services rendus par l’aristocratie dédommagent la société des inconvénients attachés à l’existence du privilége, je considère l’étendue des moyens d’ordre et de stabilité que peut offrir un système moins contraire à l’équité naturelle; je pèse les objections élevées contre l’égalité des droits; j’en établis les avantages, et, invoquant l’appui des faits, je puise des lumières dans les résultats produits en Angleterre par la prédomination d’une aristocratie territoriale, et dans d’autres pays et principalement en France, par une législation plus favorable à une juste répartition des droits et des fortunes. Un sujet aussi compliqué, qui embrasse tant d’intérêts, et qui d’ailleurs soulève une multitude de questions d’ordre et d’économie politique, présentait de grandes et nombreuses difficultés. Si je n’ai pas réussi à les vaincre, du moins n’en ai-je éludé aucune: théories, maximes, objections, principes adoptés ou combattus par les deux partis, tout a été passé en revue, discuté, examiné, approfondi autant que mes forces me l’ont permis, et autant que possible dans l’ordre le plus naturel. Qu’on ne s’attende pas toutefois à trouver dans un travail d’aussi peu d’étendue, des renseignements bien détaillés sur les priviléges divers dont ont joui les aristocraties ou les corps de noblesse. Qu’importe de citer toutes les dispositions de lois dont le but au fond était le même? Qu’importe de savoir quelles différences subsistent entre les majorais de l’Espagne ou du royaume de Naples, et les substitutions de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne, ou quelles ont été les nuances distinctives des coutumes qui régissaient les fortunes nobiliaires dans les provinces diverses d’un même état? Ce qu’il fallait bien établir, c’était l’esprit, le but et les conséquences de cette législation, et, sous ce rapport, je n’ai rien négligé pour éclairer le lecteur.

Il est toutefois un point qui nécessite une explication particulière. Peut-être on s’étonnera de ne pas rencontrer un examen spécial de la question tant de fois agitée de la petite et de la grande propriété ; c’est qu’il n’y a vraiment pas entre les formes de la propriété territoriale et les formes du fermage les rapports intimes qu’on se plaît à y chercher. Comme toutes les industries, l’agriculture dépend dans ses formes et dans ses progrès d’une foule de causes, parmi lesquelles l’état des sciences et des arts manufacturiers, l’abondance et la mobilité des richesses, les circonstances locales, la quantité de population, tiennent le rang le plus important. Comme toutes les industries, si elle prospère sous des lois favorables à la sûreté des biens et des personnes, au libre emploi des capitaux, des terres et des facultés individuelles, elle dépérit sous ces lois iniques et restrictives qui tendent à maintenir les classes inférieures dans l’ignorance et la pauvreté. Comme toutes les industries enfin, elle cherche et prend d’elle-même les formes les plus avantageuses et à ceux qui l’exercent et à la société tout entière.

Il n’était certes pas difficile d’appuyer ces assertions de preuves irrécusables; mais cela n’eût pas suffi. Telle est la multitude des contradictions entassées sur ce seul point d’ordre agricole, qu’il m’eût fallu entrer dans un labyrinthe de discussions et de controverses presque interminables; il m’eût fallu réfuter à la hâte des doctrines, des objections spécieuses ou compliquées, et dont l’erreur, tenant à des principes d’économie politique mal éclaircis et souvent mal saisis, ne peut être mise au jour que par une investigation très-étendue de ces principes mêmes.

Un tel travail exigeait un ouvrage à part; c’est un traité tout entier sur une matière étendue qu’il fallait faire; et comment l’insérer dans ce volume, sans distraire l’attention du lecteur de considérations d’un ordre plus élevé et plus important? D’autres temps me laisseront, j’espère, le loisir de tirer parti des matériaux que j’ai réunis afin d’éclairer cette question.

On s’apercevra, je pense, que ce n’est point ici un ouvrage de circonstance. Si la présentation d’un projet de loi sur les successions et les substitutions, pierre d’attente sur laquelle on prétendait relever l’édifice aristocratique, a pu en hâter la publication, c’est là toute la part qu’on doit attribuer à cette tentative ministérielle. Il sera même facile de juger que je n’ai pu malheureusement tirer avantage des lumières versées sur le sujet, par la discussion qui vient d’avoir lieu dans la chambre des pairs.

On trouvera sans doute dans cet ouvrage des longueurs, des négligences, peut-être même des redites, inconvénient qui tient en partie au sujet, mais qu’une révision plus sévère eût permis de corriger, si je n’eusse cru devoir me presser de répandre quelque jour sur un sujet qui occupe encore si fortement l’attention publique. Je réclame donc sur ce point l’indulgence du lecteur: heureux si mon travail, fixant quelques doutes bien naturels dans une matière aussi grave, l’aide à se faire une juste idée des formes et des principes dont l’état actuel et la marche progressive de la civilisation requièrent l’application.

De l'aristocratie considérée dans ses rapports avec les progrès de la civilisation

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