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CHAPITRE TROISIÈME.

Table des matières

Des institutions qui privilégièrent l’aristocratie dans les monarchies de l’Europe.

DÉJA, j’ai dit quelle différence existait entre les institutions nobiliaires des diverses monarchies de l’Europe. Dans celles d’origine esclavonne, une noblesse guerrière, en privant les serfs de tout droit de propriété territoriale, avait assis sa domination sur des bases d’une solidité à toute épreuve. Vainement naissaient, hors de ses rangs, des hommes doués de facultés supérieures: incapables d’amasser le moindre capital, ils mouraient dans l’esclavage; et l’industrie, glacée à sa source, ne pouvait prendre un cours libérateur.

Les institutions qui prévalurent dans les monarchies d’origine féodale étaient moins exclusives et bien plus compliquées. Nées de circonstances variables, elles avaient subi de nombreuses modifications: des personnes, les liens de vasselage étaient passés aux terres; plusieurs révolutions avaient tour-à-tour changé les bénéfices en alleux, les alleux en fiefs; et ce ne fut que durant les douzième et treizième siècles, que le système fiduciaire auquel la noblesse dut la conservation de ses prérogatives, prit les formes sous lesquelles nous avons à le considérer.

Dans l’Europe féodale, la noblesse ne fut pas d’abord organisée en caste; chacune des familles qui la composaient tirait ses droits et ses pouvoirs des domaines dont elle était en possession; et les lois, sans ravir aux membres des classes inférieures la possibilité de s’élever à la propriété, se bornaient à veiller au maintien de la richesse et de la suprématie des privilégiés. Deux dispositions principales allaient à ce but: l’une, la consécration du droit exclusif de primogéniture, en matière d’héritage; l’autre, l’établissement des substitutions. Par la première, le domaine passait dans toute son intégrité à l’aîné des fils; par la seconde, aucun possesseur ne pouvant aliéner, vendre ou démembrer une fortune irrévocablement assurée à ses descendants, chaque maison devait garder une immuable opulence. Il est aisé de juger que, sans les substitutions, le droit d’aînesse n’eût que faiblement servi les intérêts de la noblesse; mais combiné avec des institutions qui ne laissaient en définitive à chaque possesseur que l’usufruit du domaine, il faisait plus que lui garantir une supériorité héréditaire, il en favorisait l’accroissement progressif.

En effet, supposez le sol d’une province divisé en une centaine de propriétés substituées et transmissibles par voie de primogéniture, et voyez quelle influence aura le temps sur cette distribution des fortunes. Non-seulement le nombre des possesseurs originaires ne peut s’étendre; mais, comme rien n’empêche quelques-uns d’entre eux de recueillir plusieurs héritages, il est clair que la concentration graduelle des domaines doit devenir le fruit des décès, des extinctions de lignée, en un mot, de tous les accidents qui viendront à déranger l’ordre établi. Ainsi, aux cent familles primitives, en succéderont quatre-vingts, cinquante, moins encore: ce qu’un siècle n’aura pu faire, deux le produiront; et, à la longue, quelques maisons, investies de la totalité des biens de la caste, jouiront d’une opulence excessive.

Ce n’est pas tout: tandis qu’aucune portion des biens soumis au régime fiduciaire ne peut échapper à leurs détenteurs, ceux-ci restent libres d’acquérir les terres abandonnées à la concurrence publique; et l’accumulation des richesses leur en facilite les moyens. Aussi tout changement dans les rapports d’opulence territoriale tourne-t-il à leur profit, et il ne dépend que d’eux d’accroître leur lot aux dépens des classes inférieures.

Tels furent les avantages que les lois dérivées de l’ordre féodal assurèrent à la noblesse. Je ne prétends pas toutefois qu’elles aient eu positivement ce résultat en vue. Au contraire, il est bien constant que le droit de primogéniture fut la conséquence naturelle des obligations imposées originairement aux domaines; obligations que le partage entre plusieurs héritiers eût infailliblement compromises. Quant aux substitutions, elles vinrent également du droit de reversion que, dans le cas où la ligne des possesseurs viendrait à s’éteindre, s’était réservé le suzerain sur des biens qu’il avait concédés. Mais quoi qu’il en soit du but et des motifs de cette législation, il n’en est pas moins certain qu’elle fut dans les âges postérieurs le véritable fondement de la grandeur nobiliaire. En mettant la fortune des familles privilégiées à couvert des chances du sort et de l’invasion des classes roturières, elle revêtit les noms historiques de l’éclat durable d’une opulence héréditaire; elle assura à ces familles une clientèle dont les forces les rendirent redoutables; seule, cette législation leur permit de traverser, dans toute leur splendeur, une longue série de siècles; seule, elle les soutient encore dans une grande partie de l’Europe; seule, enfin, elle pourrait offrir une base au rétablissement de l’aristocratie dans les contrées où le temps l’a renversée; aussi fut-elle toujours l’objet de la prédilection ou des regrets des partisans de l’inégalité des droits.

Je n’ai pas cru devoir énumérer cette foule de droits secondaires, d’immunités, d’exemptions de charges, de prérogatives diverses dont la noblesse s’était emparée, et qui, comme ses priviléges de propriété, tendaient à conserver et à étendre au préjudice des masses sa part d’influence et de bien-être. Ces privilèges d’ailleurs n’étaient pas uniformes, quoique, dans toutes les monarchies, ils eussent le même but. En Angleterre, par exemple, où les terres relevaient directement du souverain, les substitutions n’allaient cependant pas au-delà de deux degrés, et ce terme arrivé, il fallait les renouveler. Cette différence provint de ce que la couronne trouvait plus d’avantages dans l’exercice du droit de confiscation en cas de félonie, que dans la possession du droit de simple reversion. Je ferai remarquer encore que ce fut l’Allemagne, cette terre promise des distinctions hiérarchiques et des préjugés nobiliaires, qui, la dernière, renonça au système allodial pour adopter les institutions sous lesquelles vivaient depuis long-temps les corps de noblesse de la France et de l’Espagne.

Ce qui nous importe ici, c’est de discerner les conséquences de ces sortes d’institutions; or, il n’y a pas à se tromper, tant leur injustice est évidente et palpable. En effet, en confisquant, au profit d’un petit nombre de familles privilégiées, une vaste portion du patrimoine social, non-seulement ces institutions restreignent pour les masses la faculté d’arriver aux distinctions et aux avantages de la propriété, et rétrécissent le cercle ouvert à leur activité ; mais de plus, en favorisant la concentration graduelle des richesses, elles travaillent à les retenir sous le joug humiliant de la misère et du vice. Pas de moyen de leur ôter une si déplorable influence. Viendrait-on, afin de prévenir les inconvénients de l’inégalité qu’elles tendent à introduire dans les fortunes, à prohiber la réunion des héritages substitués sur les mêmes têtes, le principe d’exclusion n’en subsisterait pas moins au détriment du reste de l’association, et jamais la richesse ne prendrait son équilibre naturel. Aussi est-il plus que vraisemblable que, sans l’empire des préjugés et des causes morales qui, en condamnant les castes dominatrices à une oisiveté ruineuse, militèrent en faveur des classes actives, la totalité des terres eût insensiblement passé dans des mains qui, libres d’ajouter sans cesse au fonds dont on les avait exclusivement dotées, n’avaient pas à en redouter la diminution.

On sent que des institutions aussi généralement répandues, et qui, d’ailleurs, exerçaient tant d’influence sur le sort des populations, ont dû attirer de bonne heure l’attention des publicistes; peu de questions, en effet, ont été plus souvent et plus diversement débattues. Les uns, voyant dans les majorats et les substitutions la garantie unique de l’existence d’une aristocratie territoriale, qu’ils jugeaient indispensable au maintien de l’ordre social, en ont pris la défense; d’autres en plus grand nombre les ont considérés comme attaquant les intérêts les plus essentiels de la communauté. Telle fut entre autres, dès le commencement du XVIIe siècle, l’opinion de l’illustre Bacon: opinion qu’embrassèrent après lui lord Kames, Adam Smith, Paley, et, plus récemment encore, Erskine-Sandford dans son Traité des substitutions écossaises; en France, le chancelier d’Aguesseau, les économistes, les jurisconsultes appelés à la discussion du code civil, s’élevèrent avec tout autant de force contre des institutions qui contrariaient la circulation des biens; en Espagne et en Italie, les Campomanès, les Veri, les Filangieri, les Cuoco, émirent les mêmes sentiments. Et, en effet, indépendamment de l’injustice de la préférence accordée à l’aîné d’une famille, les lois fiduciaires exercent véritablement, sur toutes les parties de l’économie publique, une influence dont les fâcheux résultats frappaient les règards. Leur examen sera l’objet des chapitres suivants.

De l'aristocratie considérée dans ses rapports avec les progrès de la civilisation

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