Читать книгу De l'aristocratie considérée dans ses rapports avec les progrès de la civilisation - Hippolyte Passy - Страница 8
ОглавлениеCHAPITRE CINQUIÈME.
De l’influence des privilèges de propriété sur la quantité de population.
QU’UNE répartition plus ou moins égale des fortunes influe sur la quantité de population, c’est ce qu’aucun publiciste éclairé n’a jamais révoqué en doute.
Supposons, dit Storch, que l’industrie d’un pays puisse fournir assez de produits pour nourrir vingt millions d’habitants. Si les fortunes y sont très-inégalement partagées, un petit nombre consommera une quantité de produits qui pourrait suffire à l’entretien d’une multitude, et, conséquemment, la population s’arrêtera à dix ou douze millions, au lieu de monter à vingt, ainsi qu’il arriverait si les fortunes étaient mieux distribuées.
Telle est, en effet, la conséquence d’une trop inégale répartition des richesses. Quel que soit l’état des arts industriels, quelle que soit la capacité productive de l’association, rien ne pouvant ôter aux riches le droit de sacrifier à de vains plaisirs, des revenus susceptibles de fournir des moyens d’existence à de nombreuses familles; rien ne pouvant les empêcher de conserver en jardins, en promenades, en parcs, des terres propres à la culture, de nourrir des meutes, des chevaux, des équipages de chasse, d’entretenir dans l’oisiveté un grand nombre de serviteurs, en un mot, d’absorber en superfluités, en jouissances de luxe ou d’amour-propre, une partie de leurs richesses, la population demeure d’autant plus faible que les institutions, sous ce rapport, accordent davantage au petit nombre.
Il existe en Hongrie un domaine que les princes de la maison d’Esterhazy ont consacré aux agréments de la chasse. Un lac d’une vaste étendue conserve le gibier d’eau, d’épaisses forêts servent d’asile aux bêtes fautes, la plaine inculte est abandonnée aux faisans et aux perdrix. Ah! que ne suis-je le maître de cette royale demeure! disait le prince de Ligne: bientôt s’élèverait sur les bords de ce lac une jolie ville; bientôt la plaine se couvrirait de fermes et de villages; et avec quel plaisir j’entendrais retentir les cris joyeux des nombreux habitants que ce lieu devrait nourrir!
Voilà un exemple frappant des conséquences d’une excessive opulence: aux plaisirs d’un seul sont sacrifiés les moyens d’existence et de bien-être de plusieurs milliers d’individus; assurément, s’il y avait eu quelques centaines de princes d’Esterhazy de plus dans les provinces d’Autriche, jamais ces provinces n’auraient vu fleurir la nombreuse population dont les bras aujourd’hui les fertilisent et les défendent.
Il est assez inutile de s’arrêter plus long-temps sur un point si facile à concevoir. Deux causes déterminent la multiplication du peuple: l’une est la quantité des subsistances; l’autre, leur emploi. Or, comme des fortunes démesurées permettent d’entretenir dans l’oisiveté beaucoup d’hommes propres au travail, de soustraire de vastes portions du sol à la production céréale, ou d’en faire dévorer les fruits par des animaux de luxe, il s’ensuit que, partout où la richesse est divisée entre peu d’individus, la population demeure moins considérable qu’elle ne devrait l’être.
A cet égard, les progrès des arts manufacturiers sont un puissant correctif, et, comme l’a dit Malthus, sans ces arts, l’Europe serait dépeuplée. En effet, avant que les seigneurs du moyen âge trouvassent à convertir en objets de luxe ou d’agrément les produits de leurs domaines, ils ne mettaient aucun intérêt à en améliorer la culture. Ne connaissant d’autres plaisirs que ceux de la chasse, toutes leurs dépenses s’y rapportaient, et des troupeaux de cerfs et de sangliers auxquels on abandonnait de vastes espaces de terrain, ravageaient librement les moissons. C’était le luxe du temps: on jugeait de la magnificence d’un baron autant par l’étendue des terres qu’il laissait en friche, que par le nombre de ses gardes et de ses valets; aussi Guillaume-le-Conquérant, en prenant possession de la couronne d’Angleterre, ne manqua-t-il pas de faire raser les villages qui couvraient trente milles du New-Hampshire, pour les transformer en forêt royale.
Des goûts plus favorables à l’accroissement de la population s’éveillèrent aussitôt que des caravanes vénitiennes vinrent offrir aux portes des manoirs les produits raffinés de l’industrie orientale, et que les artisans rassemblés dans l’enceinte des villes, y fabriquèrent une foule d’objets agréables ou utiles. Sollicités par l’appât de nouveaux moyens de jouissance, à même enfin d’échanger avantageusement un superflu long-temps sans valeur, les grands cherchèrent à tirer meilleur parti de leurs biens: des terres condamnées à la stérilité furent rendues à la culture, et la masse des subsistances augmentant graduellement, la population s’éleva peu à peu au niveau des ressources que lui faisait retrouver le changement survenu dans les goûts et les habitudes de ses maîtres.
Mais si le développement des arts industriels, en offrant aux grands propriétaires le moyen de varier leurs jouissances, élargit le champ ouvert au travail et à la population, c’est néanmoins sans détruire entièrement les inconvénients d’une concentration trop grande dans les fortunes. Quelque habileté que déploient dans l’usage de leurs facultés productives les classes laborieuses, quelque abondante que soit la récompense d’un travail perfectionné, l’excessive opulence conserve une influence privative, et le pouvoir qu’elle laisse au petit nombre d’absorber en jouissances personnelles une masse considérable de produits, continue d’imprimer à ses consommations une direction désavantageuse à la multiplication des classes inférieures.
«Trente ou quarante propriétaires ayant, dit Malthus, des revenus de 1000 à 5000 liv. sterl., font naître une demande effective bien plus forte pour du pain de froment, de la bonne viande et des produits manufacturiers, qu’un seul propriétaire ayant 100,000 l. st. de rente .» Et plus loin: «On a toujours vu, dans le fait, que la richesse excessive du petit nombre n’équivaut nullement, quant à la demande réelle, à la richesse plus modique du grand nombre.»
En effet, tandis que les hommes dont la fortune dépasse trop le cercle des besoins réels, dépensent toujours beaucoup en jouissances immatérielles, en articles de faste, d’ostentation Ou de curiosité, des propriétaires moins opulents, ne pouvant accorder autant aux besoins factices, ne consomment guère que des objets d’une nécessité immédiate: au lieu de gens improductifs, ou dont l’industrie ne crée que des futilités, ceux qu’ils salarient sont des artisans dont le travail fructueux, reproduisant, sous des formes qui contiennent en quelque sorte les éléments de la vie, l’équivalent de leurs consommations, appelle d’autres hommes à l’existence. Sans doute, il n’est point d’état de choses, où la quantité des subsistances ne forme la limite naturelle de la population; mais plus l’emploi des revenus privés tend à diriger les forces productives vers la création d’objets vraiment essentiels au soutien de l’existence humaine, plus cette limite recule promptement: dans ce cas, l’abondance des produits à la portée du peuple l’encourage à multiplier; et sa mutiplication même devenant le stimulant de la production agricole, il y a action et réaction constante des progrès de la population sur les travaux qui la nourrissent, et de ces travaux sur les progrès de la population.
Ce n’est pas non plus une chose indifférente que la direction et les moyens de développement assignés aux diverses branches de l’industrie par la forme des consommations. Plus il y a de richesse consacrée aux arts de luxe, moins il en reste pour vivifier les arts utiles; et trop souvent, l’état florissant des premiers laisse dans une déplorable stagnation, et l’agriculture, et les manufactures, dont le perfectionnement importe le plus au bien-être et à la multiplication de la multitude.
Dans l’Épire, dit Small Hughes, tous les objets d’agrément ou d’utilité générale, tous ceux qui peuvent intéresser les sciences, sont fabriqués de la manière la plus misérable, tandis que les broderies, les ouvrages de filigrane, les ornements en or et en argent pour les pistolets, les fusils, les ataghans et les pipes, annoncent beaucoup de talents et d’industrie.
Il en est de même dans les états de l’Orient: on voit, sous les tentes de soie d’un kan ou d’un pacha, de superbes tapis, des cachemires, des armes étincelantes, des bijoux artistement travaillés; mais pas un des arts nécessaires au bien-être d’un peuple opprimé n’est encouragé. Tel fut aussi le contraste choquant qu’offrirent long-temps les contrées occidentales de l’Europe, et qui n’a pas cessé d’exister dans les provinces de la Russie et de la Pologne: là, rien ne manque au luxe de la noblesse; palais somptueux, vêtements magnifiques, meubles élégants, elle a tout ce qui peut flatter la vanité et satisfaire le goût le plus délicat; mais les paysans vont pieds nus, les campagnes sont en friche, et l’imperfection de l’agriculture laisse la multitude dans la misère et l’ignorance. Et cependant, quel bienfait pour l’humanité, si un meilleur ordre distributif des fortunes favorisait l’amélioration des branches d’industrie les plus avantageuses au grand nombre! Quelques familles renonceraient à un faste inutile et ruineux; mais l’aisance générale bannirait des souffrances, aiguillonnerait les efforts de l’industrie, enfanterait des lumières, et permettrait à la société de s’élever rapidement à un plus haut degré de culture et de richesse.
Qu’on ne prenne pas ceci pour une vaine théorie: l’Europe a vu sa prospérité et sa civilisation s’étendre en raison du développement des classes moyennes. Et pourquoi? parce que la dissémination des richesses, ou plutôt la multiplication des fortunes modiques, en imprimant aux consommations une direction plus juste et plus substantielle, fit fleurir les arts dont le perfectionnement contribue le plus efficacement au bien-être universel; il y eut à la fois plus de richesse, de bonheur, d’industrie et de population.
On doit, je pense, avoir pris une juste idée de la nature des obstacles que l’inégalité artificielle en matière de richesses oppose à l’accroissement des peuples. Tout se réduit aux considérations suivantes. De différents degrés d’opulence individuelle naissent des habitudes, des goûts, des modes, des usages diversement favorables aux progrès de l’industrie et de la population. Y a-t-il de l’équilibre dans les fortunes? les mœurs ont de la simplicité ; et l’industrie s’attachant principalement à produire des objets nécessaires à l’existence humaine, la population est nombreuse et florissante. Un petit nombre de privilégiés possède-t-il, au contraire, d’immenses revenus? il consomme improductivement, ou du moins en jouissances de pur agrément, des valeurs susceptibles de se transformer en moyens de subsistance; et la population ne s’élève pas au taux que semblerait devoir fixer l’état de ses arts, de son industrie et de ses ressources territoriales.
Au surplus, ces considérations recevront un nouveau jour de l’examen que nous allons faire de l’influence de la concentration des richesses sur l’état industriel et moral des nations.