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CHAPITRE PREMIER.
ОглавлениеDe l’aristocratie, de son origine, et des modifications que tendent à lui faire subir les progrès de la civilisation.
Si, chez les peuples vieillis, subsistent souvent des lois et des institutions désavouées par l’opinion publique, il n’en peut être de même à l’origine des sociétés. Égaux en force et en misère, libres encore de l’influence si puissante de l’habitude, des souvenirs et des croyances, les hommes alors n’acceptent que des règles dont l’utilité les frappe et tout pouvoir qui s’élève; n’est, au fond, qu’un produit des nécessités, inhérentes à leur mode d’existence.
Telle fut, sans doute, l’aristocratie: du moins est-ce un trait commun aux sociétés naissantes, que l’agglomération de leurs membres autour d’un petit nombre de chefs, et la formation d’un patronage aristocratique, à l’ombre duquel fleurissent les premiers germes de la civilisation.
Voyez l’Inde, l’Éthiopie et l’Égypte: de toute antiquité, des castes privilégiées y tinrent sous un joug flétrissant les classes laborieuses. Voyez les états de l’ancienne Grèce: l’esclavage y demeura l’immuable et triste lot de la multitude; et jamais les termes aristocratie et démocratie n’y signifièrent autre chose qu’une distribution plus ou moins égale des droits de souveraineté entre les hommes libres.
Athènes, par exemple, était, nous dit-on, une démocratie, Sparte une aristocratie; soit: mais à Athènes comme à Sparte, n’y avait-il pas de quinze à vingt esclaves contre un citoyen? Et de quelle importance pouvaient être auprès de la ligne de démarcation tirée entre la servitude et la liberté, les faibles distinctions qui séparaient les gouvernants?
Il en était de même à Rome: indépendamment d’un grand nombre d’esclaves, on y retrouvait deux classes de citoyens inégalement traitées par les institutions; à la première étaient dévolus les honneurs, les fonctions publiques, les commandements, les dignités sacerdotales; le peuple n’y pouvait prétendre, et telle était même la sévérité des distinctions de caste, qu’elles interterdisaient toute alliance matrimoniale entre des familles séparées par le privilége.
Dans l’empire des Perses comme dans l’ancienne Espagne, dans la Gaule comme dans la Germanie, partout nous voyons une aristocratie guerrière protéger le berceau des peuples, et veiller au développement de l’ordre social.
Telle fut encore la forme que revêtirent les sociétés qui s’organisèrent au milieu des ruines de l’empire romain. Le système féodal jeta de profondes racines, et quand la législation le régla, elle ne fit que reconnaître un fait existant, que consacrer un édifice élevé par la force des conjonctures.
On a recherché laborieusement l’origine de la féodalité ; on l’a considérée, tantôt comme le résultat de l’établissement d’une race victorieuse parmi les vaincus, tantôt, comme un trait caractéristique de la civilisation germanique: c’est bien, si l’on n’envisage que la chaîne des obligations qui descendait rattacher au suzerain jusqu’ au dernier des vavasseurs; mais cette disposition, quelle qu’en soit l’importance, doit s’effacer devant une disposition bien plus vaste et plus décisive, l’assujettissement de la multitude à quelques familles guerrières et seigneuriales. Quelle forme sociale fut jamais plus universelle? Portée par les Tartares, ainsi que l’a remarqué Montesquieu, dans tous leurs établissements d’Asie, les Européens la trouvèrent en vigueur au Mexique, au Pérou, et même dans les îles Canaries, où des serfs de glèbe cultivaient un sol exclusivement réservé à la noblesse. Enfin, de nos jours, n’est-ce point sous un régime analogue que vivent les Japonais, les habitants de Ceylan et de la plupart des îles de l’archipel Indien, les peuplades les moins incultes de l’océan Pacifique, en un mot, presque toutes les sociétés qui en sont encore aux luttes et aux travaux d’une civilisation naissante?
Il est, au reste, assez facile de discerner les causes de l’élévation du pouvoir aristocratique; elles appartiennent à l’établissement de la vie agricole ou pastorale. En effet, dans l’état sauvage, il suffit que les plus vaillants ou les plus expérimentés prennent momentanément la direction d’une expédition de guerre ou de chasse; mais la communauté se met-elle à cultiver la terre, les nécessités attachées à ce changement d’existence appelant impérieusement une autorité plus stable, tout tend à transformer en droit héréditaire, la supériorité que le petit nombre doit à des qualités toutes personnelles. La terre, à cette époque, n’est qu’une vaste arène, que se disputent avec acharnement des tribus ennemies, et même, dans le sein de chaque tribu, des familles rivales. D’une part, il faut que des chefs habiles veillent attentivement à la, sûreté de peuplades exposées à des agressions d’autant plus redoutées, que le pillage et l’extermination eu sont les conséquences ordinaires; de l’autre, le défaut de pouvoir coactif joint à l’incertitude des droits de propriété, laissant les faibles à la merci des forts, les contraint à implorer l’appui des hommes dont l’ascendant est reconnu. Cet appui, ils n’ont qu’un moyen de l’obtenir, c’est de le payer par des services, par l’abandon d’une portion des fruits de leur travail; c’est, en un mot, de se mettre dans la dépendance de leurs protecteurs: aussi finissent-ils par se grouper autour d’un petit nombre de guerriers éminents, et la population se partage insensiblement en deux classes, l’une de serviteurs ou de tributaires; l’autre de maîtres investis de tous les éléments d’une domination, que la supériorité héréditaire des richesses leur permet de transmettre à leurs descendants.
Les faits historiques ne manquent pas à l’appui de cette explication.
Thucydide nous apprend que, dans les anciens temps de la Grèce, les faibles trouvaient de l’avantage à se soumettre aux forts, et que les villes imitaient cet exemple. Chez les Gaulois et les Germains, les hommes se donnaient les uns aux autres. Tel fut encore le but de l’institution du patronage à Rome. Au moyen âge, on vit la plupart des hommes libres, dans l’impuissance de faire respecter leurs droits de propriété, faire hommage de leurs terres aux seigneurs du voisinage, et sacrifier ainsi au besoin de sûreté, et leur indépendance, et une portion de leurs revenus. C’est là l’image fidèle des nécessités sous lesquelles, aux temps de barbarie, fléchissent les membres de la société. En butte aux spoliations et aux outrages, les faibles ne trouvent le repos que sous le bouclier de quelques chefs, dont l’opulence et l’autorité croissent en raison de l’augmentation du nombre de leurs serviteurs.
Plus tard, d’autres circonstances achèvent de consolider la suprématie aristocratique. La société se développe; avec l’augmentation des subsistances, résultat des progrès de l’industrie, arrive la multiplication du peuple; et peu à peu les rapports et les intérêts sociaux s’étendant, se diversifiant et se compliquant, l’intelligence des affaires dépasse la portée d’une multitude vouée à de pénibles travaux. Dès-lors, c’est aux grands, c’est aux riches, parce que seuls ils sont placés dans une condition favorable à la culture de l’esprit, qu’appartient le soin de pourvoir aux besoins d’une civilisation croissante: législation, guerre, justice, tout se concentre dans leurs mains; et, comme ils n’oublient pas d’imprimer à des lois faites sous leur influence une direction propre à étendre, à fortifier et à perpétuer leurs avantages naturels, bientôt le peuple, ébloui de l’éclat et de la puissance héréditaires des familles privilégiées, s’habitue à en considérer les rejetons comme ses maîtres.
Et que l’on n’arguë pas, contre l’influence que j’attribue à l’infériorité intellectuelle des classes assujetties, de l’extrême ignorance des seigneurs du moyen âge. Ces hommes, à la vérité, ne savaient pas lire; mais leur éducation suffisait aux besoins du temps: libres du soin de la subsistance, ils passaient leur jeunesse à se former à l’usage des armes, ils apprenaient à rendre la justice à leurs vassaux, ils connaissaient les forces et les desseins de leurs voisins, ils savaient, enfin, les combattre, et préserver leurs domaines de l’invasion et du pillage. Peut-être n’y eut-il jamais autant de distance intellectuelle entre les classes, que dans ces siècles de violence et d’anarchie. Tel était l’abrutissement des serfs, qu’incapables de diriger leurs propres forces, ils étaient réduits, dans les révoltes que provoquait la tyrannie de leurs maîtres, à s’emparer de quelque gentilhomme qu’ils forçaient, le couteau sur la gorge, à prendre un commandement que nul d’entre eux n’était en état d’exercer. D’autres exemples attestent cette infériorité. Deux fois en Angleterre, et cela plus d’un siècle après leur admission au parlement, les députés des communes, consultés par Richard II au sujet d’un traité de paix avec la France, déclarèrent s’en rapporter à l’avis des lords, chevaliers et juges, attendu qu’ils n’avaient aucune idée de la nature des points en litige, et qu’ils ignoraient même le sens des termes dont on faisait usage pour les régler. On sait aussi qu’en Suède, la chambre des paysans ne voulait voter souvent qu’après avoir été éclairée par la délibération des nobles et du clergé. Comment des hommes, si bien pénétrés du sentiment de leur incapacité, n’eussent-ils pas considéré les priviléges de l’aristocratie comme une juste récompense des services que seule elle pouvait rendre à la communauté ?
On a souvent accusé les peuples d’une aveugle présomption; des déclamateurs intéressés se sont plu à les représenter comme rongeant toujours avec impatience le frein des lois les plus sages et les plus tutélaires: ce n’est point là le témoignage de l’histoire. Parcourez ses annales: loin de justifier cette inculpation, les faits nous montrent dans les gouvernés un tel amour de l’ordre, un tel penchant à la soumission, que partout ils laissèrent les pouvoirs dépasser leurs bornes légitimes, et s’arroger des prérogatives dont l’injustice les dépouilla de leurs droits les plus sacrés. Est-il besoin d’en fournir d’autres preuves que l’esclavage sous lequel ont gémi les populations de l’antiquité, que les humiliations endurées jusqu’à nos jours par les classes les plus nombreuses? Qu’il y ait eu parfois des révoltes causées par d’intolérables souffrances; que des révolutions aient substitué à des formes d’organisation iniques et compressives, des institutions plus favorables à l’équité, ces événements mêmes attestent que s’il est dans l’individu un instinct de justice dont l’influence devançant les lois en a préparé l’établissement, il existé aussi dans les masses une sorte de conscience sociale qui fait de leur capacité intellectuelle, là mesure de leurs prétentions en matière de droits politiques. Tant que les populations demeurèrent courbées sous le faix de l’ignorance et du dénûment, hors d’état de prendre part aux affaires, elles se résignèrent à une dépendance abusive mais utile, et l’aristocratie disposa librement de leurs destinées.
Cet état de choses cependant devait avoir son terme. Attribut naturel de l’opulence et des lumières, le pouvoir tend toujours à en suivre la distribution; il s’étend, se concentre ou se resserre en même temps que ces biens, et la plupart des révolutions ne sont que le fruit de leur déplacement.
Pour que l’aristocratie conservât une immuable suprématie, il aurait fallu qu’aucun changement ne s’effectuât dans l’état intellectuel et économique du reste de la communauté ; or, cela n’est guère possible. L’industrie est essentiellement progressive; elle se développe en dépit même des obstacles que lui oppose la législation; et à mesure que le travail mieux dirigé obtient une récompense plus ample, les classes laborieuses acquérant graduellement des richesses et des lumières, la caste dominatrice perd quelque chose de sa supériorité. Ce n’est pas tout: des populations qui s’éclairent et se fortifient apprennent à connaître le prix des droits que l’ignorance leur a fait abdiquer; bientôt aussi l’intérêt leur conseille de les reconquérir; et, comme avec le temps la force passe de leur côté, il devient de plus en plus difficile qu’une aristocratie affaiblie retienne sous le joug des sujets avides de libertés aussi nécessaires à leur dignité morale qu’à l’accroissement de leur bien-être matériel.
A Rome, par exemple, on vit de pauvres plébéiens endurer long-temps tous les outrages d’une aristocratie orgueilleuse et cupide; mais à peine comptèrent-ils dans leurs rangs des hommes doués de tous les talents nécessaires au service public, qu’ils réclamèrent plus d’égalité dans les droits. Vainement les patriciens firent-ils valoir leurs services; vainement rappelèrent-ils leurs victoires, leurs triomphes, la gloire dont ils avaient couvert les drapeaux de la république: les anciens rapports de force et d’intelligence avaient changé ; le peuple était riche, éclairé, nombreux, il pouvait se faire justice; il fallut transiger, et l’admettre au partage des dignités réservées au petit nombre.
Malheureusement dans l’antiquité, d’insurmontables barrières arrêtaient la diffusion des bienfaits attachés aux progrès de l’industrie. Exclu de tout droit, comme de tout moyen d’améliorer sa propre condition, l’esclave assistait dans les chaînes au spectacle des luttes des hommes libres, et, quel qu’en fût le résultat, il ne lui en revenait aucun avantage. Les anciens expièrent chèrement l’injustice et la cruauté de leurs institutions. Chez eux, l’industrie ne fut pas une puissance bienfaisante, dont le développement accroissait et vivifiait les éléments de la félicité sociale; loin de là : en multipliant le nombre des esclaves, l’accumulation des richesses mûrissait tous les vices inhérents au maintien de la servitude; et il fut pour tous les états un degré de fortune où ils s’écroulèrent sous le poids de la corruption domestique.
De plus nobles résultats devaient prendre place dans des sociétés où plusieurs causes, dont la plus efficace fut une religion qui, en prêchant l’égalité devant Dieu, la favorisait sur la terre, allégèrent d’abord, et rompirent à la fin, les fers imposés à là multitude. Dans l’Europe chrétienne, l’immoralité des rapports sociaux n’empoisonna pas les fruits de la civilisation, et ce fut sur les masses qu’elle épancha ses plus doux bienfaits. A mesure que le travail étendit sa sphère productive, la possession des terres cessa d’être l’unique moyen d’opulence et de considération; fille des arts manufacturiers, la richesse mobilière devint le partage des classes qui la créaient, et, de siècle en siècle, son accroissement progressif en releva l’intelligence et la destinée.
Contraste bien remarquable! ces mêmes tendances de la civilisation qui dans les âges de barbarie, appesantissent sur les peuplés le joug du petit nombre, défont leur propre ouvrage dans un état plus avancé. Nul n’a droit de s’en plaindre: l’aristocratie conserve son opulence; elle profite même du perfectionnement des travaux agricoles; mais c’est dans les mains des classes industrielles que s’amassent les richesses dues à l’exercice des arts et du commerce; ces classes croissent en nombre, en raison, en dignité ; chaque jour les rapproche de la caste dominatrice; et le temps vient où elles prennent forcément, dans l’ordre politique, une place digne de leur importance.
Assurément, il est naturel que des hommes dont les circonstances ont mûri l’intelligence et ennobli les sentiments, aspirent à la liberté ; mais comme s’ils avaient besoin d’un aiguillon plus pressant, les progrès mêmes de la civilisation leur font une loi de s’élever contre une domination, dont les inconvénients croissent en raison de l’essor que prend la société. En effet, quelque convenables qu’aient pu être les formes aristocratiques, appropriées à des temps où il n’existait d’autre but social que la guerre, d’autre industrie que l’agriculture, d’autre élément de supériorité que la propriété domaniale, ces formes n’offrent ordinairement aucune garantie aux existences nouvelles, aux modes d’activité individuelle ou collective qu’amènent les besoins d’une civilisation plus raffinée. Aux XIIe et XIIIe siècles, les artisans invoquaient vainement l’appui des pouvoirs: en butte aux exactions des seigneurs, nulle institution ne les protégeait; il n’existait ni lois qui les missent à l’abri de la violence, ni même de tribunaux assez éclairés pour prononcer sur leurs propres différents; c’était donc à eux seuls à pourvoir aux nécessités de leur position; ils le firent: l’association de leurs forces en imposa aux gens de guerre; profitant avec habileté des conjonctures, ils achetèrent des rois ou des grands-vassaux des droits et des pouvoirs, et peu à peu les communes s’établirent et se fortifièrent; bientôt les hommes industrieux y vinrent chercher un asyle; ils s’y distribuèrent en tribus, en corps de métiers; chaque corporation eut ses chefs, son trésor, ses réglements, sa juridiction, sa bannière; et la liberté, après avoir grandi dans les villes, prit insensiblement pied dans les campagnes.
Qu’on ne cherche pas toutefois dans les motifs qui dirigèrent les efforts des affranchis de cette époque, la moindre trace des idées de liberté moderne. Comme l’aristocratie des âges précédents, les associations communales ne songèrent qu’à leurs propres intérêts. Formées d’hommes qui, en arrivant à l’aisance, unissaient leurs forces, pour prendre position au sein d’une société encore livrée aux fléaux de l’anarchie, c’étaient de petites puissances qui se constituaient, de petites aristocraties qui se détachaient des ordres inférieurs, et qui, s’emparant des droits et des pouvoirs à leur portée, travaillaient ensuite à les étendre aux dépens du public. Communes, corporations, jurandes, maîtrises, toutes suivirent la même marche, toutes poussèrent leurs empiétements aussi loin qu’elles le purent, toutes accaparèrent des priviléges contraires à l’intérêt général; mais comme la civilisation poursuivait sa marche, comme les progrès de l’industrie ne cessaient d’enrichir et d’éclairer le gros de la population, on vit à la longue les membres du corps social se lasser des entraves que les privilèges d’une foule de corporations mettaient à l’usage des facultés individuelles, et réclamer les bienfaits de l’égalité des droits.
Telle fut la marche des circonstances qui dégagèrent insensiblement les ordres inférieurs du joug de l’aristocratie. Esclaves dans les siècles de barbarie, les peuples cherchèrent à briser des fers injurieux, aussitôt qu’avec la richesse, ils eurent conquis l’intelligence nécessaire à l’usage de la liberté.
Ce ne fut pas cependant sans luttes et sans combats qu’ils y parvinrent. Si les faits donnent la naissance aux institutions, les institutions à leur tour réagissent sur les faits; et l’aristocratie, défendue par les lois exclusives et spoliatrices qu’elle avait rendues aux jours de sa toute-puissance, en tira d’immenses moyens de conservation et de résistance. Long-temps, elle brava les efforts d’une population avide de liberté ; et malgré les événements de la révolution française, nous la voyons exercer encore, dans la plupart des contrées de l’Europe, une domination aussi nuisible à l’indépendance qu’aux intérêts des classes les plus nombreuses.
L’examen des priviléges dont elle jouit nous rendra compte de ces faits.