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CHAPITRE DEUXIÈME.

Table des matières

Du caractère distinctif des lois constitutives de l’aristocratie.

PARMI les hommes réunis, on remarque, dit Beccaria, une tendance continuelle à rassembler sur le petit nombre les priviléges, la puissance et le bonheur, pour ne laisser à la multitude que faiblesse et misère. Ce fait n’a rien que de fort simple: il n’est pas donné aux hommes d’user avec désintéressement d’une supériorité quelconque; et puisque dans l’enfance des peuples, des circonstances impérieuses appelaient le petit nombre à présider aux premiers arrangements de la civilisation, il devait en résulter qu’il leur imprimerait le cours le plus propre à étendre, aux dépens de la multitude, sa part aux bénéfices de l’ordre social. Telle fut dans tous les âges la conduite que l’intérêt privé fit tenir aux puissances de ce monde. Clergé, communes, monarques, hiérarchies administratives ou judiciaires, tout ce qui eut de l’autorité s’en servit dans des vues d’égoïsme et d’ambition; tous les corps empiétèrent successivement sur les droits universels, et la dépouille des masses forma le piédestal de leur grandeur.

Les familles qui dans l’origine avaient acquis un pouvoir dont tout faisait sentir l’urgence, eurent surtout de grands moyens d’accroître et de consolider leurs avantages naturels. Investies de la double supériorité des richesses et des lumières, il suffisait, pour la perpétuer aux mains de leurs descendants, qu’elles transformassent le fait en droit exclusif, et tel fut en effet le but des lois qu’elles dictèrent. Terres, richesses, honneurs, prérogatives politiques, elles se réservèrent tous les éléments existants de la domination sociale, et le privilége les constitua en véritable aristocratie.

Jetez un coup d’œil sur les divers échafaudages législatifs qui soutinrent les classes dominatrices au faîte de l’état social, vous leur trouverez toujours un trait commun; tous ne furent qu’une machine dressée pour ravir aux peuples, afin de les concentrer aux mains du petit nombre, les biens que la Providence a destinés à récompenser les efforts de tous. C’est pour servir le brame qu’existe le sudra, dit la loi de Menou; qu’il n’amasse pas de richesses, car la richesse de l’esclave afflige le brame; il ne doit rien avoir qui ne soit à la disposition de ses maîtres.

Tel fut encore l’esprit des institutions grecques et romaines. Sous leur empire, la masse, impitoyablement dépouillée de tout droit, descendit graduellement se confondre avec les animaux dont les labeurs entretenaient l’abondance parmi les hommes libres.

Il est, au reste, aisé de concevoir que s’il n’y a point d’aristocratie sans priviléges, et que si tout privilége est nécessairement une infraction au droit commun, il doit se rencontrer de grandes différences dans la nature des avantages qu’ils confèrent. A cet égard, la diversité des situations influe toujours; et, comme rien ne ressemble moins aux aristocraties souveraines des républiques que les corps de noblesse des monarchies, c’est entre leurs priviléges respectifs que se trouve la plus complète disparité. Maîtresses absolues dans l’état, tirant de l’exercice des fonctions de la souveraineté les forces mêmes dont elles ont besoin pour se conserver, les aristocraties républicaines se bornent d’ordinaire à priver le peuple de toute participation aux affaires. Chez elles, l’avidité des richesses cède à la crainte des périls attachés à leur agglomération, et comme il est à peu près impossible de dépouiller les classes obscures sans amener ce résultat, leurs lois, au lieu de consacrer l’inaliénabilité des terres, ne tendent qu’à maintenir les fortunes privées dans un équilibre salutaire.

Comment la noblesse des monarchies pourrait-elle, sans l’appui de la richesse territoriale, défendre des prérogatives en butte à la haine du peuple et aux agressions de la royauté ? Loin d’avoir à redouter la concentration des propriétés, ce n’est qu’en accaparant les avantages attachés à l’opulence qu’elle peut garder un éclat imposant, et de l’étendue de la fortune de ses chefs dépend réellement la sûreté de la caste. De là, une multitude de lois faites, comme l’ont dit les jurisconsultes, dans le but de conserver le nom, les armes et la splendeur des familles nobles. De là, ce droit de primogéniture qui empêche la dissémination des biens de chacune d’elles; de là, les substitutions, les fidéicommis, les retraits lignagers qui en garantissent l’irrévocable possession; si la noblesse n’eût été fermement retranchée sur un terrain dont l’accès de meurait interdit au reste de l’association, il y a déja long-temps qu’elle serait rentrée dans l’obscurité.

Dans les pays d’origine slave, en Pologne, en Russie, une autre législation pourvut au maintien de la suprématie aristocratique. La noblesse, en s’adjugeant le droit exclusif de posséder la terre, ravit à jamais aux classes asservies tout espoir de s’élever à l’indépendance. Sous l’empire d’un système aussi large, il était inutile de s’occuper du sort des familles; aussi le régime allodial prévalut-il, et tous les enfants d’un noble partagèrent également l’héritage de leur père.

Telles furent les principales dispositions des institutions à l’aide desquelles les castes privilégiées mirent à l’abri des hasards de la fortune les éléments de leur puissance. A travers leur diversité, on voit clairement que ces institutions ne connurent qu’un moyen d’arriver au but, la confiscation au profit du petit nombre de tout ou partie des avantages de l’état de société. Tantôt, comme à Berne ou à Venise, ce son-les droits politiques qu’une aristocratie souvet raine refuse aux sujets; tantôt, comme dans les monarchies, des corps de noblesse s’emparent des sources de l’opulence; et ce qui demeure constant, c’est que partout, au degré de violence et d’iniquité des lois qui privilégiaient le petit nombre, tint le bien-être et la félicité des nations. Quelles contrées, par exemple, offrirent, dans tous les temps, une proie plus facile aux races limitrophes que l’Égypte et l’Inde? c’est que l’oppression et la misère ayant éteint l’énergie et le patriotisme au cœur de la multitude, peu lui importait le nom de maîtres incapables de rien ajouter à sa dégradation. On sait comment dans les républiques de l’antiquité, l’esclavage des classes laborieuses, corrompant les résultats de la civilisation, faisait de la richesse l’ennemie dé la liberté. Voyez à combien de désordres donnait naissance l’injustice des rapports sociaux: l’homme libre dédaignant le travail, de crainte d’être confondu avec l’esclave, les cités se remplissaient peu à peu d’une populace que l’indigence et l’oisiveté attachaient aux pas de tous les ambitieux. Asservie et malheureuse, la population des campagnes dépérissait graduellement; de là, ces guerres de pillage et d’extermination, où les vaincus n’avaient d’autre perspective que la servitude ou la mort; de là encore, la croyance unanime que la conquête était le but réel de l’association. Un autre phénomène bien remarquable de la civilisation des anciens, mais qui s’explique par la même cause, c’est l’état de perfection des beaux-arts, tandis qu’au contraire, les sciences morales et politiques restèrent dans l’enfance. Et en effet, ces sciences pouvaient-elles fleurir dans des états où le grand nombre vivait dépouillé de tous ses droits naturels? Comment des écrivains plongés dans une atmosphère d’iniquité se seraient-ils élevés à de hautes et pures considérations de justice et d’humanité ? comment eussent-ils senti la sublimité des lois de la morale, et discerné les intentions bienveillantes de la Providence, lorsque tout leur montrait dans la dégradation et la misère de leurs semblables, une invincible nécessité de l’ordre social, un arrêt de l’inflexible destin?

Parmi nous aussi, les lois qui spolièrent le grand nombre eurent des conséquences proportionnées à leur dureté. Où se ralluma, par exemple, le flambeau des arts et de la civilisation? dans les contrées où la servitude disparut le plus tôt, dans les républiques italiennes, dans les villes libres de l’Allemagne; Là, des hommes à même de s’élever à l’aisance par le travail, déployèrent toute la puissance de leurs facultés intellectuelles et physiques: agriculture, sciences, beaux-arts, commerce, industrie, tout refleurit, tout se ranima sous leurs mains débarrassées des chaînes de la servitude féodale, et le reste de l’Europe n’eut qu’à marcher dans les voies qu’ils avaient ouvertes, pour arriver à la prospérité. Aujourd’ hui, voyez quelles inégalités subsistent toujours dans l’état économique et moral des nations! la misère, l’ignorance, l’esclavage, tel est encore dans les contrées d’origine slave, le triste lot de peuples indifférents au perfectionnement d’une industrie dont les fruits ne feraient qu’accroître le faste de leurs dominateurs. L’aisance, l’instruction et la liberté, voilà ce qu’ont acquis, au contraire, les anciens serfs des seigneurs féodaux. C’est qu’en France, comme en Allemagne ou en Angleterre, la noblesse n’ayant pu déposséder complètement les ordres inférieurs, ces ordres eurent dans la propriété une base d’action, un point d’appui pour déployer leurs facultés industrielles, et s’élever, par l’accumulation progressive de la richesse commerciale, à de meilleures destinées.

Ces faits sont positifs, incontestables; ils attestent l’importance de la justice distributive en matière de gouvernement, et combien les peuples eurent à souffrir des infractions faites à ses lois par le privilége. On a dit, à la vérité, que, lors de leur institution, simple expression des circonstances, les privilèges avaient été naturels et nécessaires: tel n’est point mon avis. Certes, il est, on ne peut le nier, des époques où la masse ne trouve le repos et la paix que dans la soumission à un petit nombre de chefs éminents; mais puisque alors il suffit de la force des choses pour créer une aristocratie nécessaire, n’est-il pas évident que, dans les âges subséquents, la même cause continuerait, sans l’aide du privilége, à élever au faîte de l’édifice social les supériorités et les pouvoirs réclamés par les exigences du moment? Chez les peuples ignorants surtout, les lois ne devancent pas les faits: ce n’est pas le privilége qui a créé une aristocratie nécessaire; elle existait avant lui; c’est l’aristocratie au contraire qui, abusant des avantages de sa situation, s’est donné dans le privilége un appui factice et pernicieux. Dès-lors, à l’action des tendances naturelles se joignit l’influence de tendances artificielles; et la société, victime d’une usurpation injuste et spoliatrice, eut à lutter péniblement contre les obstacles qu’opposaient aux progrès de son bien-être et au développement de ses forces, des institutions oppressives et en contradiction avec les besoins variables et croissants de la civilisation.

Nous allons examiner, plus soigneusement, l’esprit et les conséquences des lois constitutives de l’aristocratie dans les monarchies de l’Europe.

De l'aristocratie considérée dans ses rapports avec les progrès de la civilisation

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