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CHAPITRE Ier

Table des matières

Pâturages sur le Môle. — Mœurs des bergers

Les pâturages du Môle sont en grande réputation dans le pays: le laitage et surtout le beurre des troupeaux qu’ils nourrissent, sont beaucoup plus gras et plus savoureux que ceux des montagnes voisines. Aussi les paysans des environs qui vont vendre ces denrées à Genève, veulent-ils toujours faire croire qu’elles viennent du Môle. L’excellence des pâturages n’est pourtant pas la seule cause de cette supériorité ; le peu d’eau que les vaches boivent, doit aussi y contribuer. La source la plus voisine des pâturages en est éloignée presque d’une lieue: il serait bien pénible de conduire chaque jour les troupeaux à cette distance, et plus pénible encore d’aller leur chercher autant d’eau qu’ils en pourraient boire. Il faut donc qu’ils s’en passent, et que la rosée qu’ils lèchent le matin, leur tienne lieu de boisson; ce n’est que dans les grandes sécheresses qu’on leur en donne d’autre.

La plupart des montagnes de la Suisse appartiennent à de riches propriétaires, ou à des communautés qui les amodient à des entrepreneurs. Ceux-ci réunissent en un seul troupeau jusqu’à deux cents vaches, qu’ils louent çà et là pour l’été seulement; et ils font le beurre et le fromage comme en manufacture, dans de grands bâtiments destinés à cet usage. Le Môle, au contraire, appartient à des paroisses, dont chaque communier a le droit de faire paître ses vaches sur la montagne, et d’y établir un chalet. On ne voit donc point sur le Môle de grands établissements, mais un nombre de petits troupeaux et de petits chalets.

Ceux de la communauté de la Tour, élevés d’environ cinq cent trente toises au-dessus de notre lac , sont distribués à distances à peu près égales, sur la circonférence d’une très grande prairie. Cette prairie est fermée d’une bonne clôture, pour que les bestiaux ne puissent pas aller gâter l’herbe. Quand cette herbe a pris tout son accroissement, on la fauche, on la fait sécher, et on l’entasse en grandes meules pyramidales bien serrées. On laisse ces meules sur place, lors même que les froids de l’automne chassent les troupeaux et leurs gardiens dans des pâturages plus voisins des plaines: mais enfin quand l’hiver est venu et que la montagne est bien couverte de neige, on choisit un beau jour; toute la jeunesse du village monte à la montagne, renferme ce foin dans de grandes coiffes de filets, faites avec des cordes: on leur donne la forme de boules et on fait rouler ces boules du haut de la montagne en bas, avec une gaîté et un plaisir que l’on rencontre rarement dans les fêtes les plus brillantes.

Les chalets qui bordent ces prairies, sont de petites huttes dont les murs très peu élevés ne sont, pour la plupart, que des pierres sèches. Tout le rez-de-chaussée de chacun de ces petits édifices ne forme qu’une seule pièce, dont une moitié sert d’abri au bétail, et l’autre à ses gardiens; la crèche, haute de dix-huit pouces, sépare les vaches de leurs maîtres; elles y sont attachées, et ont ainsi leur tête dans la cuisine où se tiennent les bergers. Cette même crêche sert de sofa à la bergère du Môle, qui se trouve ainsi, vis-à-vis de son feu, assise entre les têtes de ses vaches; elle les caresse dans ses moments de loisir, passe le bras par-dessus leur cou, et forme des tableaux dignes du pinceau des TENIERS. Le feu brûle contre la muraille (une cheminée serait une superfluité dispendieuse); la fumée sort par les joints des murs et du toit. Une potence de bois tournante supporte la petite chaudière dans laquelle on fait le fromage; et après qu’on l’en a tiré, on fait de nouveau bouillir une partie du petit lait avec une présure plus forte, qui en sépare une seconde espèce de fromage compacte, que l’on nomme Sérai ou Sérac. Le reste du petit lait que l’on a mis en réserve, sert à ramollir le sec et grossier pain d’avoine, qui est la principale nourriture du pauvre paysan savoyard.

Un petit réduit, ménagé dans un angle, est la laiterie; et, au-dessus des vaches, quelques planches mal assemblées supportent un peu de foin, qui sert de lit aux maîtres de la maison. Quand je couche sur la montagne, ces bonnes gens m’abandonnent leur petit réduit, trop étroit pour souffrir un partage, et vont dormir chez leurs voisins.

Ce sont, pour l’ordinaire, des femmes qui ont soin des troupeaux du Môle: les hommes restent dans la plaine pour les travaux des foins et des moissons. Quelquefois une mère prend avec elle son fils, ou quelqu’autre petit garçon de douze à quatorze ans, pour garder les vaches, pendant qu’elle fait le fromage, et qu’elle vaque aux autres soins de son petit ménage. La vie qu’elles mènent là est extrêmement pénible. D’abord il faut qu’elles aillent chercher sur leur tête, à la distance d’une lieue, toute l’eau dont elles ont besoin. Ensuite il faut qu’elles se hasardent sur les pentes rapides, au-dessus des précipices, où les vaches ne peuvent point se tenir; que là elles coupent avec des faucilles l’herbe qui y croît, et qui sans cela serait perdue; et qu’enfin elles rapportent cette herbe dans les chalets, pour servir de nourriture aux vaches pendant la nuit.

Mais la plus grande de leurs peines est celle que leur causent des coups de vents orageux. Ces coups de vents viennent du couchant, au travers de la vallée des Bornes, en face de laquelle le Môle est situé ; ils sont si violents, que s’ils surprennent les vaches à l’improviste, auprès des bords escarpés qui sont au levant de la montagne, ils les renversent et les font rouler dans les précipices, aussi aisément que les vents de nos plaines roulent des feuilles sèches. Mais si l’ouragan ne parvient que par gradations à cette extrême violence, et que ces pauvres animaux aient le temps de se mettre en garde, un instinct naturel leur apprend à tourner la croupe directement au vent et à se cramponner avec force dans la terre, en baissant la tête et en écartant les jambes. Dès qu’elles ont pris cette posture, elles n’ont plus rien à craindre du vent; elles se laisseraient assommer sur la place, plutôt que de faire le moindre mouvement avant que l’orage fût entièrement passé.

Mais comme on craint toujours que l’ouragan ne les surprenne, dès que l’on aperçoit le moindre signe d’orage, on voit sortir de tous les chalets les femmes et les jeunes garçons, qui courent avec une agilité étonnante, même contre les pentes les plus rapides, pour ramener leurs troupeaux dans des abris éloignés des bords escarpés de la montagne.

J’ai été moi-même témoin d’un de ces coups de vents; j’étais heureusement rentré dans le chalet: car quand ils sont dans leur Plus grande force, ils renversent même les hommes les plus vigoureux. Tant qu’il souffla, je crus, à chaque instant, que le chalet allait être emporté ; le toit, quoiqu’il descende presque jusqu’à terre, quoiqu’il soit chargé de grosses pierres, et que le vent dût glisser sur la pente qu’il lui présente, semble à tout moment devoir être enlevé ; et, en effet, il arrive souvent que ces coups de vents orageux arrachent une des pentes du toit, et la replient sur la pente opposée, de même qu’avec le souffle on tourne le feuillet d’un livre. Quand le vent me parut un peu calmé, je voulus juger par moi-même de la force qui lui restait encore; et malgré les conseils de mes hôtes, je levai Une barre qui retenait la porte; mais à l’instant où cette barre fut ôtée, la porte s’ouvrit avec une telle violence, que je fus jeté en arrière à la renverse, et tous les meubles du chalet furent enlevés et accumulés au pied du mur qui est à l’opposite de la porte.

Je ne sais si c’est l’action continuelle dans laquelle vivent les habitants du Môle, ou l’air vif de cette montagne isolée, qui leur donne un langage plus énergique, plus rapide, que celui des autres montagnards de la Savoie, et qui entretient chez eux une gaieté et une vivacité charmantes, malgré les rudes travaux auxquels ils sont astreints. On me permettra d’en rapporter un trait, qui prouve en même temps un esprit de réflexion, bien rare dans cette classe d’hommes, toujours pressés par la nécessité de pourvoir à leur subsistance.

J’avais avec moi ce chien qui avait si courageusement donné la chasse aux loups: un soir, avant de se coucher sur un tas d’herbes, il se mit à tourner sur lui-même, comme les chiens ont accoutumé de faire un pareil cas. Un berger qui était présent, me dit en riant: je parie que vous, Monsieur, qui connaissez toutes les herbes et les pierres de la montagne, vous ne saurez pas répondre à une question que je vais vous faire. Pourquoi ce chien tourne-t-il si longtemps avant de se coucher, tandis qu’un homme se couche tout de suite sans tourner sur son lit? Je répondis que le chien faisait ce mouvement pour produire un enfoncement dans lequel il se trouvât plus à l’aise. Point du tout, répondit le berger; car il pourrait pétrir cette herbe sans tourner: mais ne voyez-vous pas à son air incertain, qu’il ne tourne que parce qu’il hésite sans cesse sur l’endroit où il mettra sa tête; il veut la mettre ici, puis là, puis encore là ; il n’y a point de raison qui le décide; au lieu qu’un homme qui voit d’abord le chevet sur lequel il doit placer sa tête, n’hésite ni ne tourne. J’avoue que je ne me serais pas attendu à voir sortir de la bouche de ce berger, un argument contre la liberté d’indifférence.

L'Ascension du Mont-Blanc

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