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Quelques curiosités de la ville de Turin.
ОглавлениеJ’ai ici un oncle qui est graveur en chef à la Monnaie de Turin. C’est un de ces hommes rares qui possèdent le vrai mérite, sans en avoir les prétentions, un homme qui ne parle jamais, ni de lui, ni de ses découvertes et qui, au lieu d’ambitionner et demander des distinctions, se contente de les mériter par ses productions. Les intelligens et les artistes admirent beaucoup ses travaux: cet été encore il mérita à la cour de Vienne la décoration de l’Ordre du mérite. A tout cela il ajoute un cœur excellent et une complaisance au-dessus de tous les éloges. Je pensais que toute visite, y compris celle des neveux, devait être toujours fort incommode pour cette sorte d’artistes, car le tems est pour eux une chose bien précieuse, et les visites en demandent toujours beaucoup, surtout quand le visiteur est un parent, que l’on reçoit pour la première fois chez soi. Malgré tout cela je crus m’apercevoir, quand je me montrai chez lui, qu’il était vraiment charmé de m’embrasser. Après les questions et les réponses ordinaires entre parens en pareille circonstance, il me montra sur ma prière quelques uns de ses travaux, que j’admirai; ensuite il me proposa de m’accompagner, quand je serais sorti, pour me servir de Cicérone dans les visites, qu’il jugea bien que je n’aurais pas manqué de faire. Je fus enchanté de cette offre à laquelle je ne me serais jamais attendu, d’autant plus que l’état de sa santé n’était pas le meilleur, ainsi, après l’avoir remercié dans les termes, qui me parurent les plus propres à lui témoigner ma reconnaissance, j’acceptai. Nous sortîmes donc ensemble peu de tems après; il était dix heures, et jugeant qu’il était prudent de songer à notre déjeuner avant de nous mettre en route, nous allâmes faire notre première visite au café san Carlo, qui est une véritable beauté.
Il y a à Turin une quantité prodigieuse de cafés. Les principaux sont tous décorés avec un bon goût et un luxe extraordinaire: les plus belles glaces, les peintures, les dorures, n’y sont point épargnées; cependant ils sont tous encore bien loin de la magnificence de celui-ci. Si je ne me suis pas trompé, j’y ai compté dix pièces au moins: celle qui arrêta plus long tems mon attention, ce fut une très--vaste salle carrée, dont la richesse, répandue avec beaucoup d’intelligence, pensa m’éblouir. Vue la nuit cette salle, lorsque les lustres à gaz suspendus à la voûte versent leur jour sur ses riches décors, c’est un vrai charme. Quelqu’un qu’y entrerait le soir, quand elle est remplie de monde, voyant tous les objets multipliés par un effet naturel des glaces qui couvrent les parois, se croirait dans une immense place, animée par un peuple entier; il se dirait au milieu d’un festin public, et, tout en admirant la propreté et la décence des petits clubs assis autour de jolis guéridons, il serait surpris de ne pouvoir calculer la vastité de la place, se perdant dans un fond brumeux.
En sortant du café, nous allâmes voir la statue équestre du duc Emanuel Philibert de Chambery, qui mourut à Turin en 1580. Cette belle statue en bronze sur un piédestal en granit, dont le roi Charles Albert voulut orner sa capitale, s’élève au centre d’une place carrée-longue, qui a, dit-on, pour sa magnificence peu de pareilles en Europe. Après l’avoir considérée quelque tems, mon oncle médit: «— Quelque beau que nous paraisse ce travail, il n’a pu échapper à la critique de quelques uns qui trouvèrent le cheval un peu lourd. Qu’en dis-tu? — ». Je l’examinai encore plus attentivement, que je n’avais fait jusqu’alors, et puis je répondis. «— S’il m’est permis de dire tout ce que je pense là-dessus, je dirai que, si le duc, tout couvert d’acier et dans toute la vigueur d’un guerrier de son tems, montait un svelte cheval anglais, je craindrais fort pour l’animal — ». Mon oncle, sans me dire ouvertement qu’il approuvait la remarque que je venais de faire, se contenta de sourire, et passant presqu’en même tems son bras droit sous mon gauche, il m’entraîna loin de là. «— Je compte, me dit-il, quand nous fûmes en route, te montrer un joli pont en pierre sur la Dora qui vaut assurément la peine d’être vu. C’est un ouvrage hardi de l’architecte Mosca, qui en dirigea la construction en 1823 sous le règne de Charles Félix — ». Le chemin me parut un peu long, mais je ne m’en repentis pas: ce beau pont d’une seule arcade, de 45 mètres de largeur, est vraiment digne de toute l’attention d’un observateur. «— Du tems de cette construction, dit mon oncle, on prétendait, qu’au momeut d’ôter les supports composant l’échafaudage, le pont serait tombé. Ce tems venu, l’architecte, pour prouver combien il était sûr de se qu’il avait fait, se plaça sous l’arcade, et y demeura jusqu’à ce que le pont fût entièrement débarassé de ses appuis. Heureusement ce furent sesenvieux qui en eurent le démenti —
Il était presque midi, quand nous quittâmes le pont pour nous diriger vers la galerie de peinture dans le palais Madama. Chemin fesant, mon oncle me parla de cette galerie d’une manière à exciter toute ma curiosité, quand elle n’eût pas été déja bien vive. Il s’étendit beaucoup sur les chefs-d’œuvre italiens que l’on y admire, et dont la quantité me surprit quelques instans après; il me nomma quelques auteurs français, allemands, espagnols, hollandais, me parla de leur génie et de leur travaux, mais quand nous fummes aux flamands, il me dit: «— Cette école est si riche chez nous, elle nous a laissé tant de trésors, que, si l’on me forçait d’en dire quelque chose, je me trouverais fort embarassé de savoir par où je commencerais — ». Mon oncle ne cessa de parler, que quand nous allions mettre le pied sur le seuil de ce sanctuaire des arts. Là il n’était pas assurément dans l’intention de me quitter, cependant, malgré tout le plaisir que j’aurai eu à m’y trouver avec un artiste tel que lui, voyant qu’il était pâle, et peut-être souffrant, quoiqu’il ne voulut pas l’avouer, je le priai de se retirer. Il consentit., non sans quelque difficulté, et je restai seul. — La première chose qui se présenta à ma vue, ce fut l’inscription qui suit.
IL RE CARLO ALBERTO
LE PRECLARE OPERE DE’ SOMMI MAESTRI
ONDE S’ ADORNAVA LA RECGIA
DE’ SUOI MAGGIORI
CON REALE MUNIFICENZA
QUI FECE IN BELL’ORDINE DISPORRE
PER CHE MEGLIO CONSIDERATE
SERVANO ALL’INCREMENTO DELLE ARTI
BELLE
IL TRENTA DI SETTEMBRE
DELL’ ANNO MDCCCXXXII.
Cette inscription, jointe à tout ce que m’avait dit mon oncle, produisit sur moi l’effet qui me paraît naturel: je n’avançai plus dans cette galerie qu’avec respect et vénération. Je sentis pourtant mon respect et ma vénération s’augmenter encore, quand les prodiges de ces anciens maîtres de l’art commencèrent à se déployer devant moi. — Oh! avec quel plaisir j’en parlerais, si non de tous, au moins de ceux qui me frappèrent le plus! Mais, outre qu’il me faudrait plus de tems que je n’en ai, je sens qu’il me serait impossible de parler dignement de Rubens, de Caracci, de Guido Reni, de Raffaello, de Crespi, de Gaudence Ferrari, et de tant d’autres, dont on ne saurait prononcer le nom devant un artiste, sans lui arracher presque involontairement quelque geste d’admiration. D’ailleurs le marquis d’Azeglio s’en est chargé ; c’est une charge digne de lui: ce n’est qu’un bienheureux, qu’un habitant du ciel, qui pourrait justement parler de la divinité. Cependant il n’est pas toujours nécessaire de s’expliquer la cause pour en éprouver les effets; pour admirer la création, on n’exige pas que l’on soit créateur. Je pense même qu’il n’y a pas un homme assez ignorant, assez stupide, pour ne pas être ému à la vue de certains prodiges de l’art, car si l’on disait au manant le plus bête qui eût jamais existé, que l’homme est l’ouvrage d’un autre homme comme lui, en comparant ses forces nulles avec celles de cet homme supérieur, ce manant ne pourrait demeurer impassible. Ne voulant donc parler que de l’effet, que la vue de ces objets produisit sur moi, je dirai, qu’en parcourant ces salles, j’ai parfois éprouvé comme un frisson qui passait rapidement par tous les membres de mon corps; je dirai, que je fus bien souvent en proie à des sensations si fortes, que je ne saurais pas expliquer. A la posture du Fils prodigue du Guercino, à la vie que l’on communiqua à ses bras, à ses mains qui se serrent l’une contre l’autre, comme quelqu’un qui demande un pardon dont il ne se croit pas digne, à la pose que le peintre sut donner à cette figure divine, je lisais sur son visage tous les sentimens qui passaient dans son âme, quoiqu’il eût la tête tournée. Je m’extasiais sur les quatre élémens de l’Albano, je m’éprenais d’amour à la vue de ces jolies têtes du Dolce, qui ne peuvent avoir de modèles que dans les Cieux, et, en la contemplation d’un grand tableau de Paolo Veronese, j’ai cru que la Madelaine, qui lave les pieds à Christ, allait m’enlever. Dans mon extase, je me souvins des paroles de Correggio, lorsqu’inspiré, en voyant la sainte Cécile de Raffaele, s’ecria: Anch’io son pittore et je me disais: «— Qu’il serait heureux le mortel qui, en voyant ces prodiges, pourrait dire: — Je serai un homme comme ceux-là — ». S’il avait dépendu entièrement de moi, je crois que je ne serai sorti de ce sanctuaire que le lendemain; mais, le jour tombait, et, considérant qu’il m’aurait été, si non impossible, au moins inutile d’y rester plus long tems, je me décidai enfin, non sans regret, à quitter ces salles et leurs trésors.
Le. lendemain j’allai voir mon oncle; il se portait mieux et voulait m’accompagner, mais, craignant d’abuser de sa bonté, je voulus continuer mes visites tout seul. — A dix heures et demi j’étais dans le musée égyptien et d’antiquités. Parmi le peu de statues, de bustes et de têtes en marbre, ce qui m’occupa le plus, ce fut: une tête d’Antinoo couronnée de pampres, à la manière des bacchantes, une tête de Cyclope, et un Cupidon étendu de son long, dormant sur la peau d’un lion, qui me retint pins d’un quart d’heure. Les femmes, les enfans mêmes, ne sauraient passer devant ce chef d’oeuvre, qui me parut divin, sans s’arrêter quelque instant de plus qu’ils ne s’arrêtent devant les autres antiquités de ce genre, et, tout ignorans qu’ils sont, ils ne peuvent pas s’empêcher, après quelques minutes de considération, de joindre leurs mains, et de s’écrier d’un air, un peu sot, si tu veux, mais pourtant vrai: «— Que c’est beau! — «Les statues colossales d’une seule pièce des anciens Pharaons, presque toutes en granit ou en basalte, les trois statues de Sesostris, et beaucoup d’autres de divinités et d’animaux sacrés, jointes aux sarcophages tous en pierres des plus dures, me surprirent: quand je considérais que tout cela avait été tiré de l’Egypte, il m’était impossible de ne pas admirer la libéralité du roi Charles Félix, auquel le Musée de Turin est redevable de toutes ces richesses. De peur de n’en plus finir, je te ferai grâce de toutes les momies humaines si bien conservées que l’étranger ne peut voir sans étonnement; je le ferai grâce de même de toutes celles de chats, d’éperviers, de poissons et de reptiles que l’on y admire avec une curiosité et un plaisir sans pareil. Que dirai-je en outre de toutes les petites idoles, des tableaux sculptés, ou peints, avec lesquels les Egyptiens éternisaient le souvenir de leurs trépassés? Que dirai-je des parchemins, et d’une infinité d’autres objets qui servaient au culte égyptien? Il faudrait un volume, et cela me ferait dépasser la borne que je me suis proposée; cette borne, tu la vois déjà, ce n’est pas d’approfondir les choses, mais de les effleurer seulement, suivant la devise d’un journal de chez nous «Glissons n’appuyons pas. De crainte donc de laisser derrière moi des limites qui doivent toujours être devant mes yeux, de peur que je ne dise plus que je ne voudrais avoir dit, permets-moi de passer outre. — Je vis ensuite le musée de Minéralogie qui, dit-on, n’a plus rien à envier aux plus célèbres d’Europe. Après je vis celui d’histoire naturelle, où j’eus lieu d’admirer une belle collection de mammifères, de poissons, d’oiseaux, de reptiles, d’insectes et de testacées. Serais tu maintenant capable de deviner quelles étaient les pensées qui se passaient dans l’esprit de ton ami, en voyant toutes ces richesses de la nature? Je pourrais bien te le donner à deviner en vingt, en trente, en cinquante, que tu n’y approcherais nullement. Je songeais, ris avec moi, tu en as bien raison, je songeais à ce que devait être l’arche de Noë, dans laquelle on fit entrer une paire de tous les animaux; je me disais: — «Si tous ces êtres qui m’environnent étaient vivans!...J’entendais alors dans mon imagination le bruit horrible qu’ils auraient fait, car je jugeais bien que, dans ma supposition, ils ne seraient pas restés aussi tranquilles, qu’ils l’étaient là, empaillés dans leurs niches; je me les figurais même agissant suivant leur instinct naturel, suivant leurs penchans particuliers, et, en voyant leur fureur, leurs guerres et le carnage qui en serait résulté, je plaignais le pauvre directeur du musée, en riant comme un fou. Ma folie cependant ne m’empêcha pas d’admirer la providence divine dans l’ordre parfait qui régnait dans l’arche.
En quittant le musée, j’allai à l’arsenal d’armes anciennes, qui est sans contredit un des plus magnifiques, si je puis en juger d’après le peu que j’ai vu en ce genre, et il me semble que l’on ne nous trompe pas, quand on dit que l’arsenal de Turin est un des plus riches et des plus beaux, après celui de Madrid. On y admire, entre autres, l’armure très-polie et complète d’Emanuel Philibert parmi une grande quantité de cottes, de casques, de sabres, de cuirasses et d’autres armes anciennes de tout genre, dont les ciselures sont parfois d’un travail si fin, et si beau, qu’un Français dirait en les voyant. «— C’est d’une beauté désespérante! — » Il faut ajouter à tout cela un recueil d’armes indiennes, et un autre encore plus précieux et très-riche d’armes à feu des premiers tems. Le tout est si bien conservé, disposé avec tant d’ordre, avec tant de magnificence dans une très-longue et spacieuse galerie, que l’étranger en est frappé.
Qu’en dis-tu, mon ami? Je n’emploie pas mal mon tems à Turin, n’est ce pas? Tu en jugeras.