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LA PIPE

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La pipe fait intégralement partie de tout troupier qui se vante d'être bien monté en campagne.

Elle est aussi nécessaire que le biscuit, voire même le biscuit de réserve.

Elle est de toutes les sauces. Elle prend part aux joies et aux douleurs. Fidèle jusqu'à la témérité, elle se permet de brûler même pendant le combat.

Elle se place partout et n'encombre jamais.

La pipe est fort répandue dans les armées de terre et de mer. C'est surtout dans cette dernière qu'elle domine en maîtresse.

Dans l'armée de terre, elle est actuellement quelque peu en guerre avec la cigarette, qui menace de la détrôner.

Je ne cite pas le cigare, que les guerriers gommeux seuls utilisent.

Cependant, toute chose considérée, la pipe occupe encore un très-haut rang, et ceux qui la connaissent en artistes dédaignent complètement les autres articles.

Enfin la pipe est l'apanage du vrai brave, et, partant, j'en ai une.

Grande est la variété des pipes patronnées.

La Gambier est séduisante, de bon goût, mais, fragile, elle demande beaucoup de soin.

Le Meerschaum est du plus parfait pschutt, et il faut être bien bourré de billets de banque pour arborer un pareil luxe.

Le bois est solide et plus pratique que les autres substances. Aussi est-il très-répandu comme matériel en usage.

La corne sert à orner utilement les tuyaux conducteurs, et s'introduit dans la bouche.

Les pièces d'ambre ne s'adaptent généralement qu'aux tuyaux de luxe, et bien peu figurent parmi les pipes de la menue soldatesque.

Les bols varient de grandeur. Les plus usités peuvent s'offrir de deux à trois grammes de tabac, à chaque feu.

On est peu difficile sur la qualité du tabac.

En France, la fantaisie appelle le tabac d'Algérie, et ici le tabac français fait prime: question de caprice pour le plus grand nombre et de goût pour les fumeurs raffinés.

Le plus familier des tabacs est celui qui se vend le moins cher, et pour cause. La Régie nous expédie ici le tabac gris qui se conserve mieux au soleil et tient plus ferme que le Maryland, lequel s'émiette en poudre.

Quant à moi, j'ai un Meerschaum de grande taille, un tuyau de petite taille et une provision de tabac gris.

Quelques boîtes d'allumettes Azema, d'Alger, complètent mon trousseau de fumeur.

Ne nous étonnons pas trop du Meerschaum chez un simple troupier. J'ai autrefois connu les grandeurs du fumoir, et ma pipe seule m'est restée des splendeurs passées.

Vieille dans l'histoire actuelle, elle entr'ouvrait mes lèvres pour la première fois en 1870.

Qu'elle était belle à cette époque! Et quel tuyau, mes amis, quel tuyau!

Son merisier odoriférant avait un si délicieux parfum!

Et l'ambre, comme il était bien fumé et doux au toucher!

Hélas! fragilité des choses! Un soir, j'agite ma pipe pour en secouer les cendres, et l'ambre, rencontrant un corps dur, au choc, s'égrène en mille pièces.

Depuis, par mesure d'économie forcée, cet ambre ne fut jamais remplacé.

Effilant, à l'aide d'un canif, ce qui restait du tuyau, je le taillai en biseau, et avec un peu de bonne volonté, je voulus bien m'en satisfaire.

Cette pipe est le plus ancien objet de tout mon matériel de guerre.

Seule du passé, elle est restée stoïque au poste en ma possession.

Achetée au Texas, d'un marchand mexicain, elle combattit les Indiens du Nord et du Sud, fit campagne aux montagnes Rocheuses, dans le Manitoba, m'accompagna dans un court et brillant pèlerinage à Paris,—où elle fut quelque peu délaissée,—et vint consommer son sacrifice de fidélité dans les déserts d'Afrique.

Elle passa par toutes les couleurs connues.

Elle devint rouge, noire et grise, et de nouveau noire, grise et rouge.

Enfin, elle a un désir bien arrêté de filer encore de longs jours dans son rôle d'abnégation.

Des brèches, assez sérieuses, l'affaiblirent maintes fois, mais, reprenant courage, elle se maintint toujours dans un bon état de vigueur.

Cette pipe possède évidemment l'ambition des antiquités. Elle doit se destiner à orner, un jour, quelque musée historique.

S'il lui était accordé de raconter ce dont elle fut témoin dans sa longue existence, elle aussi ferait un livre.

Le naufrage seul, où elle faillit disparaître au fond du lac de la Pluie, près du fort Francis, lui fournirait assez de matières pour faire couler des torrents de larmes attendries.

Une chute terrible, qu'elle fit d'un quatrième, lui permettrait aussi, avec du pathétique à la clef, de raconter la gravité d'une blessure dont elle porte les marques au côté droit.

Étonnantes sensations que celles d'une chute! J'en fis une un jour de quinze mètres.

Je divise les impressions que j'éprouvai en six périodes distinctes de un vingtième de seconde chacune.

1° En tombant, je m'aperçut à l'instant que quelque chose allait mal.

2° Je continuai à m'apercevoir que cela allait bigrement mal.

3° Je pensai fortement que la chose n'était pas du tout claire.

4° Rencontrant un échafaudage qui m'enfonça trois côtes, je fus convaincu que mon affaire était totalement embrouillée.

5° Au contact d'un boulon qui me caressa l'échine, je lâchai mon histoire et abandonnai le raisonnement de la situation.

6° Arrivé au but, la réalité me fit rechercher ma respiration, égarée pendant le trajet, et, ceci fait, je me retirai, avec aide, dans mon logement.

Raccommodant mes os endommagés, je pensai amèrement qu'il devait exister sur terre quelque chose de moins assommant qu'une chute de quinze mètres.

Et ma pipe, quelles sensations éprouva-t-elle…? Son mutisme nous empêche de la sonder, mais quelles révélations si elle voulait s'ouvrir à moi!

Voilà où nous en sommes, pauvres motels! Notre génie reste confondu devant le silence et se perd dans des conjectures plus ou moins raisonnables.

Elle guérit cependant de sa profonde blessure, grâce à un bandeau forgé par l'horloger de la Grand'rue, et, un peu de ciment aidant, elle fut entre mes lèvres vingt-quatre heures après.

Par ce qui précède, vous concevez aisément les attaches qui me lient à cette vieille compagne des déboires et de dégringolade.

Comment peut-on admettre, vu ses droits, que mon sac ait pu passer avant elle?

Hélas! le sort en a voulu ainsi!

Chroniqueur fidèle des péripéties de ce voyage, je me suis attaché à un récit impartial des scènes dont ma tente est témoin.

Le hasard, jaloux de sa gloire, a jugé à propos de loger ma pipe où elle se trouve, et force me fut de l'y prendre et de lui consacrer ces quelques lignes, appelées à rehausser les vieilles pipes dans l'esprit des gens hostiles.

Elle est d'ailleurs en bonne compagnie, car tout près d'elle se rencontre mon revolver, que je vous demande d'examiner.

Expéditions autour de ma tente: Boutades militaires

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