Читать книгу Frédéric - Joseph Fiévée - Страница 11
Digression.
ОглавлениеJe connois entre autres une dame fort aimable sous ce rapport: elle ne peut assister au spectacle qu'accompagnée de trois cavaliers, dont l'un soutient avec elle la conversation, tandis que les deux autres restent prêts à lui rendre compte de ce qui se passe sur le théâtre. «Pourquoi applaudit-on?—Madame, c'est l'actrice qui a chanté son ariette comme un ange.—Ah! ah! Et de quoi rit on maintenant?» L'autre cavalier écoutant: «Madame, c'est le valet qui, par ses gestes si niais et si naturels, excite la gaieté beaucoup plus que par les paroles de son rôle.—Ah! ah! cela doit être fort plaisant. Avertissez-moi donc lorsqu'il paroîtra». Elle se retourne, jusqu'à ce qu'il se présente une nouvelle occasion de savoir pourquoi on applaudit, pourquoi l'on rit, et quelquefois même pourquoi l'on fait un si grand silence. En sortant du spectacle, elle s'informe avec soin de l'effet qu'a produit la pièce; et si elle apprend qu'elle a eu du succès, elle assure qu'elle ne manquera pas une représentation, parce qu'elle s'y est beaucoup amusée.
Comment! s'écriera le lecteur, vous nous parlez de Paris, et vous n'avez pas encore quitté votre village? Point de reproche, je vous prie: n'oubliez pas la manière du curé de Mareil; et si quelquefois je passe subitement d'un sujet à un autre, ne vous en prenez qu'à mon éducation. Mais si je ne suis pas encore à Paris, vous pouvez du moins m'appercevoir sur la route: j'y suis avec mon Mentor, dans une voiture que l'on a envoyée pour nous; et comme il est rare de voyager sans parler ou sans dormir, je vous rapporterai quelques fragmens de notre conversation.
«Êtes vous bien content de me quitter, Frédéric?»
«—Ma foi, monsieur le curé, il me seroit impossible de répondre juste. Il est certain que je regrette Mareil; mais il est également certain que je suis bien aise d'aller à Paris. Ma joie seroit plus grande si j'avois l'espoir d'y trouver mes parens.»
Le curé de Mareil secoua la tête de manière à me faire entendre qu'il ne falloit pas y compter.
«C'est une chose bien cruelle, ajoutai-je, de ne savoir qui l'on est, à qui l'on tient, ce qu'on peut craindre ou espérer.»
«Oui et non, me répondit-il. J'ai souvent réfléchi sur ce sujet, et j'ai vu qu'il y a autant contre que pour.»
«Mais enfin, monsieur le curé, il est impossible que je n'aie pas un père et une mère. Ils ne m'ont point abandonné, puisque jusqu'à présent je n'ai manqué de rien. J'avois cru quelque temps.... on disoit même dans le village....» Je m'arrêtai.
«Eh bien! Frédéric, que disoit-on?» Je gardai le silence. «Que vous étiez mon fils? ajouta-t-il en riant. On me l'a dit bien des fois à moi-même; mais il n'en est rien». Je soupirai encore, sans trop savoir pourquoi. J'imagine qu'en ce moment j'aurois mieux aimé trouver mon père dans le curé de Mareil, que d'être obligé de le chercher toute ma vie.
«Du moins, monsieur le curé, vous savez qui je suis: il me semble que j'ai atteint l'âge où l'on pourroit sans crainte se confier à ma discrétion. J'ai souvent interrogé ma nourrice; elle m'a toujours répondu qu'elle ne connoissoit que vous.»
«Et moi, mon ami, je ne connois que le philosophe chez lequel je vous conduis: c'est lui qui m'a écrit de veiller sur vous; c'est lui qui m'a fait exactement toucher le prix de votre pension; c'est sur son ordre que je vous ramène.»
«Monsieur le curé, pourquoi ce philosophe-là ne seroit-il pas mon père»? Il fit encore un signe de tête très-négatif, et moi je poussai un nouveau soupir. Je n'avois jamais tant senti les élans de l'amour filial qu'au moment où je quittois toutes les habitudes de mon enfance.»
«Au reste, ajouta-t-il (car son signe de tête équivaloit à un commencement de discours), je n'ai nulle certitude que ce n'est pas vers votre père que je vous conduis; je ne lui ai jamais demandé le secret de votre naissance. Dans les premiers jours, j'avois autant de curiosité que vous en avez aujourd'hui; mais après y avoir long-temps réfléchi, je me suis convaincu que cela m'étoit absolument indifférent. Chargé de votre éducation, je m'en suis acquitté de manière à me faire honneur, soit dit sans exciter votre vanité, car vous n'aviez pas des dispositions très-heureuses. Celui qui va me remplacer auprès de vous, est un des plus grands hommes de ce siècle, à ce que disent ses partisans. Il est de toutes les académies, quoiqu'il n'ait jamais fait imprimer aucun ouvrage plus grand que le recueil de mes sermons; vous les avez copiés, vous savez qu'ils sont fort courts». En parlant de ses sermons, il s'endormit, et je restai livré à mes réflexions.
«Oui, mon enfant, s'écria le curé de Mareil en se réveillant, c'est un bien grand homme.»
«Qui donc? lui demandai-je avec un battement de cœur: mon père?»
«Non, non: je vous parle de M. de Vignoral. S'il est votre père, ce que je ne crois pas, vous serez trop heureux d'être sous ses yeux; et s'il n'est pas votre père, il faut que vous apparteniez à quelque famille bien puissante, pour qu'un savant qui fixe les regards de l'Europe entière, consente à achever votre éducation.»
Il s'endormit de nouveau, et mes réflexions changèrent d'objet: non seulement je ne desirois plus être fils de M. de Vignoral; mais si le curé de Mareil m'eût dit en ce moment que j'étois le sien, j'aurois pleuré de honte: effet naturel de l'ambition.
Quel est le caractère de M. de Vignoral? me demandois-je tout bas: comment me recevra-t-il? Ces pensées, qui me donnoient une inquiétude bien naturelle à mon âge et dans ma position, pourroient, cher lecteur, exciter aussi votre curiosité; je vais donc vous apprendre en peu de mots ce que je n'ai su, moi, qu'au bout de quelques années. Diderot prétend que les romanciers ne tracent des portraits que parce qu'ils ne savent faire parler ni agir leurs personnages de manière à dévoiler leur caractère aux lecteurs: mais comme il a cru sans doute aussi qu'il n'y avoit pas beaucoup de lecteurs en état de deviner un homme par un trait de sa vie, ou par sa conversation, il n'a négligé aucune occasion de dessiner le portrait de ses héros; et c'est ce qu'il a fait de mieux.
M. de Vignoral étoit gentilhomme, mais si pauvre, qu'il auroit été obligé de conduire une charrue, si un prélat n'eût fourni aux frais de son éducation. Il se distingua dans ses études. Arrivé à Paris, il fit sa cour à tous les hommes en place. On lui offrit d'entrer au service: mais il n'avoit de courage que dans l'esprit; et ce genre de courage, qui vaut bien celui qui fait les héros, est souvent incompatible avec lui. M. de Vignoral, las de chercher des protecteurs, prit un parti décisif; il se fit philosophe. C'étoit alors un très-bel état, un vrai métier de chanoine. En criant contre le despotisme, on s'attiroit la faveur de tous les potentats; en méprisant la noblesse, on étoit reçu, fêté dans les meilleures maisons, on se dispensoit de faire sa cour. Un bon mot, un trait satyrique, mettoient les pairs de France à vos genoux; et loin de faire dire dans le monde, «On a vu M. de Vignoral avec le duc de...», on entendoit dire; «Le duc de.... est admis chez M. de Vignoral, il est de sa petite société». En déclamant contre le luxe, on s'en procuroit les jouissances les plus recherchées; en prenant dans ses écrits la défense des malheureux, on étoit dispensé d'avoir pitié d'eux. Les pensions, les brevets d'académicien, pleuvoient sur le philosophe; et les libraires, qui n'achètent jamais que le nom de l'auteur, s'empressoient d'ouvrir leur bourse, pour obtenir d'un homme déclaré immortel le discours préliminaire d'une compilation faite par quelques savans inconnus.
Telle étoit la position de M. de Vignoral quand j'arrivai chez lui. Toutes ses conceptions rouloient sur un point unique, le bonheur des hommes; il ne parloit, ne travailloit, que pour préparer ce bonheur. J'ai souvent pensé qu'il ne regardait pas ses domestiques comme des hommes; car il les traitoit en bêtes de somme, et jamais maître ne fut aussi exigeant dans son service: mais il ne faut pas attendre de celui qui embrasse l'humanité d'un coup-d'œil, ces vertus de société qui honorent les petits esprits incapables de viser à l'immortalité, et mesquinement occupés de la félicité de ceux qui les entourent.
Vous ne connoissez pas encore, mon cher lecteur, le caractère de M. de Vignoral; je ne vous ai jusqu'à présent parlé que de sa profession. Je laisserai aux événemens le soin de vous initier davantage: car enfin peut-être est-il mon père; et le respect filial, même dans son incertitude, doit imposer silence à la critique. Qu'il vous suffise de savoir qu'il étoit âgé de cinquante ans; qu'un front découvert, de grands yeux pleins de feu, mais cachés par de gros sourcils noirs, lui donnoient l'air hypocrite quand il étoit tranquille, et la mine d'un inspiré quand il se livroit à son génie. Du reste, il ressembloit assez à tous les autres hommes de son âge qui sont laids et gauchement taillés. Il étoit encore célibataire; usage presque aussi religieusement observé par les philosophes que par les prophètes.