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Qui faut-il croire?

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Ainsi que M. de Vignoral, Philippe m'avoit assuré que mon éducation étoit manquée: mais Philippe avoit détaillé ses raisons, et elles me paroissoient sans réplique. Je me regardois, je me comparois à lui, et je me trouvois l'air gauche. Il est vrai que peu d'hommes auroient pu soutenir la comparaison; et s'il n'étoit véritablement qu'un valet-de-chambre (ce dont je doutois encore), il faut convenir que cet air distingué que l'on attribue à la naissance, est un des plus singuliers prestiges de notre imagination. J'ai vu depuis dans le monde beaucoup de valets qu'on auroit pu prendre pour des maîtres, et beaucoup de maîtres dont on n'auroit pas voulu faire des valets. Dans la disposition d'esprit où j'étois, je ne trouvois rien au-dessus des grâces que donnent les talens agréables, et je me promis bien de m'y livrer sans distraction.

M. de Vignoral me fit appeler; «Vous voilà dans ma maison, monsieur, me dit-il; j'espère que vous ne me ferez pas repentir de la complaisance que j'ai eue de me charger de vous. J'ignore ce qu'un curé de village a pu vous apprendre; mais s'il vous a inspiré le goût de l'étude et la soumission la plus entière aux volontés de ceux de qui vous dépendez, il a fait plus qu'on ne pouvoit espérer de lui. Savez vous les mathématiques?—Bien peu, monsieur.—Tant pis: c'est la seule chose qu'il falloit apprendre; c'est la seule chose qui soit bonne à tout. Les mathématiques rendent l'esprit juste, et la justesse de l'esprit en fait seule le mérite. Vous êtes dans un âge où les occupations sérieuses ont peu d'attraits; il faut vaincre la nature. Négligez tous ces arts frivoles dans lesquels les femmes peuvent le disputer à l'homme le plus exercé; et puisque vous êtes destiné à vivre dans le monde, livrez-vous aux sciences exactes; travaillez à devenir un jour en état d'éclairer vos concitoyens. Voici des livres que vous monterez dans votre chambre; voici un manuscrit que vous copierez. La manière dont vous vous acquitterez de ce travail, me donnera l'étendue de votre capacité; la promptitude avec laquelle vous l'acheverez, me fera connoître votre aptitude. Jeune homme, le dépôt que je vous confie momentanément, doit vous prouver les dispositions que j'ai à vous aimer. Attachez-vous à me satisfaire, il y va de votre bonheur. Fuir les plaisirs et les occupations futiles, voilà la règle de votre conduite. Craignez sur-tout la société des femmes, ce seroit votre perte.—Oui, monsieur.»

«Ma maison est triste pour un jeune homme, je le sais; elle n'en conviendroit que mieux à vos études: malheureusement pour vous, je vais me marier.—Vous, monsieur!—Oui, Frédéric; il y a assez long-temps que je vis pour la gloire et pour le bonheur de l'humanité: ma réputation est faite; je dois songer à adoucir les approches de la vieillesse. J'ai donc consenti à ce que mes amis m'ont proposé. J'épouse une demoiselle jeune, jolie, qui a des talens et de la fortune; j'augure d'autant mieux de son caractère, qu'elle paroît flattée d'associer son nom au mien. Dans huit jours, ce sera une affaire terminée. Ma maison alors deviendra plus agréable, puisque je recevrai chez moi la société que jusqu'à présent j'étois obligé d'aller chercher. Je ne voudrois pas que ce fût pour vous un trop grand sujet de distraction, et je vous préviens que je n'aurai de complaisance à votre égard qu'autant que vous le mériterez. Remontez à votre appartement; n'oubliez pas les mathématiques, et sur-tout mon manuscrit.»

Je pris les volumes sous mon bras droit, le manuscrit à ma main gauche; et en montant l'escalier, je pensois tristement aux exhortations que je venois de recevoir. Copier! quelle fastidieuse besogne! c'étoit mon supplice chez le curé de Mareil. Les mathématiques! quelle sérieuse occupation! Et pour un jeune homme qui ne vouloit que chanter, danser, faire des armes et monter à cheval, quel double fardeau que des problêmes et un manuscrit de M. de Vignoral!

En rentrant dans ma chambre, je vis un homme qui m'attendoit; c'étoit le tailleur de Philippe. Il me consulta sur tout ce que je desirois. Je desirois beaucoup de choses; mais chaque fois que je lui disois mon goût, il ne manquoit pas de me répondre que ce n'étoit pas la mode. Impatienté d'une objection dont je ne sentois pas encore toute l'importance, je le priai de faire comme il voudroit. Il me protesta qu'il n'avoit d'autres volontés que les miennes, et qu'il m'habilleroit à la mode. «C'est la mode, monsieur, qui constate le mérite d'un homme; il faut être vêtu, coiffé, chaussé à la mode: il faut même avoir de l'esprit à la mode; il n'y a que celui-là qui décide des réputations». Il me fit le catalogue de tous les jeunes seigneurs qu'il avoit l'honneur de contenter; et, suivant l'usage, je n'osai plus rien disputer contre un tailleur qui me laissoit entendre qu'il étoit glorieux pour moi d'être servi par un homme comme lui. «M. Philippe sait qui je suis; il vous a recommandé à mes soins, et je serois désespéré de mécontenter M. Philippe.»

«Y a-t-il long-temps que tous connoissez M. Philippe?—Bien long-temps, monsieur; j'habillois les gens de madame la baronne quand il est entré à son service, et je lui ai fait sa première livrée.—Comment! Philippe a porté la livrée?—Oui, monsieur, pendant quelques années: mais sa sagesse l'a fait distinguer de madame la baronne; et elle a pris tant de confiance en lui, qu'elle ne fait plus rien sans le consulter. Le gaillard est adroit; il commande aujourd'hui dans la maison comme si elle lui appartenoit. Sans doute il y fait ses affaires; cependant personne ne se plaint de lui. Pour moi, je n'ai que du bien à en dire, et je me suis toujours gardé de croire ce que des méchans.... Adieu, monsieur; sous deux jours j'aurai l'honneur de vous revoir.»

Qu'est-ce que ce maudit homme s'étoit toujours gardé de croire? Priez le ciel, mon cher lecteur, de vous préserver de ces demi-bavards qui vous présentent sans cesse des énigmes dont ils ne vous donnent jamais le mot, ou vous éprouverez le même supplice auquel je fus livré aussitôt que je restai seul. Que pouvoit-on reprocher à Philippe, à Philippe qui avoit porté la livrée, et qui n'en étoit pas moins le seul ami que j'eusse au monde? Pauvre Philippe! Cette livrée me pesoit sur le cœur; j'en étois humilié pour moi d'abord, et puis aussi pour toi que j'aimois. Je me promis d'être plus réservé avec lui. À mon âge, les promesses que l'on fait à la raison ne tiennent guère. Si la fierté l'eût emporté sur l'amitié que je me sentois pour lui, ah! c'eût été bien différent; mais je n'en étois pas encore là.

Le curé de Mareil plaçoit le mérite dans l'universalité des connoissances, Philippe dans les grâces du corps, M. de Vignoral dans la justesse de l'esprit, mon tailleur dans la mode: il y avoit de quoi choisir. Dans l'embarras du choix, je me décidai à suivre, autant que je pourrais, les conseils de tous. Je commençai à parcourir les premiers élémens de la géométrie: mais je ne lisois absolument que des yeux; mes pensées étoient absorbées par la crainte de ne pas réussir à bien copier l'ouvrage de M. de Vignoral. Je pris donc le manuscrit; mais en cherchant le sens de l'auteur à travers une foule de ratures, de renvois, et de sentences ajoutées qui sembloient n'être placées là que pour déguiser la pauvreté du style, je ne songeois qu'aux nouveaux habits que j'allois posséder. J'abandonnai donc l'étude, et je sortis pour faire des emplettes, accompagné de madame Leblanc, femme de charge du philosophe chez lequel je demeurois.

Je lui eus l'obligation d'être fort bien traité: elle, de son côté, fut très-satisfaite de moi; car je ne lui entendis pas répéter deux fois qu'elle regrettoit d'être sortie sans argent, parce que tels et tels objets lui convenoient beaucoup, que je compris parfaitement comment je devois dissiper ses regrets. En revenant, elle m'assura qu'elle m'avoit pris en amitié dès le premier moment de mon arrivée, que je la trouverois toujours disposée à me rendre les petits services qui dépendroient d'elle, et qu'elle m'engageoit beaucoup à ne pas échanger les qualités que j'avois reçues de la nature, contre des sentimens d'emprunt ou de grandes phrases qui ne prouvent rien. «Tâchez de ne pas devenir savant, ajouta-t-elle; mais soyez toujours généreux: vous aurez peut être moins d'apologistes; mais vous aurez plus d'amis, et l'amitié vaut mieux que la gloire». Ah! Philippe, Philippe, dis-je tout bas, voilà déjà un de tes conseils justifié par l'expérience.

Madame Leblanc étoit de bonne humeur; elle continua.

«Monsieur Frédéric, pour vous prouver ma reconnoissance, je vais vous donner un avis dont vous sentirez bientôt l'utilité. Vous voilà chez M. de Vignoral, je ne sais à quel titre: mais, fussiez-vous le fils d'un prince ou d'un financier, ce qui revient au même, persuadez-vous que dès l'instant que vous dépendez de lui, il ne vous estimera qu'autant que vous lui serez nécessaire; c'est son usage: il semble que tout ce qui ne lui sert pas ne soit bon à rien dans le monde, et que tout ce qui lui sert ne soit au monde que pour cela; c'est l'égoïsme personnifié, mais déguisé sous les prétextes les plus spécieux. En effet, ne paroît-il pas naturel que l'homme qui ne pense qu'au bonheur de l'humanité, trouve sans cesse l'humanité entière prête à le seconder dans ses vues? Ne le vantez jamais en sa présence; il a l'orgueil trop aguerri pour être sensible aux louanges de ceux qu'il ne regarde pas comme ses rivaux: mais parlez de lui avec enthousiasme par-tout où vous aurez la certitude qu'il pourra le savoir, et vous obtiendrez sa bienveillance. Ne vous offensez pas de la remarque; elle n'a pas rapport à vous: mais je lui ai entendu dire plusieurs fois que l'exaltation des sots contribuoit beaucoup à la réputation des gens d'esprit, parce que les sots crient d'autant plus fort en faveur des grands écrivains, qu'ils les comprennent moins, et qu'étant incapables de les apprécier, dès qu'ils ont mis de l'amour propre à les vanter, ils périroient plutôt que de se dédire. Je vous livre là le secret du métier, et vous observerez bientôt par vous-même que si les philosophes font la réputation de beaucoup de petits esprits, c'est que les petits esprits sont nécessaires à la réputation des philosophes. Dites donc du bien des ouvrages de M. de Vignoral à tout le monde, excepté à lui, à moins qu'il ne vous interroge; lisez-les souvent, afin de pouvoir les citer en sa présence: ce sera le coup de maître. S'il vous accable à la fois d'ouvrage pour vous et pour lui, laissez ce qui n'aura rapport qu'à vous; il grondera légèrement: mais occupez-vous sans relâche de ce qui aura rapport à lui, et il vous comblera d'éloges.»

Frédéric

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