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Mon éducation.

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Table des matières

C'étoit un bien excellent homme que le curé de Mareil; mais de tous les hommes excellens par les qualités du cœur, c'étoit le moins propre à diriger une éducation. Ce fut cependant à lui que la mienne fut confiée. En accuserai-je mes parens? Pour cela, il faudrait les connoître. Tout ce que je peux affirmer, c'est que je fus nourri à Mareil chez des paysans aisés, et qu'à l'âge de six ans j'allai demeurer dans la maison du curé de ce village. Il me seroit impossible d'énumérer toutes les connaissances que j'acquis avec lui.

Le curé de Mareil n'étoit pas contrariant, mais il n'étoit jamais de l'avis de personne; et comme il restoit rarement plusieurs jours du sien, on peut dire à cet égard qu'il traitoit les autres comme lui-même. Il parloit facilement et avec grâce; la discussion l'animoit, et donnoit à son esprit une vigueur qui l'abandonnoit quand il étoit livré à ses propres réflexions. Comme il avoit la manie de réduire tout en systêmes, qu'il n'y a point de systême qui n'ait un côté faux, et que la foiblesse de son caractère ne lui permettoit pas de soutenir ce qu'il ne croyoit plus, ou de croire long-temps ce sur quoi il réfléchissoit souvent, il étoit entêté sans avoir d'obstination, inconséquent sans cesser de raisonner juste, très-instruit sans avoir une idée suivie, et toujours en état de persuader les autres sans pouvoir se convaincre lui-même.

Il mettoit beaucoup d'importance à faire de moi un homme. Il ne lisoit, ne parloit, ne méditoit que sur l'éducation, et jamais nous ne suivîmes plus de quinze jours la même méthode. Tantôt il me traitoit avec beaucoup de pédantisme, ne me permettoit pas la moindre réplique; tantôt c'étoit un ami instruisant un ami: il exigeoit que je lui fisse part de mes réflexions, assurant qu'il falloit seulement guider la jeunesse. Quand il étoit partisan des langues mortes, je devois pâlir sur les auteurs anciens: mais si son goût pour l'antiquité s'évanouissoit, il me jetoit dans les langues étrangères, préférant aujourd'hui l'italien, parce qu'il est plus facile; demain l'anglois, parce que la littérature et la politique m'offriroient un jour plus d'instruction; et la semaine suivante il ne vouloit que de l'allemand: car une langue mère, disoit-il, me donneroit aisément la clef de toutes les autres. Bientôt les livres étoient abandonnés; et, comme l'Émile de Jean-Jacques, je n'avois plus pour précepteur que le charron du village.

Tant qu'il n'avoit fait que changer de méthode, je m'étois prêté sans répugnance à tous ses caprices; j'en avois même si bien pris l'habitude, que je calculois assez juste le jour où je pouvois me dispenser d'apprendre mes leçons, certain que le lendemain il n'en seroit plus question: mais quand je me vis apprenti charron, il me fut impossible de ne pas ressentir le plus vif chagrin.

«Monsieur le curé, lui dis-je, je suis donc abandonné de tout le monde! Je n'ai pas de parens qui veillent sur moi, je le sais; mais jusqu'à ce jour j'avois été élevé de manière à croire que j'avois quelque ami qui s'intéressoit à mon sort. N'ai-je plus d'autre ressource que d'apprendre un métier?»

«Vous êtes un enfant, me répondit-il; il ne faut pas vous affliger. Vos amis ne vous ont point abandonné, puisque je reçois toujours le prix de votre pension. Quand vous n'auriez que moi, tant que je vivrai, rien ne vous manquera. Mais, mon cher Frédéric, que sont les arts, les sciences, dans mille circonstances de la vie? Des consolateurs, vous dira-t-on. Raisonnement futile! Rien ne console d'être à charge aux autres, et de ne pouvoir satisfaire à ses besoins. Cela ne vous arrivera pas, je l'espère; mais il faut se mettre en garde contre les événemens. D'ailleurs, en vivant avec les artisans, vous apprendrez à les plaindre, à les estimer; et si la fortune vous sourit un jour, vous ne mépriserez pas ceux que vous aurez été à même d'apprécier: vous serez leur ami, leur protecteur.»

Rassuré sur la crainte d'être abandonné, je ne vis plus dans ce nouveau système qu'un moyen de vivre plus en liberté. J'allois exactement chez mon précepteur le charron; et je profitai si bien de ses leçons, qu'au bout de quinze jours je jurois, je fumois, et je buvois sur-tout de manière à faire honte à M. le curé: aussi cessa-t-il de vouloir me transformer en artisan, et il recommença à m'accabler de volumes. Mais j'avois pris l'habitude de ne m'appliquer l'esprit à rien; au milieu des leçons de mon cher Mentor, je ne pensois qu'aux chants joyeux et gaillards dont ma mémoire s'étoit garnie. Il s'emportoit: mais le maudit couplet de chanson me revenoit sans cesse; et tandis qu'il me faisoit les exhortations les plus pathétiques, je fredonnois intérieurement quelques refrains dans lesquels les curés jouoient le plus grand rôle; c'étoient ceux-là que j'avois appris avec le plus de facilité. Ajoutez que mon goût pour le charronnage étoit tel, qu'il n'y avoit plus un meuble dans le presbytère auquel je n'eusse fait quelque entaille. À défaut d'outils, pendant mes leçons, je me servois de mon canif pour charpenter la table sur laquelle j'écrivois. Mon curé perdoit patience; moi j'avois perdu avec le charron ce respect qui, chez les enfans, est le plus sûr garant de la soumission.

Le pauvre curé de Mareil ne savoit plus que faire: non que les systêmes lui manquassent; mais il ne trouvoit plus en moi cette bonne volonté qui me les faisoit adopter avec la même chaleur qu'il les concevoit. Occupé de notre situation respective, je l'entendis un jour causer ainsi avec un de ses confrères, pour lequel il avoit la plus grande estime; c'étoit le respectable curé d'Orville, homme bien rare, puisqu'il soumettoit sa conduite, et même ses opinions, à ses devoirs.

«Eh bien! vous savez ce qui m'arrive avec le jeune Frédéric? Mes ressources sont épuisées. J'ai voulu suivre les conseils de Rousseau; je l'ai perdu.»

«—Je le crois sans peine.»

«—Son systême est pourtant bien beau, bien séduisant!»

«—Oui, sur le papier: mais c'est un systême; et il n'y en a pas de bon, parce qu'il n'en est pas un seul qui puisse convenir à deux sujets différens, ni auquel celui même qui l'a conçu veuille s'astreindre rigoureusement dans la pratique.»

«—Eh! mon ami, si l'on ne se fait pas un système, ou si l'on n'en adopte pas un, comment se conduira-t-on?»

«—Par l'habitude, si l'on n'est qu'un sot; par l'habitude encore, si l'on a de l'esprit. La France peut-elle se plaindre de ne pas compter des grands hommes dans tous les genres, autant et plus que tout autre pays? Ou l'éducation qu'ils ont reçue y a contribué, ou elle n'y a pas contribué; dans l'un ou l'autre cas, il faudroit encore en revenir à l'habitude.»

«—Ainsi, d'après votre systême...»

«—Moi, mon ami, je n'ai pas de système.»

«—Eh bien! d'après votre opinion, il faudroit faire aujourd'hui comme on faisoit il y a mille ans, et les conceptions de nos plus grands génies seroient perdues pour nous et pour la postérité.»

«—Voilà ce qui vous trompe; le temps seul suffirait pour changer les institutions des hommes. Une nation entière n'adopte pas un systême, et cependant il arrive que, sans efforts, sans qu'on s'en apperçoive, ce qu'il y a de bon, d'utile, de possible dans tous les systêmes, se lie bientôt à celui qui est établi. Voilà ce que j'appelle l'habitude, ce qu'il faut sans cesse consulter; et le plus grand talent d'un instituteur est, en ne s'en écartant pas, de l'adapter au génie particulier de son élève: encore ne doit-il l'essayer qu'avec beaucoup de prudence.»

«—Vous disiez cependant tout-à-l'heure qu'il est rare que la même éducation convienne également à deux individus; et, avec votre habitude routinière, vous nous réduisez à une seule pour tous.»

«—Oui, parce qu'étant établie, ayant pour elle l'expérience et l'assentiment général, elle sauve de toute responsabilité celui qui l'a consultée; au lieu qu'après avoir suivi ses idées particulières, ce que vous appelez son systême, s'il ne réussit pas, il a de véritables reproches à se faire. Connoissez-vous beaucoup d'hommes assez constans dans leurs opinions pour oser, sans crainte de regrets, les faire adopter aux autres?»

«—Moi, s'écria le curé de Mareil, je....» et il s'arrêta. Puis, après un instant de silence, il poursuivit: «Tenez, vous me prenez dans un moment où je suis hors d'état de soutenir une discussion; mes idées sont troublées par l'indocilité de Frédéric. Dites-moi, si tous étiez à ma place, quel parti prendriez-vous maintenant?»

«—Celui de la plus grande sévérité; ce n'est que par elle que vous vaincrez la dissipation qui s'est emparée de lui. Mon ami, l'enfance a besoin d'être domptée; et comme on ne peut pas, sans être fou, lui supposer assez d'instruction acquise pour sentir la nécessité de s'instruire, il faut bien la forcer à vouloir ce que sa volonté libre ne lui inspireroit jamais.»

«—Quelle erreur! moi, devenir le tyran de mon élève; lui donner pour son maître une aversion qui s'étendroit bientôt sur l'étude; risquer de rendre sournois, hypocrite, un enfant dont la franchise est le premier charme; donner à cet âge heureux pour qui la nature a créé l'enjouement, et les chagrins de l'homme fait, et la morosité de la vieillesse! non, jamais, jamais. Pauvres jeunes gens! c'est nous qui troublons votre félicité, lorsque notre raison devroit vous faire un jeu de vos devoirs, et vous instruire en vous amusant. Oui, mon parti est pris; c'est par la douceur que je le ramenerai. S'il m'en coûte plus de soins, je ne m'en plaindrai pas: il étoit docile avant que je l'eusse confié à un charron.»

Qui fut bien content de la résolution de notre bon curé? Ce fut moi sans doute, qui écoutois furtivement, et que le conseil d'être sévère à mon égard avoit fait trembler jusqu'au fond de l'ame. Je quittai ma cachette en sautant; je fus d'une gaieté folle toute la soirée, et je me promis de me bien divertir, puisque l'on pouvoit s'instruire en s'amusant.

Le lendemain, je m'éveillai avec les idées les plus riantes, et je disposois dans ma tête les plaisirs de la journée, quand le curé de Mareil vint à moi: la sévérité répandue sur sa figure me parut de mauvais présage.

«Monsieur, me dit-il, je suis très-mécontent de vous; vous avez abusé de mes bontés; il est temps d'y mettre un terme; vous ne trouverez plus désormais en moi qu'un juge rigoureux, et votre conduite seule réglera la mienne. Voici les leçons que vous apprendrez aujourd'hui; je vous enfermerai dans mon cabinet jusqu'à l'heure du dîner: si vous employez mal votre temps, vous y resterez jusqu'au soir, sans autre nourriture que du pain et de l'eau. Point de pleurs, point d'obstination; vous n'y gagnerez rien: votre sort dépend de vous, et je vous préviens que je serai inexorable.»

En achevant de prononcer cet arrêt, il me poussa brutalement par le bras. Comme les larmes que je répandois m'empêchoient de voir ce qui étoit devant moi, je m'embarrassai les jambes dans une chaise, et, en tombant sur le plancher, je poussai des cris horribles. Notre curé, qui les mit sur le compte de la méchanceté, et non sur celui de la douleur, ne vint pas à mon secours. J'eus le temps de réfléchir sur la douceur par laquelle il vouloit me ramener, et sur son nouveau systême de m'instruire en m'amusant. J'étais désespéré, je n'ouvris seulement pas mes livres, et je fus puni comme il me l'avoit promis. Cet acte de sévérité me révolta; je m'obstinai. Mon obstination le piqua, elle excita la sienne; il fut six jours constant dans son systême. Certes, je jouois de malheur; c'étoit la première fois de sa vie que cela lui arrivoit. Enfin, voyant que je n'étois pas le plus fort, je pris le parti de céder; j'étudiai mes leçons, et je fus étonné de la facilité avec laquelle je les apprenois. Je me promis bien, à l'avenir, de ne plus m'exposer à aucune punition; et, fier de ma résolution, sûr de ma mémoire, j'attendis le curé avec impatience. Il entra; je m'avançai vers lui, les yeux brillans de satisfaction, et mon livre à la main.

«Frédéric, me dit-il, j'ai fait de nouvelles réflexions; oublions le passé, nous avons tous les deux des reproches à nous faire: abandonnons les auteurs pendant quelque temps, afin de vous rendre la tranquillité d'esprit nécessaire pour profiter de l'étude. Venez vous promener avec moi dans la campagne; nous commencerons un cours de botanique, et vous joindrez à un exercice profitable à votre santé le plaisir d'approfondir les secrets de la nature. Ah! mon enfant, quelle carrière va s'ouvrir devant vous, et quel champ fertile pour une imagination comme la vôtre!»

«Monsieur, lui répondis-je en tenant toujours mon livre ouvert à l'endroit de ma leçon, ne voulez-vous pas me faire répéter? Je suis persuadé que vous serez content de moi.»

«Fort bien, fort bien, répliqua-t-il en prenant le volume et le jetant sur la table; je suis satisfait de votre soumission: cherchez votre chapeau, et suivez moi.»

Je ne m'appesantirai pas davantage sur les détails de mon éducation, dont le résultat fut qu'à seize ans je savois un peu le latin, un peu le grec, un peu l'italien, un peu l'anglois, un peu l'allemand, un peu de botanique, et autant d'astronomie qu'une petite maîtresse qui a suivi un cours dans un lycée, où l'usage des femmes est de ne jamais écouter le professeur, afin de se ménager le plaisir de demander à leurs voisins ce qu'il a dit.

Frédéric

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