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Le bourg avait peu changé ; l’église avait toujours son clocher aigu, surmonté d’un coq qui faisait girouette, et son toit de tuiles plates envahi par la mousse: un toit de velours vert! Magnac le trouva charmant. Le pharmacien, le boulanger, le maréchal ferrant, le faïencier étaient toujours à la même place; l’épicier s’était agrandi et repeint, et s’intitulait maintenant marchand de denrées alimentaires; il faut bien que le progrès s’affirme. Les panonceaux du notaire avaient dû être redorés et sa maison reblanchie. Magnac s’arrêta pour regarder, à travers la porte à claire-voie, les massifs de pensées et de silènes qui faisaient autrefois l’admiration de Janvier.

La porte de la maison s’ouvrit, et un grand jeune homme en uniforme vert y apparut.

«Tresneau! lui cria Magnac, ne me reconnais-tu pas?

— Magnac, bien sûr! répondit l’autre en accourant au-devant de lui. Que je suis aise de te revoir! Tu es venu pour le rendez-vous, n’est-ce pas? Moi, je viens d’arriver par le premier train. Tu vas bien? Qu’est-ce que tu fais?»

Bras dessus, bras dessous, les deux anciens compagnons d’études s’en allèrent à travers le bourg, causant de mille choses, émus et souriants, se plongeant avec délices dans leurs souvenirs d’enfance.

L’horloge de l’église, de sa voix grêle et cuivrée, sonna onze coups.

«Onze heures! dit le forestier. Si nous nous acheminions tout doucement vers le petit bois? Ce serait amusant d’être les premiers au rendez-vous et de voir arriver les autres.

— Nous aurons de la peine à y arriver les premiers: Nachou, qui s’est chargé du déjeuner, doit y être déjà à faire installer la table.

— N’importe! ce ne sera toujours qu’un, et nous attendrons les autres.

— Ravinet est arrivé et Janvier aussi; nous sommes venus hier par le même train. Je ne les avais pas revus depuis vingt ans! Ils ont bien fait leur chemin, avec leurs vocations qui datent du petit bois.

— La mienne aussi, ou à peu près. C’est étonnant, la diversité des impressions produites sur les esprits par un seul objet.

— Cela tient précisément à la diversité des esprits. On tombe toujours du côté où l’on penche. Là où Nachou n’a vu que des pâturages pour les bestiaux, Ravinet a vu des plantes bonnes à faire de la tisane, et Janvier des fleurs à cultiver et à perfectionner. Toi, tu voyais surtout les arbres.... Il n’y a que moi qui n’ai pas tiré grand’chose du petit bois....

— Tiens! qui avons-nous là ?» interrompit Tresneau en montrant à son compagnon un voyageur qui venait du côté de la gare.

Voyageur ou artiste, ou peut-être bien tous les deux: il portait un sac sur le dos et était coiffé d’un chapeau de feutre mou d’une allure quelque peu fantaisiste. Il marchait posément, comme un homme qui n’est pas pressé, et — ce qui avait attiré l’attention de Tresneau — il tailladait avec un canif une racine de forme biscornue.

Cette circonstance frappa aussi Magnac.

«Je parie que c’est Gerbaud! dit-il en élevant la voix.

— Présent!» répliqua le nouveau venu, qui se hâta de franchir la distance qui les séparait.

Et ce furent de chaudes poignées de main, et des questions qui se croisaient et qui n’attendaient pas les réponses. Tout en parlant, les promeneurs avaient pressé le pas, et ils arrivèrent au petit bois sans y songer.

Le petit bois était silencieux, mais il n’était pas solitaire: un peintre, assis sur un pliant à l’ombre du grand chêne, brossait activement une étude de l’allée couverte qui s’en allait rejoindre la prairie, sombre au premier plan, éclatante de lumière dans le lointain.

Le peintre regarda les trois arrivants; puis il se leva gravement, et, ôtant son chapeau d’un air cérémonieux:

«Messeigneurs, salut à vous! dit-il. Lesquels des Sept êtes-vous? car il n’y a que les Sept pour se trouver réunis en ce lieu, à ce jour et à cette heure!

— Gaunard! vive Gaunard! Allons, la réunion sera au complet.

— Et l’appétit aussi, je vous en réponds. Voyons, quelles victuailles avez-vous? Je me suis muni d’un pâté dont vous me direz des nouvelles, et de deux fines bouteilles. Il y a de l’eau ici près, si j’ai bonne mémoire; et quant au pain, je pense que les indigènes le fourniront: il doit y avoir quelques-uns des Sept qui habitent le pays?

— Tiens, les voilà », dit Gerbaud en lui montrant Nachou sur le siège d’un char à bancs, et Janvier et Ravinet derrière lui.

Ils sautèrent à terre tous les trois, et en un clin d’œil le char à bancs fut vidé de tout ce qu’il contenait: une table à tréteaux, des tabourets de paille, et un copieux déjeuner campagnard. Gaunard serra son étude dans sa boîte, et fit place à la table, qu’on s’empressa de dresser à l’ombre du chêne. Le bon Socrate, qui souhaitait de remplir de vrais amis sa petite maison, eût certainement souri au déjeuner des sept anciens camarades. Un déjeuner servi avec juste assez de confortable pour que les convives fussent â leur aise, sans luxe gênant, sans étiquette encore plus gênante; et des convives de bon appétit, joyeux de se retrouver et d’avoir tous réussi dans la vie; tous heureux, tous contents de leur sort! On ne trouve pas souvent un déjeuner semblable.

Gaunard et Gerbaud furent vite mis au courant de la situation des cinq autres. Tout en mangeant et en trinquant, à bâtons rompus, Janvier vantait ses orchidées et Nachou ses belles races ovine, bovine, porcine, etc.; Ravinet parlait de plantes vulnéraires ou pectorales; Tresneau admirait le grand chêne, digne selon lui des chênes de Bretagne ou de ceux de la forêt de Fontainebleau; et Magnac, n’ayant pas grand’chose à narrer, écoutait et interrogeait.

«Sais-tu à quoi je t’ai reconnu sur le chemin? disait Magnac à Gerbaud: à ta manie de tailler un morceau de bois; tu ne l’as pas perdue! Te rappelles-tu l’écureuil?

— Je crois bien! j’en ai assez exécuté d’autres depuis, en souvenir de celui-là ! Je l’ai gardé : c’est mon talisman, il m’a porté bonheur. Vous pourrez le voir si vous me faites l’honneur de venir chez moi.

— Où cela?

— Aux Batignolles; j’ai en ce moment-ci des travaux intéressants en voie d’exécution: une chaire et des stalles de chœur pour une église d’Auvergne, une vieille église restaurée dans son style primitif.

— Tu n’es donc pas charron? demanda Nachou. Je me rappelle en effet que le père Gerbaud était furieux contre toi, parce que tu ne voulais pas apprendre son métier; mais je croyais qu’il t’avait coupé les vivres, et que tu avais cédé.

— Il m’a coupé les vivres, en effet, mais je n’ai pas cédé. Tout cela est passé, oublié et pardonné depuis longtemps; nous sommes très bien ensemble, et je vais souvent le voir. Mais j’ai eu du mal!

— Raconte, Gerbaud!

— L’histoire de Gerbaud!

— L’Écureuil talisman, ou la Vocation contrariée! L’auteur a la parole.

— Je n’en abuserai pas longtemps. Le fait est que vos éloges à propos de mon écureuil, le fameux jour que vous savez, m’avaient un peu monté la tête; je trouvais bien plus amusant de tailler le bois avec mon couteau que d’ajuster des jantes de roues et de battre le fer sur l’enclume. J’avais vu dans la salle à manger du médecin, un jour que j’étais allé le chercher pour un accident arrivé à mon père, des meubles en bois sculpté ; je me mis à penser que je serais bien capable de faire des feuillages et des animaux aussi beaux que ceux qui ornaient ce buffet et ce pied de table. Je me mis à chercher partout des morceaux de bois à sculpter; et, quand je trouvais dans la campagne une jolie branche, une grappe de fleurs ou de graines, je l’imitais avec mon couteau. Je devins bientôt assez adroit, et alors je déclarai à mon père que je ne voulais pas être charron, mais ébéniste. Grande colère de mon père; je tins bon, lui aussi, et il finit par me mettre à la porte malgré les prières de ma mère. Pauvre mère! c’était encore son chagrin qui me faisait le plus de peine dans cette affaire-là. Elle m’envoya chez son cousin, qui habitait la ville, où il était menuisier; elle lui écrivit pour le prier de me prendre, promettant de lui payer ma nourriture sur ses gains à elle; car elle filait très bien, et l’argent de son fuseau n’entrait pas dans le ménage, c’était son bénéfice particulier. J’appris le métier de menuisier, c’était un commencement; j’appris aussi que, pour faire quelque chose qui vaille en fait de sculpture, il faut commencer par savoir dessiner, et je suivis les cours du soir qui se faisaient à la mairie. Au bout de deux ans je gagnais ma vie, et mon père s’était un peu radouci; mais mon patron commençait à trouver que je lui gâchais beaucoup de morceaux de bois, avec ma manie de sculpture, et il menaça de me renvoyer. Vous voyez d’ici la nouvelle colère de mon père: «Ce garçon-là ne sera «jamais bon à rien!» Bon à rien, c’était trop dire; seulement j’étais bon à autre chose que ce qu’on me faisait faire. Ma mère vint encore à mon secours. Elle arriva chez son cousin, causa avec lui, se fit montrer mes sculptures, et hasarda timidement «que cela lui semblait bien joli, et qu’elle avait vu chez

«des bourgeois des meubles ornés de feuillages tout pareils:

«est-ce que l’enfant ne pourrait pas gagner sa vie à tailler le bois

«de cette façon-la?» Sur la réponse du menuisier, elle courut tous les ébénistes de la ville, chargée de mes œuvres; elle finit par en trouver un qui «faisait le buffet en vieux chêne» et qui consentit à me prendre.

«Une fois le pied à l’étrier, j’ai su faire mon chemin. Maintenant je dirige un atelier de sculpteurs sur bois; j’invente des modèles, je compose des dessins, j’en dirige l’exécution, j’y mets moi-même la dernière main, et personne au monde n’est plus heureux que moi quand je viens d’achever une œuvre dont je suis content. Je ne sais pourtant pas si je ne suis pas encore plus heureux pendant que j’y travaille que quand elle est finie. Vous voyez que je n’ai pas à me plaindre de mon sort.

— Bravo, Gerbaud! cria Janvier.

— Remplissez vos verres, mes amis: à la santé de Gerbaud!

— Qu’est-ce que tu nous verses là, Gaunard?

— Du Champagne, vraiment! tu ne le vois pas?

— Si, je le vois à la bouteille; mais je n’en croyais pas mes yeux. Dans l’herboristerie on n’en abuse pas,... mais on ne le hait pas non plus.... A la santé de Gerbaud!»

Les verres se vidèrent.

«Il en reste encore, dit Magnac: ce sera pour arroser l’histoire de Gaunard, car c’est le seul qui ne nous l’ait pas encore dite, son histoire.

— Elle ne durera pas longtemps: mon histoire, c’est celle de Gerbaud, à peu de chose près. Au lieu de charron, mettez gratte-papier et saute-ruisseau chez un banquier; au lieu de sculpture, mettez peinture; même opposition paternelle, mêmes cours de dessin suivis le soir, mêmes difficultés, même persévérance. Seulement, je n’avais plus de mère pour m’aider, il a fallu me tirer d’affaire tout seul. Aussi suis-je resté chez mon banquier bien des années, montant en grade peu à peu, et vivant avec la sobriété d’un anachorète pour mettre de l’argent de côté. Dans les longs jours, je me levais avec l’aube pour aller peindre d’après nature jusqu’à l’heure du bureau; en hiver, je dessinais à la lampe. Dès que j’ai eu en poche de quoi vivre un an, j’ai quitté la banque et je suis allé à Paris — où je n’ai pas dîné tous les jours, je vous en réponds. — Mais quand on s’acharne au travail, on arrive. A l’heure qu’il est, mes paysages se vendent; je dessine pour plusieurs journaux, et mon nom a été cité dans différents comptes rendus du dernier Salon. Je dîne tous les jours, et mon père commence à être fier de moi; j’aime mon art et je suis heureux!»

On porta un dernier toast à Gaunard et à la peinture; et on démolit la table, pour prendre le café, mollement étendus dans l’herbe épaisse, au pied du chêne. Puis on voulut voir l’étude de Gaunard: il alla la chercher.

«C’est cette allée, dit-il, que j’avais en face de moi il y a vingt ans.... Cet effet de soleil m’avait frappé.... C’est de ce jour-là que date mon désir de peindre; je suis bien aise d’avoir retrouvé l’allée et d’emporter d’ici ce souvenir.»

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