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VI

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Il n’est si belle journée qui ne finisse; il vint un moment où les Parisiens tirèrent leur montre et parlèrent de l’heure du train. Nachou alla chercher son cheval, qui se régalait de l’herbe fraîche de la prairie, et la vaisselle vide fut empilée dans le char à bancs. Comme les sept amis se disposaient à quitter le bois, deux gamins d’une douzaine d’années vinrent à passer; le plus petit courbait le dos sous un bissac qui paraissait fort lourd. Ils saluèrent Nachou, qui se mit à rire en les voyant.

«Eh! Boudaud, mon garçon, comme tu es chargé ! dit-il à l’enfant. Qu’est-ce que tu portes donc là ?

— Des échantillons de minéralogie, monsieur Nachou; je les porte au maître d’école, et il me dira les noms de ceux que je ne connais pas.

— Ah! tu veux dire des pierres? Mets-les dans le char à bancs et va-t’en de ton pied léger; je les mettrai chez toi en passant.... Voyez-vous ce petit bonhomme-là ? Dans toute la campagne il ne voit que des pierres: le maître d’école lui apprend à les connaître, et dit qu’il deviendra un savant en minéralogie, comme il appelle cela.... Et son camarade, lui, passe sa vie à piquer des hannetons sur des bouchons: chacun prend son plaisir où il le trouve!

— Des hannetons!» murmura le petit garçon visiblement formalisé ; et il s’éloigna sans attendre son compagnon, qui installait son bissac dans un coin du char à bancs, à l’abri des chocs.

«Encore deux vocations nées dans le bois ou aux environs! dit Magnac. En vérité, je les envie, ces gamins! J’ai envie de me mettre à étudier la botanique.

— Mais il me semble que tu l’aimais autrefois? dit Tresneau.

— Oui, comme je piquais des insectes, comme j’étudiais les mœurs des lézards et des lapins de garenne, comme je connaissais le plumage et le chant des oiseaux des bois.... Mais pas de spécialité, mon cher, pas de spécialité ! Je donnerais je ne sais quoi pour avoir une spécialité.»

Et, poussant un gros soupir, Magnac se mit en marche pour quitter le petit bois. Ses amis le suivirent, laissant au valet de ferme, qui venait d’arriver, le soin de ramener le char à bancs.

«Une bonne journée tout de même! dit Janvier.

— Il faudra recommencer l’année prochaine, répondit Nachou. Vous trouverez le déjeuner prêt.

— C’est cela! Tous les ans! De cette façon-là, nous ne nous perdrons pas de vue.

— C’est promis, tous les ans, le 2 mai!»

Sur cette promesse, les sept amis se séparèrent: Tresneau rentrait chez son père; Gaunard s’en allait à l’auberge où il s’était établi, voulant profiter de son voyage pour prendre quelques points de vue; Janvier restait jusqu’au lendemain chez son beau-frère; Gerbaud, Magnac et Ravinet partaient seuls ce soir-là. Nachou et Janvier les conduisirent à la gare.

Chemin faisant, ils se croisèrent avec une paysanne chargée d’un lourd paquet de linge mouillé ; un petit garçon l’accompagnait, portant le savon et le battoir. Elle sourit et salua de la tête en disant:

«Bonsoir, monsieur Nachou et la compagnie!

— Bonsoir, Lisette! Vous voilà bien chargée! répondit Nachou.

— Oh! ce n’est rien, monsieur Nachou!

— Quand je serai grand, interrompit le petit garçon, je lui porterai son linge, moi!

— Tu feras bien, mon garçon: aime-la et sers-la tant que tu pourras, tu ne feras que ton devoir! Bonsoir, Lisette!»

La paysanne s’éloigna.

«En voilà une créature du bon Dieu comme il n’y en a pas beaucoup dans le monde, dit Nachou à ses amis. Il y a quinze ans, elle allait se marier, quand sa mère est tombée en paralysie; comme de juste, elle a renoncé à son mariage pour soigner sa mère et faire l’ouvrage de la maison; ça se devait; mais ça n’en était pas plus gai, n’est-ce pas? Son prétendu s’est consolé et en a épousé une autre deux ou trois ans après, c’est encore tout naturel. Mais voici ce qu’elle a fait de bien. Il y a cinq ans, elle avait perdu ses parents, quand ce garçon a pris une mauvaise fièvre dont il est mort, laissant une veuve et quatre enfants dans la misère. Eh bien, Lisette est allée les chercher, les a pris chez elle, les a nourris de son pain; et, depuis dix-huit mois que la veuve est morte aussi, c’est elle qui sert de mère aux orphelins, et qui travaille du matin au soir pour les élever. Brave fille, va!»

Instinctivement les voyageurs se retournèrent pour regarder Lisette qui s’éloignait lentement, courbée sous son fardeau. Magnac se sentait pris pour elle d’une sympathie profonde, et il aurait voulu demander à Nachou d’autres détails sur sa vie. Mais les heures des trains sont inflexibles, il fallut se hâter vers la gare: à l’année prochaine la suite de l’entretien!

Il faisait encore grand jour; cependant Ravinet, grisé par cette journée passée au grand air, lui qui sortait si rarement de la rue des Lombards, ne fut pas plutôt bercé par le wagon qu’il s’endormit du sommeil du juste. Gerbaud le montra en riant à Magnac; mais il paraît que le sommeil est contagieux comme le bâillement, car il laissa peu à peu tomber la conversation, et il vint un moment où il ne répondit plus à Magnac; il dormait.

Le directeur de revue l’accepta de suite.


Magnac n’en fut pas fâché : il n’avait plus envie de causer. L’histoire de Lisette lui trottait dans la tête; elle: s’était emparée de lui, il la voyait se dérouler tout entière devant son esprit telle qu’elle avait dû se passer dans son cadre rustique, avec tous ses détails, et il y prenait un plaisir extrême. Il ne dormit point en wagon: il ne dormit guère non plus dans son lit cette nuit-là ; et il eut quelque effort à faire le lendemain pour empêcher l’image de Lisette de s’interposer entre lui et les comptes qu’il avait à vérifier. Et après son dîner, au lieu de fumer plusieurs cigares en flânant dans les Champs-Élysées, il rentra chez lui, prit une plume et se dit: «Si j’écrivais cette histoire?»

Il l’écrivit: quelle idylle touchante et douloureuse! Elle le prenait tout entier: haletant, il écrivait sans s’arrêter, comme sous la dictée d’un sentiment plus fort que lui, et les pages s’ajoutaient aux pages, et il se passionnait de plus en plus pour son œuvre. A chaque instant, des intérieurs de chaumière, des coins de paysage, des retours de laboureurs, le soir, sous le ciel assombri, mille scènes champêtres entrevues autrefois et oubliées pendant tant d’années, sortaient des profondeurs de sa mémoire et venaient prendre place dans son récit, lui formant un cadre plein de vie.... Il écrivit ainsi, ne sentant pas la fatigue, jusqu’au moment où, levant par hasard la tête, il s’aperçut que le ciel blanchissait. «Mais c’est le jour! murmura-t-il épouvanté : comment ferai-je pour ne pas manquer l’heure de mon bureau?» Il se hâta de gagner son lit, en se promettant de ne pas se laisser attarder ainsi les nuits suivantes, car il comptait bien continuer l’histoire de Lisette.

Il la continua, il l’acheva; et, quand il l’eut achevée, il se mit à la recherche de Gaunard pour la lui lire. Gaunard venait de remporter une médaille au Salon. Était-ce la joie de son succès qui le portait à la bienveillance? Le fait est qu’il fut enthousiasmé, et déclara à Magnac que c’était une merveille, un bijou, du George Sand, du Theuriet, et qu’il fallait absolument publier cela. Magnac trouva qu’il n’avait pas tort.

Une légende fort répandue veut qu’en ce monde le talent ait beaucoup de peine à percer, et qu’il faille à un écrivain les chances les plus heureuses et les plus rares pour arriver à placer quelques pages de sa prose. Cette légende fait penser au proverbe italien qui dit: «Pour chanter il faut cent choses, et la voix compte pour quatre-vingt-dix-neuf». Pour écrire il faut cent choses, et le talent compte pour bien près de cent. L’histoire de Lisette était une œuvre exquise: le directeur de revue à qui Magnac la porta, sans protections ni recommandations, l’accepta tout de suite, au lieu de lui faire répondre qu’elle sortait du cadre de sa revue, ou qu’il avait de la copie pour deux ans. Et, un beau jour, l’heureux Magnac écrivit les noms de ses six amis sur six numéros de la revue qu’il leur expédia. Il avait ajouté au bas de la dernière ligne: «Voilà ce que j’ai tiré du petit bois».

Magnac avait trouvé sa voie: désormais il était, lui aussi, parfaitement content de son sort.

Histoires de tous les jours

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