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Confection d’une petite robe noire. — Simple intérieur. — Un enfant de plus. Demain!

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Sautons, s’il vous plaît, par-dessus trois jours. Le capitaine Baudoin les a employés à se chercher un embarquement avantageux, car lorsqu’on n’a que son travail pour nourrir une femme et quatre enfants, on ne s’accorde guère de vacances. Par bonheur, le capitaine Baudoin a bonne réputation, et quoiqu’il ne puisse pas, faute de capitaux, prendre un intérêt sur les navires qu’il commande, aucun armateur ne refuserait de l’employer: on sait qu’on peut compter sur lui. En ce moment, sa femme l’attend; il est en pourparlers avec les riches armateurs de la rue Lafayette, MM. Vescovit et fils; s’il s’arrange avec eux, il faudra qu’il parte au plus tôt pour terminer ses affaires de Marseille... et après, combien de temps aura-t-il à rester à Nantes? des semaines, ou des jours? Mme Baudoin, tout en tirant activement son aiguille, calcule en son esprit le nombre d’années que pourraient bien faire, en les ajoutant les uns aux autres, les jours, les semaines et les mois que son mari a pu passer auprès d’elle. Cela n’en ferait pas beaucoup! Cette fois-ci encore, à peine arrivé d’un voyage où il a failli périr, le voilà qui songe à repartir.... Et il le faut! car les voyages du père, c’est le gagne-pain de la famille. Le vieux proverbe a bien raison: Femme de marin, femme de chagrin!

Tout en travaillant, Mme Baudoin rêve et bâtit pour l’avenir ses châteaux en Espagne. Ce n’est pas défendu, n’est-ce pas? à ceux qui n’en auront jamais d’autres. Ceux de Mme Baudoin sont bien simples, et n’accusent pas grande ambition. Elle voit, bien loin dans le brouillard des ans, les quatre enfants bien placés, les filles bien mariées, continuant sa vie humble et laborieuse chacune aux côtés d’un honnête homme qui les aimera, et les fils gagnant honorablement leur vie; dans ce temps-là, le capitaine sera trop vieux pour naviguer; il ne la quittera plus, et ils vivront ensemble de leurs petites économies. S’il n’y en a pas assez, les enfants seront heureux de leur venir en aide: ils ont tous les quatre si bon cœur! Et Mme Baudoin se voit déjà, sous la forme d’une petite vieille dame avec les cheveux tout blancs, se promenant à petits pas sur le quai de la Fosse avec son vieux mari, s’arrêtant pour voir débarquer une cargaison, causant avec le capitaine d’un navire en partance, et jouissant d’un repos si bien gagné, tout en se plaisant aux souvenirs des pays autrefois parcourus...

Comme il est encore loin, ce temps-là ! En attendant, que Dieu garde le marin et mesure le vent à ses voiles!

Sur la mer sa femme ne peut rien pour lui; mais ici, toutes ses actions sont dirigées vers le même but: lui préparer une douce vieillesse. Elle connaît à Nantes beaucoup de femmes de capitaines qui passent leur vie à faire des visites dans de beaux atours, qui trônent dans leur salon au milieu d’un riche mobilier, qui ne font œuvre de leurs dix doigts, et qui lui jettent des regards dédaigneux quand elles la rencontrent dans la rue, vêtue d’une robe modeste faite par elle-même, et chargée parfois d’un panier, car elle ne se fie pas toujours à sa femme de ménage pour faire le marché.... Oui, mais elle place de l’argent à la caisse d’épargne; les petits ruisseaux font les grandes rivières, et chaque franc économisé rapproche le temps béni du repos. Elle travaille et elle épargne donc, la courageuse femme du capitaine! elle travaille pour l’avenir, elle travaille aussi pour le présent. Elle sait rendre ses enfants heureux; le nécessaire ne leur a jamais manqué, et elle leur a appris à ne pas envier le superflu. Il y a dans la vie tant de petits bonheurs à la portée de tous!

En ce moment elle met la dernière, main à de petits vêtements noirs, destinés à Hermine: il faut bien que l’orpheline soit remise en deuil à la famille qui lui reste. Catherine l’aide courageusement; elle n’aime guère à coudre, Catherine, mais elle a fait un effort pour la petite étrangère, et elle en est payée par les éloges de Mme Baudoin et par sa propre satisfaction. Elle s’arrête de temps en temps pour regarder ce qu’elle a fait, et elle n’est pas éloignée de se considérer comme une grande couturière.

La mère et la fille sont assises près d’une fenêtre, avec une petite table à ouvrage entre elles deux. Les deux fenêtres de la salle — on ne dit pas le salon, on trouverait ce nom trop pompeux pour ce simple parloir où se passe toute la vie de la famille Baudoin — les deux fenêtres de la salle donnent sur la petite place du Sanitat, où Notre-Dame de Bon-Port dresse sa masse blanche surmontée d’un dôme aux clairs vitraux. Des fragments de filets tendus, où grimpent et s’enroulent des capucines, du lierre, |des cobéas, des pois roses et violets, des liserons de toutes les couleurs, stores verdoyants et fleuris, tamisent la lumière et égayent les yeux.

Les meubles sont vieux; ils viennent tous de chez des parents qui ne sont plus, et on les soigne en souvenir d’eux. Cette petite table vient de la grand’tante Justine, morte à vingt ans; ce secrétaire a appartenu au bisaïeul de Mme Baudoin; c’est dans celte vieille petite bergère à coussin de plume que s’asseyait sa grand’mère, qui avait les jambes paralysées et tricotait toute la journée: on garde dans la famille, comme une relique, son dernier ouvrage, un merveilleux tricot fin comme une dentelle. Jamais le capitaine n’a eu assez d’argent à la fois pour payer à sa femme le luxe d’un mobilier neuf; mais à chaque voyage il a enrichi la salle de quelque objet étrange ou curieux, choisi par lui en pays lointain: à ces objets-là aussi se rattachent des souvenirs. Il s’en rattache encore à ce grand fauteuil si bien rembourré, garni d’oreillettes où la tête s’appuie avec délices. Le capitaine arrivait de la Guyane, souffrant, fatigué, dévoré de fièvre. Comme il a trouvé doux de s’y reposer, et comme son cœur a été ému, en entendant les petites voix qui lui disaient: «Est-il bon, papa, ton fauteuil? C’est maman qui l’a acheté pour toi... et nous avons donné toutes nos tirelires, et l’argent de nos gâteaux, même Denise!»


L’aspect de la salle, où tout parle au cœur de ceux qui y vivent, est donc curieux, original et gai même pour un indifférent. Les rideaux bizarrement brodés viennent de l’Inde, et Frédéric, Denise et Hermine jouent avec des joujoux chinois qui peuvent se croire dans leur pays, car les enfants les étalent sur une grande natte qui couvre une partie du plancher. Hermine non plus ne s’y trouve pas dépaysée, car dès son entrée elle a fait fête à certaines figurines de bois peint et doré, toutes pareilles à celles qu’elle voyait tous les jours à Pondichéry.

Elle ne porte plus son costume de mousse, Hermine; Mme Baudoin a trouvé de quoi l’habiller dans les vêtements devenus trop petits pour Denise. Et Denise, qui n’a pas souvent l’occasion de faire des générosités, a été enchantée de donner à la voyageuse «ma robe bleue à festons, mes bas tricotés par maman, mes souliers vernis à bouffettes et mon petit pantalon brodé ». Cela lui donne de l’importance.

Les trois enfants jouent, rient, se poursuivent à quatre pattes, et en cas de litige entre Hermine et Frédéric, Denise intervient bientôt et dit à son frère: «Il faut lui céder, elle est si petite!» avec un air protecteur à faire pouffer de rire. Les quatre ans de Denise peuvent bien regarder de haut les trois ans d’Hermine: la petite Indienne, pâle et brune, n’est pas grande pour son ûge, et Denise la blonde, fraîche et forte, a la tête de plus qu’elle.

Tout à coup la petite fille se lève, repousse la poupée négresse qui s’en va culbuter une rangée de poules chinoises, et se dirige à pelits pas vers Philippe qui écrit sur une table. Arrivée près de lui, elle lui touche le coude doucement.

«Hermine fatiguée!» dit-elle. Et elle ajoute en lui tendant les bras: «Prends-moi!»

Philippe la regarde et lui sourit.

«Va jouer, ma mignonne; je n’ai pas fini de travailler, vois-tu!»

Travailler, ce mot-là n’a pas de sens pour Hermine; elle insiste, d’un ton plus résolu: «Prends-moi tout de suite!» Et comme Philippe ne lui répond pas, les coins de sa bouche s’abaissent et ses grands yeux noirs deviennent brillants: les larmes ne sont pas loin.

«Viens sur mes genoux, chérie!» dit Catherine qui se lève et va vers elle. Mais Hermine se serre contre Philippe.

«Non, pas toi! Philippe! c’est Philippe que je veux....» Et comme elle se rappelle tout à coup que les petites filles ne doivent pas dire «je veux» — c’est un principe de tous les pays — elle adoucit sa voix pour attendrir Philippe, en levant vers lui des yeux suppliants:

«Tu ne m’aimes donc plus?»

Philippe pousse un grand soupir: il tenait presque la solution d’un problème compliqué, et cette petite peste vient de la lui faire perdre. Mais il l’enlève de terre et l’assied sur son genou; et Hermine s’y installe, non sans l’avoir pris par la tête pour l’embrasser à bouche que veux-tu. Puis elle se blottit contre lui, murmure à demi-voix: «Hermine est très sage, Hermine va dormir», et reste immobile comme un oiseau dans son nid.

«Tu la gâtes, Philippe! dit Mme Baudoin d’un ton de doux reproche; je ne vous ai jamais cédé comme cela..

— Que veux-tu, maman! je n’ai pas eu le courage de la faire pleurer si près de son départ. Je n’aurai guère le temps de la gâter, pauvre petite!

— Quand est-ce qu’elle va partir, maman? demande Catherine.

— Peut-être demain, si ton père est libre.

— Déjà ! je m’habituais bien à l’avoir avec nous,

— Pourvu qu’elle soit bien reçue par son grand-oncle! Il était fâché contre son père....

— Mais elle n’en est pas cause, maman! reprend Philippe avec impétuosité. Il faudrait n’avoir pas de cœur pour s’en prendre à une pareille innocente de ce que son père a pu faire de mal.»

Mme Baudoin ne répondit pas. Elle connaissait les hommes un peu mieux que son fils, et elle savait que sans être foncièrement méchants, ils se conduisent souvent comme s’ils l’étaient.

«Je pense, maman, reprit Philippe après une pause, que papa a eu bien raison de ne pas écrire à M. Girague pour lui annoncer sa petite-nièce. Il serait peut-être buté d’avance contre elle; au lieu que quand il la verra, il. ne pourra pas s’empêcher de l’aimer.

— Oh! bien sûr! ajouta Catherine: elle est si gentille! N’est-ce pas que tu l’aimes, maman?

— Certainement; c’est tout naturel, d’ailleurs, de s’attacher à une pauvre petite orpheline, jolie et caressante comme celle-ci.

— Je pense une chose, maman.... Si son oncle ne voulait pas d’elle, où la mettrait-on?

— Je ne connais pas bien les lois, mon enfant; peut-être, comme il est son plus proche parent, serait-il obligé de la faire élever.... Dans tous les cas, on ne la laisserait pas mourir de faim: il y a des maisons où l’on recueille les orphelines.»

La figure ronde de Catherine prit une expression de tristesse: on eût dit qu’elle s’était allongée tout d’un coup.

«Oh! maman! dit-elle, elle serait comme ces petites filles qu’on rencontre dans les rues, avec un bonnet blanc et une robe à petits carreaux bleus, et que deux religieuses conduisent!»

Mme Baudoin inclina la tête, et Catherine comprit cette silencieuse réponse. Elle se remit à son ouvrage; mais son imagination lui représenta le sort futur d’Hermine sous de si sombres couleurs, qu’au bout d’un instant elle n’y put tenir et fondit en larmes.

«Ma chère fille! murmura Mme Baudoin, ne te fais pas de chagrin!

— Mais tu en as toi aussi, maman... tu as les yeux tout mouillés.... Est-ce que, vraiment, tu la laisserais aller à l’hospice?

— Cela ne dépend pas de moi, ma chérie.

— Écoute, ma chère maman, reprit Catherine en se laissant glisser à genoux sur le tabouret qui supportait les pieds de sa mère, je vais te dire quelque chose de très sérieux. Si le grand-oncle la renvoie, dis à papa qu’il nous la ramène: papa fait tout ce que tu veux. Elle ne te donnera pas de peine; c’est moi qui serai sa petite maman. Je m’occuperai d’elle toute la journée, je la lèverai, je l’habillerai, je la ferai manger, je la soignerai, je lui apprendrai à lire, et je lui ferai toutes ses petites affaires: tu verras quelle bonne ouvrière je serai!»

Mme Baudoin secoua tristement la tête.

«Je ne voudrais pas, mon enfant, imposer cette charge à ton père: il a déjà bien assez de peine à gagner notre vie.

— Maman, interrompit Philippe, est-ce que cela dépense beaucoup, une petite fille comme Hermine?

— Sûrement non; mais elle grandira.

— Eh bien, voici ce que je pensais: pendant qu’elle est petite, nous pourrions faire comme du temps où nous voulions acheter un fauteuil à papa; cela suffirait peut-être pour payer sa nourriture. Tu l’habillerais avec les robes qui deviennent trop petites pour Denise: et quand elle aurait grandi, j’aurais grandi, moi aussi, je serais devenu un homme et je gagnerais de l’argent, que je te donnerais pour elle.

— Comme il a de bonnes idées, ce Philippe! s’écria Catherine en battant des mains. Moi aussi, je gagnerai de l’argent; je donnerai des leçons ou bien je ferai de jolis ouvrages pour Mme Pradal, la marchande de la place Royale. Tu te rappelles, maman, les petits chaussons que j’avais tricotés pour l’enfant du voilier? Tu disais toi-même qu’on n’en trouvait pas d’aussi jolis chez les marchands.»

Mme Baudoin embrassa Catherine sans lui répondre. Son cœur était de l’avis de ses enfants; mais la raison n’est pas toujours du côté du cœur, et celle de Mme Baudoin lui représentait quelle charge un enfant de plus serait pour sa famille.

«Là ! j’ai fini! «dit-elle au bout d’un instant, en faisant le dernier nœud à son fil et en le coupant d’un coup sec. Elle se leva et étala sur le dos d’une chaise la petite robe noire qu’elle venait de terminer.

«Comme elle a bonne tournure! dit Catherine avec admiration. Tu fais les robes comme si c’était ton métier, maman!

— C’est bien un peu mon métier, comme la cuisine et bien d’autres choses encore. Une mère de famille doit savoir tous les métiers, vois-tu. Et puis, j’ai tant fait de petites robes depuis la première que tu as portée! Je n’étais pas aussi habile qu’aujourd’ hui, dans ce temps-là.

— Voilà papa!» crièrent Frédéric et Denise. Un pas d’homme monta rapidement l’escalier, et le capitaine entra avec une figure joyeuse.

«Affaire faite! dit-il à sa femme. M. Vescovit m’a donné à choisir entre trois bateaux: est-ce aimable de sa part? J’ai pris la Marie-Anaïs, une jolie goélette toute neuve; je porterai à Riga des pains de sucre et des toiles de Bretagne, et j’y chargerai ce que je trouverai de plus avantageux dans le moment: M. Vescovit a confiance en moi. La toilette de la petite est-elle bientôt prête? Je voudrais, si c’était possible, partir demain pour Marseille: il faut que je sois ici au commencement de la semaine prochaine pour surveiller l’arrimage de ma cargaison.

— Tout est prêt,... pauvre petit agneau!» répondit Mme Baudoin; et elle ne put s’empêcher de soupirer.

Il y eut un silence: la pensée du prochain départ d’Hermine pesait sur tous les cœurs, et chacun se disait à part soi: «Quel dommage!» Au moins fallait-il l’amuser pour son dernier soir, et Mme Baudoin, pendant que Catherine mettait le couvert, chargea Philippe de préparer la lanterne magique, et s’en alla acheter une tarte à la frangipane: c’était le régal et le divertissement des jours de fête. Hermine se régala de la tarte, se délecta devant Peau-d’Ane et le Petit Chaperon Rouge, expliqués par Philippe, et dansa des rondes chantées en chœur; puis elle s’endormit, repue de plaisir, dans les bras de Catherine qui la déshabillait.

Mme Baudoin vint la border dans son petit lit; elle entr’ouvrit les yeux, la reconnut et murmura comme en rêve: «Bonsoir, maman capitaine!» Mais elle fut la seule dans la maison qui n’eut pas de peine à s’endormir.


Les conquêtes d'Hermine

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