Читать книгу Les conquêtes d'Hermine - Josephine Colomb - Страница 20

Où le capitaine cherche un homme et ne trouve qu’une femme. — Éclaircissements sur la famille actuelle de Numa Girague.

Оглавление

Deux heures sonnaient, venaient de sonner ou s’apprêtaient à sonner aux diverses horloges de Marseille —car trouvez donc une ville, Marseille ou toute autre, où les horloges sonnent toutes en même temps! Le vieil empereur Charles-Quint, dans son couvent de Saint-Just, ne put jamais accorder les siennes, et malgré les progrès de la science, son lointain et indigne successeur Charles IV d’Espagne n’y réussit pas davantage. — Deux heures sonnaient donc, et il pleuvait du feu, quoiqu’on fût au mois de septembre, lorsque le capitaine Baudoin, en grande toilette, ce qui n’avait rien de rafraîchissant pour lui, sortit d’une petite auberge du Vieux-Port, tenant d’une main Hermine, et de l’autre portant le très petit paquet qui représentait toute la fortune de la fillette: ses papiers de famille, le peu d’argent que son père avait laissé et un peu de linge donné par la compatissante Mme Baudoin. Les voyageurs étaient arrivés deux heures auparavant, et le capitaine, au lieu de se mettre tout de suite à la recherche de l’oncle Girague, était allé prendre gîte au Marsouin, qui n’était pas un hôtel de premier ordre, mais où l’on vous servait proprement et honnêtement. Là, il avait commencé par faire déjeuner Hermine et par déjeuner lui-même: après quoi il avait procédé à leur toilette. De Nantes à Marseille, on a le temps de récolter de la poussière; pour avoir bonne mine il fallait se nettoyer un peu. Il avait donc lavé et brossé de son mieux leurs personnes et leurs vêtements; et maintenant, rasé de frais, le menton enchâssé dans le col à pointes de sa chemise blanche, coiffé de son chapeau haut de forme et tout vêtu de drap noir, le capitaine offrait un aspect plein de respectability. Hermine trottinait à côté de lui, toute mince et pâle dans sa robe de deuil qui la faisait paraître plus mince et plus pâle encore que de coutume. Elle ne riait ni ne parlait; le long voyage l’avait sans doute engourdie, ou bien le costume inusité de papa capitaine lui inspirait une sorte de respect.

«Là ! c’est ici!» dit le capitaine en s’arrêtant, rue Canebière, devant un vaste rez-de-chaussée, dont les hautes fenêtres garnies de verre dépoli s’abritaient derrière des grilles.

La porte de ce rez-de-chaussée semblait l’entrée d’une ruche, tant il y passait de gens à l’air affairé, entrant et sortant. Le capitaine entra.

«Qu’est-ce que vous voulez? lui dit avec le plus pur accent du cru une sorte de cerbère assis derrière la porte. Il régnait sur le vestibule et avait mission d’ouvrir ou d’interdire aux visiteurs les portes des différents bureaux.

— Monsieur Numa Girague? dit le capitaine.

— A cette heure-ci? Hé ! mon bon, il n’y est pas! Il est venu depuis ce matin, jusqu’à midi moins un quart; mais il ne revient jamais au bureau dans la journée. Revenez demain matin, mon cher!

— Demain? c’est trop loin, je suis pressé. Il est bien-quelque part, s’il n’est pas dans ses bureaux. Ou va-t-il, à midi moins un quart?

— Le patron? il va déjeuner, sans doute! et je crois bien qu’il déjeune mieux que vous et moi, sans vous offenser.

— Et où déjeune-t-il?

— Chez lui; on peut dire chez lui, car il est son propriétaire. Si vous voulez y aller voir en sortant d’ici, suivez la Canebière jusqu’au cours Saint-Louis, et prenez ensuite le cours Belzunce à gauche: sa maison est la troisième à droite. Mais ça m’étonnerait bien si vous étiez reçu: il n’aime pas à s’occuper d’affaires chez lui.

— Merci; je vais essayer tout de même. Il y a affaires et affaires.»

Et le capitaine remonta la Canebière en tirant après lui Hermine qui se faisait lourde: elle avait envie d’être portée. Mais comme il ne paraissait pas y songer, elle finit par s’arrêter court et lui tendre les bras en disant d’une voix plaintive: «Prends-moi, papa capitaine!

— Oh! ça aura un drôle d’air.... Marche encore un peu, petite; nous voilà arrivés.

— Non — et elle secouait vivement sa tête mutine — Hermine est fatiguée.... Hermine ne peut plus marcher. Pauvre Hermine Prends-moi!

— Là, là, ne nous fâchons pas, ma chère mignonne.... Après tout, elle peut bien être fatiguée, cette petite: il fait si chaud! Allons, viens!»

Et le capitaine, portant Hermine et sa fortune, se hâta vers le cours Belzunce, où il savait trouver sous les grands arbres de l’ombre pour se rafraîchir et s’éponger le front à son aise. Il s’installa dans ce but sur un banc, tout juste en face de la troisième maison à droite qu’on lui avait désignée comme appartenant à l’armateur; et tout en s’épongeant, il chercha à remettre sur pied le discours qu’il voulait faire à Numa Girague. Mais il eut beau faire, il n’en retrouva plus une phrase. «Bah! se dit-il cela me reviendra au bon moment. Courage, et allons-y!»

Mme Numa Girague faisait la sieste dans son boudoir. N’allez pas croire que ce boudoir fùt un nid, une bonbonnière, une merveille en miniature; Mme Numa Girague aimait les vastes horizons, et elle pensait judicieusement qu’au point de vue de la température, il est plus facile de réchauffer une grande pièce que d’en rafraîchir une petite. Son boudoir était grand et l’air y circulait à l’aise; au lieu d’un plafond, on l’avait coiffé d’une coupole comme une mosquée, et d’épais rideaux de soie rose brochée d’or n’y laissaient pénétrer qu’une lumière très douce, une vraie caresse pour les yeux.

Les murs disparaissaient sous une mosaïque qui faisait penser à l’Alhambra, et le bruit du jet d’eau qui jaillissait tout près dans le bassin de la grande cour ombragée, rafraîchissait l’oreille. Sur le parquet, des nattes de Chine avaient remplacé les tapis de l’hiver, et d’énormes potiches, placées dans les angles, contenaient des plantes variées. Mme Girague ne tenait pas à l’unité de style; elle groupait autour d’elle tout ce qui lui plaisait, et son boudoir s’était meublé peu à peu d’objets de tous les temps et de tous les pays. En ce moment, enveloppée de la tête aux pieds dans un peignoir japonais en soie violette serré autour d’elle par une écharpe jaune à longues franges, elle reposait sur une chaise longue de fabrique française, qu’elle jugeait plus propice au sommeil que les divans orientaux.

Mme Numa Girague ouvrit les yeux, souleva sa tête, étira ses bras, et finalement se dressa sur son séant et s’appuya sur le coude en secouant la tête pour rejeter en arrière la lourde masse de ses cheveux dorés. Grande, d’une taille de Junon, un teint superbe de rousse, de grands yeux brun clair, une figure régulière et majestueuse, elle méritait bien qu’on dît d’elle «la belle madame Girague», après qu’on avait dit: «la belle madame Morial».

La belle Mme Morial! C’était son plus beau temps, cela, le temps de sa jeunesse. Puis elle avait perdu son mari, et s’était trouvée avec un enfant à élever, sans autre ressource que quelques leçons de piano maigrement payées qu’elle donnait avec ennui, et qu’elle devait à la charité de gens plus compatissants que musiciens, car elle n’avait aucun talent. Cela durait depuis deux ans lorsque Numa Girague avait fait sa connaissance. C’était au plus fort de sa colère contre son neveu, qui venait de se marier malgré lui. La beauté de la jeune veuve le frappa et lui fit venir l’idée de se venger de Georges, en même temps qu’il se créerait une nouvelle famille. S’il ne lui venait pas d’enfants, eh bien! il adopterait celui de Mme Morial: il n’avait que quatre ans, il le considérerait comme son vrai père. Mme Morial était ambitieuse, pour son fils encore plus que pour elle-même, et ne brillait pas par une délicatesse scrupuleuse: elle ne vit aucun mal à faire déshériter un neveu désobéissant, et épousa le vieil armateur.

Ils eurent un fils, qu’on nomma Marius. Didier Morial passait au second plan. Il ne s’en inquiéta guère et continua à appeler l’armateur «papa» et à lui prodiguer ses caresses de bébé joyeux et aimant.

Mais Mme Girague; par un sentiment bizarre, devint jalouse pour lui du frère qui venait le dépouiller. Elle aimait son petit Marius, elle était fière de lui; mais c’était lui l’héritier, il faisait tort à Didier, car s’il ne fût pas né, M. Girague aurait adopté Didier... et Mme Girague n’eut plus qu’une idée, rétablir l’égalité entre les deux frères. Elle faisait des économies au profit de Didier, et s’informait ensuite dans les bureaux de son mari des spéculations avantageuses pour y placer son argent. L’armateur la plaisantait de son goût pour le commerce, et la laissait agir à sa guise; il pensait qu’elle désirait quelques bijoux nouveaux et qu’elle trouvait amusant de les gagner ainsi. Mais ce qu’elle amassait de cette façon ne pourrait jamais constituer une fortune, elle le savait bien. Aussi elle rêvait autre chose: profiter des cinq ans que Didier avait de plus que son frère pour le faire entrer de bonne heure dans les bureaux de l’armateur, et agir sur l’esprit de celui-ci jusqu’à ce qu’il l’eût associé à sa maison. Pourquoi pas? l’enfant était si intelligent, il apprenait si bien tout ce qu’on lui montrait! il rendrait, tout jeune, de vrais services à son beau-père.... Pendant ce temps-là Marius ferait ses études, qu’on prolongerait au besoin un peu plus qu’il n’était, nécessaire... et quand enfin on se déciderait à le mettre au commerce, Didier se serait rendu indispensable, et la maison Numa Girague deviendrait la maison Girague et Morial.

Tout cela était très possible... très probable même.... Et Mme Girague enlaçait son mari comme dans un filet, dont les mailles étaient faites de petits soins, de louanges, de complaisances, et puis d’éloges de Didier, de son intelligence, de son goût pour le grand commerce, de son amour pour son père. «Il vous aime mieux que moi, j’en suis jalouse, en vérité !» disait Mme Girague à son mari. On est toujours flatté d’être aimé ; et d’ailleurs Numa Girague n’était pas un homme insensible. Son beau-fils lui faisait honneur, et comme il ne manquait pas de vanité, c’était une raison de plus pour qu’il l’aimât.

Au moment où le capitaine s’apprêtait à frapper à sa porte, Mme Girague était précisément en train de songer que tout marchait à souhait selon ses désirs, et que son mari ne voyait plus que par ses yeux. «Quel bonheur, se disait-elle, que Numa ait pris le parti de renvoyer sans les lire toutes les lettres de son neveu! Celui-là aurait été un obstacle sérieux.... Mais il a sans doute pris son parti, et cherché fortune d’un autre côté : grand bien lui fasse!»

Une main écarta doucement la lourde portière qui fermait l’entrée du boudoir, et Mme Girague aperçut deux yeux noirs qui la guettaient.

«Qu’y a-t-il, Magarido? demanda-t-elle; et la propriétaire des yeux et de la main se montra tout entière.

— Ah! madame est réveillée! J’espère que ce n’est pas moi qui ai réveillé madame? Je suis venue voir, parce qu’il y a là un homme, avec une petite fille, qui demande à voir madame. C’est-à-dire, c’est monsieur qu’il demandait, mais il aime mieux madame que rien.

— Monsieur est parti pour Montredon, il ne reviendra que très lardée soir. Dites à cet homme d’aller le trouver dans ses bureaux demain malin, entre dix heures et midi.

— Il ne veut pas attendre, madame, il a pour monsieur une commission pressée. Je ne comprends pas ce qu’il dit, il parle d’un neveu de monsieur et de sa petite fille....»

Mme Girague respira.


Avez-vous été piqué par une guêpe ou seulement par une grosse fourmi? Ce n’est pas que ce soit très douloureux; mais cela vous fait immédiatement parcourir de la tête aux pieds, par un frisson aigu absolument désagréable.. Aux paroles de Magarido, Mme Girague ressentit quelque chose d’analogue. Magarido n’avait pas compris, c’était tout simple, elle n’était pas au courant des affaires de Georges Samarsolles; mais Mme Girague craignait de comprendre. Si c’était l’ennemi, il fallait le recevoir de pied ferme et tâcher de le décourager dès la première entrevue. Quelle heureuse chance que Numa fût absent pour toute la journée!

«Quelle espèce d’homme est-ce? demanda Mme Girague à sa femme de chambre. Ce n’est pas un fou, ni un ivrogne, j’espère?

— Oh! il n’a pas bu certainement, quoiqu’il soit très rouge et très brun; il fait si çhaud! Il a une redingote noire très propre et un chapeau qui a l’air tout neuf; il a sûrement fait sa grande toilette pour venir parler à monsieur. Je ne crois pas non plus qu’il soit fou, quoiqu’il dise de drôles de choses; mais il n’a pas du tout l’air méchant. Seulement il est entêté : il ne veut pas absolument s’en aller.

— Faites-le entrer ici, je tâcherai de comprendre ce qu’il veut.»

Mme Girague s’assit sur le bord de sa chaise longue, tordit ses cheveux, qu’elle releva sur sa tête avec un peigne d’or, et attendit les yeux fixés vers la porte. Le cœur lui battait bien fort.

Elle s’attendait à voir entrer un jeune homme dont elle connaissait bien les traits; elle les avait souvent regardés dans le tiroir où Numa avait enfermé les portraits de son neveu à tous les âges. Si c’était lui, serait-elle de force à lutter contre un retour d’affection du vieillard?

La portière se souleva de nouveau... et Mme Girague respira. Cet homme aux cheveux grisonnants, au teint hâlé et tanné par l’air de la mer, n’était pas Georges Samarsolles. Elle lui indiqua un fauteuil.

«Asseyez-vous, monsieur, dit-elle froidement, mais poliment. Laissez-nous, Magarido.»

Le capitaine s’assit et tint Hermine debout entre ses genoux. Il cherchait ses premiers mots; car il avait compté s’adresser à un vieil armateur, et non point à une belle dame. Il fallait pourtant bien se décider, et il commença:

«Madame....» Mais Mme Girague l’interrompit.


Les conquêtes d'Hermine

Подняться наверх