Читать книгу Les conquêtes d'Hermine - Josephine Colomb - Страница 8

Aide-toi; le ciel t’aidera. — Le Passe-Partout. — Cou-cou! papa capitaine!

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Le capitaine Baudoin était un homme énergique; il avait une femme et quatre enfants, sans compter l’orpheline condamnée à périr avec lui: on peut penser s’il tenait à la vie! Il avait fait simplement son devoir, et essayé de sauver son équipage en sacrifiant sa propre existence: maintenant il avait le droit de s’occuper de lui et de la petite Hermine. Il regarda autour de lui, cherchant s’il ne trouverait point quelque moyen de sauvetage qui lui permît de lutter encore. Il savait nager: une épave quelconque l’aiderait à se soutenir sur l’eau, et peut-être la chaloupe reviendrait-elle explorer le lieu de la catastrophe.... Il avisa un couvercle de caisse, long et peu profond; l’enfant y serait couchée comme dans un berceau, et lui, s’accrochant au rebord, le dirigerait et s’y appuierait en même temps.... Il s’en saisit et le poussa vivement vers le côté du Saint-François qui ne plongeait pas encore. C’était par là seulement qu’on pouvait espérer s’éloigner de quelques brasses avant que l’eau bouillonnante creusât un malstroëm où toutes les épaves seraient englouties.

Le capitaine Baudoin plaça l’enfant dans ce berceau improvisé, et il se tournait pour prendre un bout de filin destiné à l’y attacher, lorsqu’il fut renversé par un choc inattendu. Tout endolori, il se releva d’un bond et reconnut l’objet qui l’avait heurté. C’était le petit canot du bord, le youyou, arraché à ses amarres par un coup de tangage, qui venait de rouler sur le pont.

«Qu’on dise que le bon Dieu ne se mêle pas des affaires des honnêtes gens!» pensa le capitaine. Et se hâtant d’aider la Providence qui venait à son secours, il mit Hermine dans le canot, qu’il fit glisser à la mer en le retenant par un cordage, le long duquel il descendit ensuite.... Il était dans le canot. Vivement, il largua son amarre qui s’en alla battre les flancs du Saint-François avec un bruit sec; puis, saisissant un de ses avirons couchés au fond du youyou, il l’appuya avec force contre le navire agonisant, donnant ainsi au canot un élan qui l’envoya à plusieurs mètres. Sans perdre un instant, le capitaine se servit de son aviron pour godiller et tâcher de s’éloigner davantage, jusqu’au moment où un remous violent, qui faillit faire chavirer la pauvre petite embarcation, vint lui apprendre que le Saint-François ne reverrait plus jamais la lumière du jour. Alors il se retourna et regarda. En ce moment la lune, apparaissant entre deux nuages, traça sur la mer son pâle sillon, sur lequel se détacha, noir et mince, le haut du grand mât du navire coulé : on eût dit une petite croix sur une tombe. Puis cette croix s’enfonça à son tour: plus rien!

Le capitaine Baudoin, machinalement, se signa comme il eût fait devant un mort; et il murmura le cœur serré : «Pauvre Saint-François! c’était un bon bateau.... Heureusement qu’il n’y a pas de ma faute!»

La lune s’était cachée de nouveau. Le capitaine eut beau regarder dans la direction qu’avait prise la chaloupe, il ne vit rien que le brouillard. Il cria, se faisant un porte-voix de ses deux mains: peut-être son équipage n’était-il pas loin et pourrait l’entendre. Mais la brume étouffe les bruits: rien ne répondit à son appel. Heureusement le grain était passé ; s’il n’en survenait pas un autre, le canot flotterait toute la nuit, et peut-être au lever du soleil le brouillard se dissiperait-il et permettrait-il à quelque navire de voir les naufragés et de les recueillir. Pour le moment, il n’y avait qu’à attendre: inutile de se diriger d’un côté plutôt que d’un autre.

Le capitaine, à tâtons, chercha à se rendre compte de ce que pouvait contenir le canot. Il mit d’abord la main sur une vareuse de toile huilée, précieuse pour envelopper Hermine et l’empêcher d’être mouillée. Il trouva ensuite une écope et s’en servit pour vider l’eau qui était entrée dans le canot; puis il arrangea une sorte de couchette pour la petite fille qui pleurait, et il l’y établit en la consolant de son mieux. Il était mouillé, lui, mais l’enfant ne l’était pas; quand elle fut couchée dans sa couverture, avec la vareuse par dessus, elle s’y trouva aussi bien que dans son hamac.

«Conte-moi Denise, papa capitaine!» dit-elle de ce ton impérieusement câlin des petits enfants. Hermine aimait les contes, et le capitaine, qui n’en savait pas, les remplaçait par le récit des hauts faits de sa plus jeune fille.

«Oui, ma mignonne.... Denise a un beau petit chat blanc, avec des yeux bleus et de grandes moustaches; elle attache une boule de papier au bout d’un fil, et elle la traîne en courant tout autour de la chambre. Le petit chat court après, pour l’attraper avec sa petite patte, et Denise se sauve aussi vite qu’elle peut.....

— D’autres!» dit Hermine en rouvrant les yeux, avec l’accent du commandement.

Le capitaine, qui s’était arrêté, la croyant endormie, reprit avec résignation:

«Denise a une poupée négresse que je lui ai rapportée de la Nouvelle-Orléans, et qui est la bonne de sa poupée blanche. Elle la coiffe avec un petit madras jaune et rouge, et elle lui met un joli. collier de cauris, pour l’emmener à la promenade, tout le long du quai de la Fosse, où l’on voit des bateaux de toutes les façons, des bricks, des goélettes, des gabares, des chaloupes, des baleinières, des côtres, des canots....»

Le capitaine s’interrompit dans son énumération; Hermine dormait tout à fait. La mer s’était calmée; le petit bateau, ballotté par les vagues, flottait au hasard, car le capitaine se contentait, pour toute manœuvre, de maintenir la barre afin qu’il ne se mît pas à pivoter sur lui-même. Il s’était assis à l’arrière auprès de l’enfant et cherchait à calculer, d’après la hauteur de la lune, où l’on pouvait en être de la nuit. Comme les heures lui semblaient longues! Il pensait à sa chère femme, si aimante, si courageuse et si douce; il évoquait le souvenir des jeux charmants de ses derniers-nés, Frédéric et Denise, il se représentait leurs jolies têtes frisées, leurs joues roses, leurs yeux naïfs, leurs gestes gracieux, le son de leurs voix, leurs vifs éclats de rire; il revoyait ses deux aînés, Philippe et Catherine, déjà grands et raisonnables, l’écolier studieux et la petite ménagère tendre et sérieuse, faite à l’image de sa mère,... et il lui prenait un serrement de cœur à la pensée qu’il ne les reverrait peut-être plus.

Vers le milieu de la nuit, le brouillard se dissipa et laissa voir l’armée étincelante des étoiles. A la clarté de la lune au zénith, brillante comme un pur diamant, le capitaine se vit seul au centre de l’horizon immense. Pas une terre, pas une voile en vue. Qu’était devenue la chaloupe? Reposait-elle au fond de la mer, comme le pauvre Saint-François? ou le vent l’avait-il chassée bien loin d’un côté, pendant que le canot s’en allait d’un autre, emporté par les vagues? Peut-être Kerzoncuff essayerait-il de revenir, de chercher.... Au moins, cette clarté avait cela de bon, qu’elle préviendrait un nouvel abordage: on y voyait au loin sur la mer comme en plein jour.

Le capitaine Baudoin avait raison de compter sur son second; malheureusement celui-ci n’était pas le maître. Lorsque, pour sauver l’équipage que portait la chaloupe, il s’était décidé avec désespoir à fuir le brick qui sombrait, il avait obéi à la fois à sa conscience et à l’ordre de son capitaine. Mais au bout de quelques instants, jugeant le péril diminué, il voulut revenir vers le point où le Saint-François s’était englouti: le capitaine pouvait avoir surnagé, s’être aidé d’une épave, on ne pouvait le laisser périr ainsi. Malgré les murmures de l’équipage, il fit hisser la voile: le vent s’y engouffra et faillit faire chavirer la chaloupe. «Amenez la voile!... à l’aviron!» commanda-t-il. Mais l’avant plongeait dans chaque lame, la chaloupe embarquait des paquets de mer et n’avançait pas. «Beau plaisir, d’aller se faire noyer au même endroit que le capitaine!» grommela un vieux matelot qu’une vague avait failli emporter. «Il est bien perdu, allez! et il va nous en arriver autant!» dit un autre à Kerzoncuff. Celui-ci lutta encore quelques instants; mais le danger grandissait; le vent, la mer et les hommes étaient contre lui; il se décida, l’âme navrée, à virer de bord et à céder au vent. La chaloupe alors, redressée, fila sur la mer comme une flèche. Lorsque le capitaine poussa son suprême cri d’appel, Kerzoncuff et les matelots étaient déjà trop loin pour l’entendre; et quand le brouillard dissipé laissa voir au loin la mer inondée de lumière, Kerzoncuff eut beau interroger l’horizon, il n’aperçut nulle part le frêle canot échappé au désastre du Saint-François.

«Une voile! capitaine! une voile!»

Capitaine, c’était maintenant le titre du second. La longue nuit des naufragés touchait à sa fin; l’orient blanchissait et les étoiles commençaient à pâlir.

«Capitaine, une voile à tribord!» répéta le matelot.

Kerzoncuff attacha son regard sur un point presque imperceptible qui dépassait l’horizon, comme si ses yeux eussent pu agir sur lui à la façon d’un aimant.

«Oui,... c’est une voile! Enfants, nous sommes sauvés! Gouvernons droit dessus. Hissez la voile: la brise se lève et nous l’avons pour nous.... Ils approchent: nous devrons un fier cierge à Notre-Dame de Bonne-Garde!»

De ce que la fourmi voit l’éléphant, il ne faut pas toujours conclure que l’éléphant voie la fourmi. Les naufragés de la chaloupe avaient aperçu, de leurs seuls yeux, la haute voilure d’un grand trois-mâts, quand du trois-mâts personne, même avec le secours d’une lunette, ne pouvait encore voir la chaloupe. Kerzoncuff et ses hommes passèrent par de dures alternatives de joie et de découragement, selon que l’objet de leur espérance venait vers eux ou semblait changer de route! Enfin ils furent aperçus, leurs signaux furent compris: aux bordées que courait le trois-mâts, il était visible qu’il se dirigeait vers eux. Cependant le ciel s’éclairait d’une lumière qui n’était plus celle de la lune; un grand frisson courut sur la mer, c’était la brise qui fraîchissait à l’aube. Elle emplit la voile, et la chaloupe, légèrement inclinée, fendit les flots et s’élança vers le navire sauveur. Chaque minute maintenant diminuait la distance qui les séparait.... Le soleil s’élevait à peine au-dessus de l’horizon, quand les naufragés foulèrent le pont du trois-mâts, qui leur semblait la terre de la patrie.

Le capitaine, un vieux marin bronzé à la physionomie bienveillante sous ses rides, commença par leur faire distribuer des vivres et une ration d’eau-de-vie; puis il leur nomma son bâtiment et lui-même: le Passe-Partout, capitaine Rospinneuc, du port de Saint-Nazaire. Ensuite il se fit raconter le naufrage du Saint-François, et en dressa procès-verbal. C’était un homme tranquille, qui faisait tout par compas et par mesure, sans s’inquiéter des interruptions de Kerzoncuff, qui bouillonnait d’impatience. Il finit pourtant, à un «Mais, capitaine!» plus accentué que les autres, par s’arrêter dans ses opérations.

«Eh bien, quoi? demanda-t-il brusquement au second du Saint-François.

— Eh bien, capitaine, il serait peut-être encore temps de sauver le capitaine Baudoin. Qui sait s’il ne s’est pas accroché à quelque épave? Du caractère que je lui connais, il ne lâchera qu’à bout de forces. Je sais où nous étions hier quand nous avons fait le point, et nous n’avons guère marché depuis, à cause du calme d’abord et du brouillard ensuite. S’il n’a pas péri pendant le grain, il nous attend, il compte sur nous. Allez à son secours, capitaine!»

Kerzoncuff parlait avec animation: le capitaine Rospinneuc le regardait avec l’air d’attention étonnée qu’ont les gens placides devant ceux qui s’agitent et se répandent en paroles. Mais il réfléchissait à part lui, car il reprit, dès que Kerzoncuff s’arrêta:

«Hum! hum! Vous dites que vous étiez hier à midi?.... hum! hum!.... Dans quelle direction avez-vous navigué depuis?

— Sud-quart-sud-ouest, capitaine, avec calme plat. Au coucher du soleil la brise s’est élevée: mais le brouillard est venu, et nous avons amené toutes nos voiles de peur d’accident. Ça nous a bien réussi!

— Hum! hum! ça me fera un retard, et mes armateurs ne seront pas contents.... D’autre part, s’il y a une chance de sauver un brave marin.... le vent serait bon justement.... Bah! nous tâcherons de rattraper cette journée-là.... Timonnier! la barre au vent!»

A cet ordre, donné d’une voix tonnante, Kerzoncuff jeta un cri de joie et de triomphe, et le Passe-Partout, obéissant au gouvernail, tourna son avant dans la direction indiquée.

Quelles heures d’attente anxieuse, pendant que le trois-mâts, toutes voiles dehors, courait à la recherche d’une chimère, sans doute, car il y avait si peu de chances que le capitaine Baudoin eût survécu à son navire! S’il n’avait pas été englouti dans le remous du Saint-François, s’il avait pu saisir une épave, une autre épave ne pouvait-elle l’avoir heurté, blessé, tué peut-être? Même avec un appui, avait-il pu surnager si longtemps? l’enfant qu’il n’avait pas voulu abandonner, avait dû embarrasser ses mouvements.... Kerzoncuff allait, venait, comme un fauve en cage, cherchant à tromper son impatience; il aidait à la manœuvre, et revenait à chaque instant à l’habitacle pour interroger les instruments, recommencer de nouveaux calculs, constater le chemin qu’on avait fait.... Le Passe-Partout était bon marcheur, et le capitaine Rospinneuc, une fois décidé, ne ménageait pas sa toile: c’était un plaisir de voler ainsi sur l’Océan.

«Hein! qu’en dites-vous? c’est un fameux bateau que le Passe-Partout! dit le capitaine en frappant sur l’épaule de Kerzoncuff.

— Oui, capitaine, un fameux bateau.... Passez-moi donc un peu votre longue-vue, s’il vous plaît.

— Oh! nous n’y sommes pas nous avons beau aller vile....

— Qui sait? il aurait pu venir à notre rencontre.... un bon hasard;... quand on ne sait pas où l’on est, on a autant de raisons pour aller d’un côté que d’un autre....

— Capitaine, une voile à bâbord! cria le matelot de vigie.

— Bon! gouvernez dessus!» dit le capitaine en saisissant son porte-voix. Et des qu’il fut à portée de se faire entendre, il héla le navire pour lui demander s’il n’avait point recueilli de naufragé dans ces parages. C’était bien la dixième fois depuis le matin qu’il renouvelait inutilement celle question.

Le lever du soleil avait trouvé le capitaine Baudoin assis à l’arrière du canot, où Hermine dormait la tête appuyée sur son genou. Il n’osait faire un mouvement de peur de la réveiller: elle se réveillerait bien assez tôt, la pauvre petite! Elle aurait faim, et il n’avait rien à lui donner; et ce n’est pas à un enfant de deux ans et demi qu’on peut expliquer les raisons qu’on a de ne pas le satisfaire. Elle pleurerait certainement, et le capitaine, en bon père de famille qu’il était, n’aimait pas à voir pleurer les enfants; il résolut donc de retarder son chagrin le plus possible. Il commençait à espérer: ces mers servent de route à tant de navires! il était impossible qu’il n’en passât pas un à portée de les voir, avant le retour de la nuit. Pourvu que le brouillard ne revînt pas! mais non, le ciel clair mirait dans les eaux sa pourpre et son azur, l’air limpide portait la vue bien loin;... quelques heures encore, et ils seraient sauvés....

La chaleur du soleil réveilla Hermine; elle se frotta les yeux, les ouvrit tout grands.... «Bonjour, papa capitaine!» dit-elle en souriant. Et puis elle regarda autour d’elle, et ce furent des questions, des questions, auxquelles le pauvre homme ne savait que répondre. Pour le moment, tout allait bien: Hermine était contente d’être dans un petit bateau avec papa capitaine; un petit bateau, c’était bien plus joli qu’un grand bateau, on était plus près de l’eau, on pouvait voir les jolis poissons. Pendant qu’elle exprimait sa satisfaction, le capitaine put achever l’inventaire du youyou: il y trouva une gourde remplie d’eau potable, une autre gourde dans laquelle il y avait encore un peu d’eau-de-vie et une boîte contenant des biscuits de mer. Il s’y trouvait aussi une pipe et un quart1 oubliés par quelque matelot. Hermine déjeuna de biscuit émietté, dans de l’eau additionnée de quelques gouttes d’eau-de-vie. Cela ne lui semblait pas bien bon; mais le capitaine lui assura que c’était de la soupe de marin, et qu’on n’en mangeait pas d’autre dans le petit canot.

Le capitaine fixa la couverture


Le temps passait; plusieurs voiles avaient paru et disparu à l’horizon: le capitaine commençait à s’inquiéter, Hermine souffrait de la chaleur, gémissait. Le capitaine fixa la couverture qui l’avait enveloppée au haut de trois avirons qu’il mit debout en faisceau: cela faisait une espèce de tente. Hermine, abritée et rafraîchie, retrouva sa gaieté et inventa un nouveau jeu.

«Cou-cou! papa capitaine! dit-elle en se rejetant en dehors de la tente improvisée. Cou-cou!.... Ah! la voilà !.... Fais cou-cou toi aussi, papa capitaine!»

Que pouvait faire papa capitaine, sinon de jouer à cache-cache? Il y joua; et depuis un instant, il cessait d’observer l’horizon, lorsque l’enfant interrompit tout à coup ses éclats de rire et dit d’un ton triomphant:

«Papa capitaine, un gros bateau!»


1. Petite tasse en fer-blanc dont la contenance équivaut au quart du litre.

Les conquêtes d'Hermine

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