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Où le capitaine Baudoin est en route pour revenir chez lui. La passagère du capitaine. — Abordage.

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Il faisait nuit, et le Saint-François naviguait silencieusement dans les parages de Madagascar. Quoiqu’il y eût peu de brise, le Saint-François ne portait de toile que juste ce qu’il lui en fallait pour ne pas rester immobile: le capitaine Baudoin, qui le commandait, était un homme prudent, et il aimait mieux mettre deux ou trois jours de plus à son voyage que de s’exposer à de fâcheuses rencontres. Il avait chargé à Pondichéry une cargaison de riz pour la Réunion, où il devait remplacer ses couffes de riz par des sacs de café, à destination de Marseille. Le Saint-François appartenait à un armateur de la Cannebière.

Le capitaine Baudoin n’était pourtant pas Marseillais; il était Breton, et c’est à Nantes qu’il avait laissé sa femme et ses quatre enfants. Seulement, il était venu de Nantes à Marseille sur la Duchesse Anne, avec une cargaison de bimbeloterie, et ayant chargé en place des barils d’huile d’olive, il avait trouvé une bonne occasion qu’il s’était empressé de saisir. Il avait pris le commandement du Saint-François, dont le capitaine était tombé malade à la veille de mettre à la voile, et il avait chargé son second de rapatrier la Duchesse Anne avec sa cargaison d’huile.

Maintenant il s’en revenait, heureux de penser que chaque bouffée de vent dans ses voiles le rapprochait de son foyer. Ce double voyage était une bonne affaire, et il en rapportait de jolis bénéfices, sans compter des cadeaux pour sa famille. Quelle joie de voir les yeux brillants de ses quatre enfants devant les figurines de bois peint et doré, les joujoux hindous, les fruits et les sucreries du pays! Et leur mère, qui aimait tant à parer son intérieur, comme elle serait contente des nattes, des écrans, des légers meubles de bambou, des coffrets incrustés d’ivoire et d’argent, des tissus mélangés de fils d’or! Le capitaine Baudoin riait en lui-même, en se représentant leurs chères figures: il les aimait tant tous les cinq! Son métier le tenait bien souvent loin de sa maison; la pensée de ceux qu’il y laissait lui gardait le cœur en joie au milieu de ses fatigues, et quand il y revenait, il faisait en quelques semaines provision de bonheur pour ses longues absences.


Assis dans sa cabine, le capitaine songeait. «Tant de jours à la Réunion, où j’arriverai après-demain, j’espère, et où la cargaison doit être prête.... Nous aurons bon vent pour descendre au sud et aller doubler le Cap, on peut y compter dans cette saison...; il n’y aura guère de tempête à craindre, et puis le Saint-François est un bon bateau. Une petite escale à Ténériffe, si j’ai besoin d’eau: pas d’autre arrêt dans mon voyage! Une fois dans la Méditerranée, c’est comme si j’étais à Marseille; et à Marseille, je ne m’arrêterai que le temps de régler avec l’armateur.... ah! et de rendre l’enfant à sa famille, aussi.... Pauvre-petite! j’espère bien que l’oncle Croquemitaine ne va pas la refuser.... Je me suis mis là dans un bel embarras! S’il me faut faire des discours à ce vieux corsaire, je ne saurai pas comment m’y prendre; moi, l’éloquence n’est pas mon fait. Ce pauvre diable aurait mieux fait de s’adresser à un curé, ou à un avoca;... il est vrai qu’il n’en avait pas sous la main: on fait comme on peut. Si j’avais su, je ne l’aurais pas pris à mon bord: mais qui pouvait se douter qu’il allait mourir? Il avait chétive mine, c’est vrai; mais j’ai cru que c’était le chagrin. Un homme qui vous dit: «Capitaine, je viens de perdre ma femme», et qui pleure en vous disant cela! Il avait besoin de retourner tout de suite à Marseille, et il n’y avait pas d’autre bateau en partance que le mien; il me suppliait: j’ai eu pitié de lui, tout le monde en aurait fait autant à ma place. Pourvu que son oncle lui pardonne, à présent qu’il est mort, et qu’il reçoive bien sa pauvre petite!... Elle ne se doute pas de tout cela, l’innocente: elle m’appelle papa capitaine, et constate, sans s’étonner, que l’autre papa est parti. Elle ajoute quelquefois: pour aller chercher maman.... Cela vous serre le cœur de l’entendre.... Est-elle jolie! presque aussi jolie que ma petite Denise.... Denise me plaît mieux, parce qu’elle est blonde, c’est plus joli pour les petits enfants; mais celle-ci est une vraie beauté quand elle est réveillée, avec ses yeux noirs qui n’en finissent plus....»

Ce disant, le capitaine Baudoin s’était levé pour aller se pencher sur un petit hamac suspendu à côté du sien. Dans ce hamac, une petite fille était couchée et dormait profondément; et, comme disait le capitaine, cette petite fille pouvait passer pour une vraie beauté.

Ses yeux noirs, «qui n’en finissaient plus», étaient fermés pour le moment; mais une épaisse frange de longs cils, bordant les paupières abaissées, faisait ressortir la blancheur mate de son visage, et de petites dents blanches comme du lait brillaient dans sa bouche entr’ouverte. Ses cheveux noirs, déjà longs pour son âge (deux ans et demi environ), pendaient sur le bord du hamac, couvrant à moitié le petit bras potelé replié sous sa tête. Le bon capitaine sourit en la regardant; puis sa physionomie s’assombrit et il reprit en soupirant:

«Pauvre petite! cela fera demain huit jours qu’elle est orpheline.... Je n’ai pas encore eu le temps de réunir ses papiers et de les enfermer dans une enveloppe de toile cirée: il faut que je le fasse pendant que j’y pense. On ne sait pas ce qui peut arriver: papiers mouillés, papiers perdus, et quand on est sur l’eau.... Là ! les voilà tous. Acte de mariage civil et religieux de Georges Samarsolles et d’Aïa Soberyani; acte de naissance et extrait de baptême d’Hermine Samarsolles, leur fille; acte de décès d’Aïa Soberyani, épouse de Georges Samarsolles, et enfin, acte de décès de Georges Samarsolles, mort à bord du Saint-François le 18 avril 1850. C’est moi qui l’ai dressé, celui-là, assisté de mon second, avec deux de mes hommes pour témoins: les deux seuls qui savaient signer leur nom.... Pauvre garçon! il a fallu le jeter à la mer.... La mer, c’est une belle tombe pour un marin; mais un civil, c’est autre chose, cela fait toujours de la peine.... Ah! voilà encore sa lettre à son oncle, pour lui demander pardon et lui recommander sa petite fille. A-t-il eu de la peine à l’écrire, cette pauvre lettre! Je lui disais de me la dicter; mais non, il voulait qu’elle fut de son écriture, pour mieux attendrir son oncle; il n’a pas pu la finir, quoiqu’il y ait dépensé le reste de ses forces, et encore c’est bien mal écrit.... Là ! voilà qui est fait!»


Les papiers de feu Georges Samarsolles, dû-ment enfermés dans une enveloppe imperméable, s’en allèrent rejoindre une autre enveloppe pareille qui contenait les papiers importants du capitaine, ainsi que l’argent qu’il rapportait.

Puis, allégé comme on l’est quand on vient de prendre une bonne précaution, le capitaine Baudoin monta sur le pont pour observer la mer et le ciel.

«J’allais vous envoyer chercher, capitaine, lui dit son second en reconnaissant son pas. Il vient de tomber un brouillard comme je n’en ai pas encore vu: il fait noir comme dans un four. On pourrait joliment s’aborder, par des nuits pareilles! J’ai fait hisser le fanal au grand mât.

— C’est bien; mais je ne sais pas s’il servirait à grand’chose: c’est à peine si nous le voyons de l’arrière. Ouvrons l’œil et l’oreille... et encore, ces maudits brouillards-là étouffent tous les bruits.... Je ne serais pas fâché d’être à demain! 3)

En effet, les ténèbres étaient effrayantes. Calme plat, quant au vent; ce qui n’empêchait pas le Saint-François de rouler très fort, la brume soulevant la mer, ainsi qu’il arrive souvent. Le capitaine Baudoin fit mettre plus de toile pour appuyer un peu la marche du bateau, et il garda tous ses hommes sur le pont. Ces calmes-là sont traîtres, et il se défiait d’un grain subit; d’autant plus que si le vent n’augmentait pas, les vagues grandissaient sans cesse. Le capitaine interrogeait l’horizon de tous les côtés; mais ses yeux de marin, habitués à percer l’obscurité, ne pouvaient rien distinguer dans la profondeur de celle-ci. Il avait fait hisser aux mâts ses fanaux les plus brillants; mais du navire lui-même on ne les apercevait pas plus que des bouts de chandelle dans des lanternes de papier huilé, et le cercle de lumière roussâtre et terne qui les entourait devait être complètement invisible à cinquante mètres. Si d’autres bâtiments naviguaient dans ces parages, il n’y avait pas de raison pour qu’on pût les éviter.

Tout à coup une forme vague, énorme, à peine visible, apparut par le travers du Saint-François; et avant que le capitaine Baudoin eût ouvert la bouche pour donner un ordre, un choc épouvantable ébranla le bâtiment de la quille aux enfléchures et le fit tourner sur lui-même comme s’il n’eût été qu’une coquille de noix.

Cela n’eut que la durée d’un éclair; l’apparition fantastique poursuivit sa route sans s’arrêter, et se perdit de nouveau dans le brouillard, saluée par tout l’équipage du Saint-François, d’une bordée des jurons les plus énergiques.

«L’animal! s’écria le capitaine Baudoin, il ne s’inquiète seulement pas de savoir s’il nous a fait des avaries! Kerzoncuff, prenez un homme et une lanterne, et allez-vous-en visiter la cale je vais rester ici à veiller au grain, et à examiner le bordage, qui doit avoir un fameux trou....

— Capitaine! capitaine! nous coulons: une voie d’eau énorme à l’avant! crièrent des voix épouvantées.

— Courage, les enfants! Aux pompes, le premier quart, sous le commandement de Kerzoncuff; le reste des hommes en bas avec moi pour tâcher d’aveugler la voie d’eau. Vite, et en bon ordre!»

Le capitaine achevait à peine de parler, qu’une lame énorme s’abattit sur le pont du Saint-François; le grain prévu se déchaînait sur le malheureux brick. La vague en se retirant emporta un lourd fragment du bordage fracassé ; une autre s’en servit comme d’un bélier pour battre la coque déjà trouée: un flot se précipita dans la cale, et les malheureux marins sentirent le bateau s’enfoncer sous eux.

«Nous sommes perdus! grommela un vieux matelot: que le bon Dieu le rende à l’Anglais! car ce ne peut être qu’un Anglais, pour sûr.

— Kerzoncuff, dit le capitaine à son second, faites éventrer les barils d’huile et jetez-les à la mer, cela nous fournira un moment de calme pour nous embarquer. Parez les chaloupes: du biscuit, de l’eau, des agrès: je descends chercher mes livres de bord.»

Pendant qu’on exécutait ses ordres à la hâte, le capitaine descendait dans sa cabine. Quand il eut pris ses papiers et ceux de l’enfant, et qu’il les eut enfermés dans une ceinture qu’il roula autour de son corps, il s’approcha du petit hamac.

«Pauvre mignonne! murmura-t-il, peut-être vaudrait-il mieux la laisser noyer là, dans son sommeil: j’ai si peu de chances de la sauver!»

Pourtant il la prit doucement dans ses bras et l’enveloppa dans sa couverture. Hermine ouvrit ses grands yeux noirs, et, reconnaissant papa capitaine, elle lui sourit et avança ses lèvres comme pour quêter un baiser. Puis elle appuya sa tête contre la poitrine du marin, et se rendormit dans ses bras comme dans un berceau.

Une vision, à la fois délicieuse et navrante, passa devant la pensée du capitaine pendant qu’il remontait sur le pont du Saint-François agonisant: la vision de quatre enfants agenouillés autour de leur mère, murmurant de leurs voix innocentes la prière du soir «pour les malades, pour les prisonniers, pour les voyageurs, surtout pour papa, qui est bien loin sur la mer...», et il invoqua, lui aussi, la main puissante qui seule pouvait le sauver de la mort, lui et tous les hommes qu’il avait sous sa garde.

La lune venait de se lever, et sa clarté blafarde, sans dissiper le brouillard, atténuait un peu les ténèbres. Le Saint-François s’enfonçait de plus en plus; mais les ordres du capitaine s’exécutaient; la chaloupe était à flot, et l’huile répandue sur la mer avait créé une accalmie dont il fallait se hâter de profiter pour ne pas se laisser entraîner par le remous dans le gouffre qu’allait creuser le navire condamné, quand il coulerait à fond. Kerzoncuff, debout sur le plat-bord, dirigeait les mouvements et fai sait passer à deux matelots déjà descendus dans la chaloupe les provisions qu’ils y rangeaient dans le meilleur ordre possible.

«Tout est paré, capitaine! dit-il en voyant son chef près de lui.

— Bien! Nous avons du biscuit?

— Oui, capitaine; et de l’eau-de-vie, des jambons, ce qu’il y avait de pain à bord, une caisse d’eau et des couvertures.

— Embarque, alors! il est temps. Faites l’appel des hommes.»

Le second obéit. A chaque nom crié dans ces ténèbres, un homme se détachait du groupe serré que formait l’équipage, et descendait dans la chaloupe. Quand ils y furent tous:

«A vous, capitaine! dit Kerzoncuff en se rangeant pour laisser passer son chef.

— Non, à vous; le capitaine doit rester le dernier à son bord. Rappelez-vous cela, quand vous commanderez à votre tour.»

Kerzoncuff sauta dans l’embarcation et se retourna aussitôt, tendant les bras et criant: «Donnez-moi l’enfant, capitaine!» Mais à ce moment une vague souleva la chaloupe et l’éloigna du brick; une seconde, qui lui succéda immédiatement, augmenta encore la distance.

«Aux avirons! cria Kerzoncuff; sauvez le capitaine!» Et, prenant la barre, il gouverna vers le bateau qui s’enfonçait de plus en plus.

Arriveraient-ils avant qu’il eût disparu? et s’ils arrivaient, ne serait-ce pas la mort pour tous? Le capitaine Baudoin mesura de l’œil la distance et se vit perdu.

«Au moins, que je périsse seul! pensa-t-il; pour cette pauvre petite, personne ne la pleurera.» Et d’une voix de tonnerre qui domina le bruit des vagues, il cria: «Au large!»

Tous entendirent le suprême commandement de leur chef, Kerzoncuff hésita: il lui semblait lâche d’abandonner ainsi le capitaine. Mais à ce moment le Saint-François craqua avec un bruit sinistre: il fallait fuir ou périr. Le second, avec un cri de rage, donna un violent coup de barre, et les matelots, faisant force de rames, s’éloignèrent du gouffre où allait descendre leur navire.


Les conquêtes d'Hermine

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