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Une enfant de plus.

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M. et Mme Davery ne s’endorment pas sitôt; M. Davery, pendant son séjour à Grenoble, n’a pu écrire que de courtes lettres. Il raconte maintenant en détail à sa femme son arrivée, la réception que lui a faite Lucile, et lui explique dans quel état il a trouvé les affaires de M. Granvier, et comment il a réglé différentes questions.

«Le revenu de Lucile aurait pu payer sa pension dans une maison d’éducation, dit-il; mais elle a préféré venir chez nous, et c’était bien aussi mon désir: il ne m’a pas fàllu une heure pour l’aimer, la chère petite. Si tu savais comme elle est raisonnable! Elle devait souffrir de quitter tout ce qu’elle avait aimé ; eh bien! elle ne pleurait qu’en cachette et ne me montrait qu’un visage riant. Il y avait une chose qui m’inquiétait: apporter son mobilier ici eût été une grande dépense, et puis nous aurions eu de la peine à le loger. Pourtant, elle est devenue si pâle en me disant d’une voix qui s’efforçait d’être calme: «Eh bien, mon oncle, il faudra le vendre», que j’aurais fait, je crois, la folie de l’emmener, si nous n’avions pas trouvé une dame qui a consenti à le lui garder. De cette façon, elle le retrouvera plus tard. Elle a seulement apporté un certain nombre d’objets, qui arriveront dans quelques jours. J’ai beaucoup causé avec elle, et je vois qu’elle sera plutôt dans la maison une aide qu’un embarras. Elle est fort avancée pour son âge, elle pourra travailler avec Valentine. Si elle désire des leçons de musique, de dessin ou d’autre chose, il faudra lui en faire prendre; elle a l’air d’aimer beaucoup le travail... Ah! il faut aussi que je te renseigne sur la question d’argent. Je l’aurais bien prise, quand elle n’aurait pas possédé un centime, la chère enfant; mais son père avait fait des économies, qui, jointes à la dot de sa mère, lui constituent une somme de quarante mille francs. Tu vois qu’elle ne nous coûtera rien, et qu’à sa majorité nous pourrons même lui rendre sa fortune un peu augmentée.

— Oh! certainement! répondit Mme Davery. Pourvu qu’elle ne trouve pas notre vie trop simple, trop... enfin, qu’elle ne regrette pas son intérieur... Thérèse avait toujours aimé l’élégance, et puis elle n’a eu qu’un enfant, elle n’était pas obligée à autant d’économie que nous. As-tu remarqué comment la maison était meublée? Il faudrait peut-être ajouter certaines petites choses à la chambre de Lucile, un tapis, par exemple, si elle en a l’habitude...

— Je n’ai pas remarqué les détails: il m’a semblé que l’appartement était joli, et qu’on s’y trouvait bien tout de suite. Mais je crois que l’enfant tiendra beaucoup plus à être aimée qu’à avoir un tapis sous les pieds. Je l’ai vue emballer, comme je te l’ai dit, une foule d’objets; mais je ne me rappelle pas qu’elle ait dit une seule fois: «Ceci sera pour moi.» A chaque instant j’entendais: «Ceci sera pour Marcelle; voilà pour Valentine; j’espère que cela plaira à ma tante...» et ainsi de suite, destinant à chacun ce qui pouvait le mieux lui convenir, comme si elle nous eût tous connus depuis des années. Elle m’avait bien un peu questionné sur vous, mais je te réponds qu’elle avait tiré bon parti de mes renseignements. Va! elle n’a pas besoin d’être traitée autrement que nos enfants; elle en serait peut-être blessée ou attristée, et se croirait une étrangère dans la maison. Nous avons une fille de plus, voilà tout.»

Avez-vous vu une plante arrachée à son sol natal, toute molle et toute flétrie, penchant tristement ses feuilles décolorées? Vous la croiriez mourante; il vous semble que jamais elle ne pourra reprendre sa force et sa fraîcheur. Mais qu’une main compatissante la transplante dans une terre amie, la pauvrette, qui aime la vie, comme toutes les créatures de Dieu, a bientôt reconnu les sucs nourriciers qui feront de nouveau circuler la sève dans ses rameaux. Elle les attire à elle; elle boit avec avidité la lumière du soleil et la rosée de la nuit, et sa tige se redresse, ses racines s’attachent fortement à cette terre qui lui rend la vie; ses feuilles se raffermissent, ses fleurs se redressent, et bientôt elle a reconquis sa vigueur et sa beauté. Ainsi Lucile, d’abord accablée par le coup qui lui avait enlevé, avec son père, tout son passé à la fois, sentit peu à peu sa tristesse s’évanouir et ses forces renaître sous la douce influence de la sympathie qui l’entourait. Elle n’était pas transplantée dans une terre étrangère; elle retrouvait dans sa nouvelle famille la tendresse et l’intelligence, des aliments pour son esprit et pour son cœur. Elle n’était pas exigeante, et ne demandait pas à ceux qui vivaient avec elle de n’avoir point de défauts; elle savait que personne n’est parfait, et s’accommodait des qualités de chacun; aussi se trouvait-elle heureuse et répandait-elle la joie et la paix dans la maison. Elle sut, dès les premiers jours, alléger la part de travail de chacun. Mme Davery trouvait du vide dans sa corbeille à raccommodages; Valentine, chargée du soin de ranger et d’épousseter, avait désormais une aide aussi adroite qu’ingénieuse, qui savait donner une tournure élégante aux objets les plus modestes, rien que par la manière dont elle les disposait; et c’était un talent que Valentine appréciait vivement. Pacifique ne tarissait pas d’éloges sur le compte de cette gentille petite, qui avait l’air d’une enfant de dix ans et qui connaissait le ménage comme une femme de trente. Marcelle, portée, comme tous les enfants, à l’enthousiasme pour les nouvelles figures, suivait Lucile comme son ombre; il fallait que Lucile la fit lire, la fît réciter, lui fit un modèle d’écriture, lui coiffât sa poupée; et Lucile, avec un signe ou un regard, obtenait d’elle plus d’obéissance et d’application que Mme Davery avec des caresses et Valentine avec des réprimandes.

Les hommes de la famille ne la voyaient guère qu’aux repas et le soir; aussi mit-elle quelque temps à faire connaissance avec eux, à l’exception de M. Davery, qui prenait plaisir à continuer à la Rochelle la longue conversation commencée en voyage. Jacques ne s’y mêlait pas, il écoutait de loin, et s’étonnait en lui-même de trouver tant de bon sens dans une tête de jeune fille. Il n’était pas très indulgent pour les jeunes filles, notre stoïcien; il les considérait comme de jolis petits animaux, assez amusants, assez gracieux, mais absolument dépourvus de cervelle. Il s’était fait cette opinion en considérant Valentine, qui aimait les rubans, les couleurs vives, le tapage, les foules, qui parlait souvent sans réfléchir et qui ne faisait nullement profession de mépriser la douleur physique: toutes choses absolument opposées à la tournure d’esprit de Jacques. Il avait cru jusque-là que toutes les jeunes filles étaient semblables à Valentine, et Lucile lui faisait l’effet d’un phénomène. Quant à Frédéric, il la proclamait la plus aimable des cousines, sans pareille pour la confection des nœuds de cravate et le repassage des faux-cols.

Lucile fut bientôt accoutumée à la vie qu’on menait dans la maison de son oncle. C’était une vie très occupée, qui, malgré sa monotonie, ne laissait pas de place à l’ennui. On se levait de bonne heure; et, longtemps avant de se lever, on pouvait, si l’on se réveillait, entendre l’infatigable Pacifique qui allait, venait, trottait, traînant ses chaussons ou faisant claquer ses sabots, lavant, récurant, cirant, frottant tout le rez-de-chaussée. A sept heures et demie, on descendait; on trouvait la grande salle à manger en ordre, avec un bon feu et la table mise; on déjeunait lestement, car il fallait que les garçons fussent au lycée à huit heures. Quand ils étaient partis, Mme Davery et les jeunes filles allaient aider Pacifique à faire les chambres à coucher, pour qu’elle pût aller au marché sans remords. Pacifique n’aurait jamais pu se décider à partir pour le marché en laissant derrière elle un ménage incomplètement fait. Ensuite, on venait s’installer dans la salle à manger, devenue salle d’étude; les jeunes filles travaillaient, et Marcelle se barbouillait les doigts d’encre sous prétexte de faire un devoir. Les deux écoliers rentraient sans bruit et allaient s’asseoir à leur table; la mère, près de la fenêtre, s’appliquait à faire vivre encore des étoffes que toute autre aurait jugées défuntes; et le temps passait ainsi jusqu’au repas de midi, qui réunissait de nouveau toute la famille. On causait, on riait: Valentine, qui voulait tout savoir, s’informait des nouvelles du lycée; elle connaissait par leur nom tous les professeurs que ses frères avaient eus, ceux qu’ils avaient maintenant, ceux qu’ils pourraient avoir par la suite. Elle connaissait aussi beaucoup d’élèves, et elle tourmentait Jacques et Frédéric pour savoir si un tel avait eu une bonne place, si tel autre avait été puni, si celui-ci, qui était si farceur, avait joué un bon tour au maître d’étude, et si l’on avait encore fait du bruit dans la classe du professeur d’allemand. Lucile s’étonnait un peu des mœurs des lycéens, dont elle n’avait pas idée, n’ayant jamais eu de frère; mais elle s’en amusait, comme des mœurs des Peaux-Rouges ou des Chinois.


Les jours de composition causaient une vive émotion dans la famille. Jacques avait toujours de bonnes places; sa mère lui souriait, l’attirait à elle, et, le forçant à s’incliner, le baisait au front; son père lui disait: «C’est bien, mon garçon; » et Valentine le félicitait bruyamment. Mais Frédéric n’aimait pas à se donner de la peine; ses places n’étaient pas bonnes, et encore étaient-elles meilleures que ce qu’il eût mérité par son travail: sa mémoire le sauvait. Mais son père était mécontent, sa mère triste; Marcelle trouvait que c’était bien mal à un si grand garçon de n’être pas le premier; et Valentine inventait d’excellentes raisons pour l’excuser, sauf à le gronder rudement quand elle était seule avec lui: c’était sa manière.

Dans la journée, quand les jeunes gens étaient retournés au lycée, on sortait un peu: l’exercice est utile aux jeunes filles. Lucile, qui n’avait jamais vu la mer, se mil à l’aimer passionnément; et elle cherchait toujours à entraîner sa tante et ses cousines sur la route de Saint-Maurice, pour voir les vagues houleuses et la grande étendue. Elle renonça pourtant assez vite à ce plaisir, quand elle vit que Valentine bâillait devant la mer comme devant la campagne verte: les spectacles de la nature n’étaient pas son fait, et elle aimait mieux le Mail et le jardin des bains, où l’on rencontrait à chaque instant quelque figure de connaissance. Lucile se laissa donc conduire dans ces lieux de délices, et parut prendre un vif intérêt à ce que l’on disait du chapeau neuf de madame une telle et de la vieille robe de sa voisine. Mais elle n’aimait guère ces saluts continuels à des personnes qu’elle ne connaissait point, ni les regards curieux qui la suivaient; elle était contente de rentrer et de se remettre au travail.

Le soir, on faisait parfois un peu de musique. Lucile manquait de force, et ses doigts n’étaient pas aussi agiles que ceux de Valentine; mais elle mettait dans les chants une expression si suave, qu’on oubliait en l’écoutant ce qui pouvait manquer à la correction de son jeu; et Jacques la choisissait toujours pour lui accompagner les adagios de ses sonates. Elle y consentait timidement et en hésitant, quoique ce fût un grand plaisir pour elle; elle craignait de blesser sa cousine en prenant sa place; aussi ne manquait-elle pas de remercier Jacques de la complaisance qu’il avait pour une écolière aussi médiocre qu’elle; et elle demandait des leçons à Valentine, qui avait déjà un talent remarquable pour son âge.

Ainsi s’écoulaient les jours, et Lucile, devenue l’enfant de la maison, commençait à se distraire de ses propres chagrins, pour pénétrer dans les préoccupations de sa famille adoptive. Elle réfléchissait beaucoup, elle observait sans cesse; elle vit bientôt qu’à l’exception de Marcelle, chacun de ceux qui l’entouraient était possédé par une crainte ou par un désir qui sommeillait sans cesse au fond de son cœur, prêt à s’éveiller à toute occasion. Il fallait voir comme M. Davery s’exaltait, quand il lisait dans ses journaux le plan de quelque grande entreprise destinée à enrichir tous ses actionnaires dans l’avenir le plus rapproché ! Il en expliquait le but, les moyens d’exécution; le succès était immanquable: docks, chemins de fer, canaux, halles, exploitations de mines, cités ouvrières, travaux d’irrigation ou de dessèchement, tout était beau, avantageux, et bienheureux ceux qui avaient des capitaux à y engager! Mais c’était un cercle vicieux: pour faire fortune, il fallait toujours commencer par avoir de l’argent; et il soupirait en tisonnant son feu d’une main nerveuse.

Quand il s’exprimait ainsi, sa femme ne lui répondait pas; mais Lucile remarquait qu’elle ne levait pas les yeux de dessus son ouvrage, et que la main qui tenait son aiguille tremblait un peu. Jacques se taisait aussi, mais ses grands sourcils se fronçaient et donnaient à son visage un air triste et fâché. Marcelle regardait son père, la bouche ouverte et le regard étonné ; et Frédéric posait son livre sur la table pour s’écrier: «Le fait est que ce serait bien agréable de faire fortune!»


Valentine soupirait et répondait: «Il n’y a pas de doute!» mais, avertie par un signe de sa mère de ne pas maintenir la conversation sur ce sujet, elle s’abstenait de développer les divers avantages qu’aurait eus pour elle la richesse; ne trouvant rien autre à dire, elle se replongeait dans son travail, et l’on n’entendait plus que le bruit des pincettes de M. Davery.

Lucile comprenait très bien ce que tout cela voulait dire. Son oncle, ambitieux par caractère, obligé de travailler sans cesse pour vivre, sans autre espoir que d’élever ses enfants et de les placer tant bien que mal, ne se résignait pas à son sort. Deux filles, et deux filles sans dot! comment les marier? Jacques ne l’inquiétait pas: il savait se contenter de peu, et il était laborieux; mais Frédéric, mou et léger, futile dans ses goûts, d’intelligence médiocre et de peu de courage, que deviendrait-il dans la vie? S’il se fût agi des enfants du voisin, M. Davery aurait sans doute pensé que chacun doit se faire sa place au soleil, et qu’il n’est pas juste qu’on ait dans le monde une position supérieure à son mérite; mais penser que ses enfants à lui seraient encore moins que ce qu’il avait réussi à être! il ne pouvait en prendre son parti.

Mme Davery, optimiste par caractère, s’inquiétait moins de l’avenir; elle admirait trop ses enfants pour ne pas croire à leur succès dans la vie; mais elle souffrait de la tristesse de son mari. Frédéric rêvait des cigares, un beau lorgnon, des vêtements à la dernière mode, des parties avec les élégants de la ville, un joli canot ou une baleinière pour faire des promenades sur l’eau en veste blanche et en chapeau de paille, bref, beaucoup d’amusements et peu de peine. Valentine rêvait une belle maison, une vie large, de l’argent à dépenser sans compter, en aumônes, en cadeaux, en achats de fleurs, de bijoux, de parures, d’objets d’art, en fêtes, en voyages. Tout cela, Lucile le voyait, comme si elle avait lu dans des livres ouverts; mais Jacques, que pensait-il? rêvait-il quelque chose, lui qui ne paraissait se soucier d’aucun-plaisir, qui ne buvait que de l’eau, qui ne se plaignait jamais de rien et qui n’exprimait jamais un désir? Lucile avait beau le regarder, cette figure brune et sérieuse ne disait rien; et c’était en vain qu’elle cherchait à deviner l’impénétrable Jacques.


Feu de paille

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