Читать книгу Feu de paille - Josephine Colomb - Страница 20

Où Mme Briochon se conduit selon son caractère.

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Quand on est curieux, il ne faut pas l’être à demi. C’est probablement ce que pensaient les bonnes âmes qui avaient encombré de leurs visites et de leurs questions la maison de Mme Davery pendant l’absence de son mari. Elles avaient appris que le beau-frère de Mme Davery était mort, laissant une fille âgée de quinze ans à peine, dont M. Davery était nommé tuteur, et qu’il était allé chercher à Grenoble; maintenant il fallait qu’elles vissent la jeune fille. Aussi, pendant la première quinzaine, Lucile trouva-t-elle que sa tante recevait beaucoup de visites. Cela ne l’amusait guère; elle tâchait pourtant, puisqu’elle devait vivre désormais parmi ces personnes-là, de comprendre ce qu’elles disaient et de se faire une idée des choses et des gens dont elles parlaient; mais elle ne se mêlait point à la conversation, et restait immobile sur sa chaise, fixant ses grands yeux sur les visiteuses, et se contentant de répondre quand on lui adressait la parole. Ce fut bientôt une opinion établie parmi ces dames, que la nièce de Mme Davery était une petite fille chétive, d’une figure intéressante, mais par trop immobile et muette, un vrai petit glaçon, qui ne devait pas répandre beaucoup de gaieté dans la famille.

Cette opinion était, jusqu’à un certain point, partagée par Mme Briochon; mais elle ne lui suffisait pas. Lucile lui faisait l’effet d’un sphinx, dont elle aurait voulu deviner l’énigme. Elle venait donc plus souvent que jamais chez Mme Davery, afin de poursuivre le cours de ses investigations. Elle ne faisait pas de questions à Lucile, elle ne lui adressait même la parole que rarement; mais elle parlait d’elle, devant elle, de façon à se faire dire tout ce qu’elle voulait savoir.

«Votre jeune nièce s’accoutume-t-elle à la Rochelle? —Mlle Granvier avait-elle déjà vu la mer avant de venir ici? — Votre jeune cousine est-elle aussi bonne musicienne que vous, Valentine? — Oh! quelle belle écriture sur votre cahier, ma petite Marcelle! je parie que je devine qui a fait cela! c’est...?

— C’est Lucile! répondait la petite; et elle m’a promis d’écrire le titre de tous mes cahiers. Elle sait la ronde et la gothique, et elle est si complaisante, ma chère petite Lucile!»

Et l’enfant grimpait sur les genoux de Lucile, lui jetait ses bras autour du cou et couvrait son visage de baisers.

«Oui, elle est très bonne, reprenait Mme Briochon, une vraie petite maman..., elle a pris la place de Valentine... Valentine, ma chère, comment prenez-vous votre parti d’être ainsi remplacée?»

Valentine ne tenait pas outre mesure à son rôle de petite maman auprès de Marcelle. Cependant, l’idée que quelqu’ un a pris votre place n’est jamais bien agréable; et quoique Valentine répondit par l’éloge de sa cousine, il restait au fond de son cœur une toute petite graine de jalousie.

Mme Briochon reprenait:

«Mlle Lucile n’a pas terminé son éducation, sans doute? Est-ce vous qui la faites travailler, Valentine? Ce serait utile pour vous comme pour elle; cela vous habituerait à vptre future profession, si vous devez vous consacrer à l’enseignement. Ne passerez-vous pas bientôt vos examens? »

Valentine savait que, n’ayant point de dot à espérer, elle serait sans doute obligée de gagner sa vie par son travail, et elle ne trouvait rien que de très honorable dans la profession d’institutrice; mais elle n’aimait pas que des étrangers lui rappelassent cet avenir probable, et elle répondait à Mme Briochon avec une nuance d’aigreur.

«Ah! très bien! reprenait celle-ci: Elle est aussi instruite que vous? Vous travaillez ensemble, mais vous n’avez pas de leçons à lui donner? ne protestez pas, mademoiselle Lucile: Valentine est la sincérité même, il faut croire ce qu’elle dit. Vous lui apprenez l’italien et elle vous apprend l’anglais? c’est très bien, cela! les langues vivantes sont très recherchées, l’allemand, pourtant, aide encore mieux à trouver une bonne position... Votre charmante nièce compte-t-elle passer ses examens, chère madame?

— Oui, madame, c’est son intention, quand elle aura l’âge.

— Et... c’est pour s’en servir, sans doute? Elle aidera sa cousine à fonder des cours? ou bien elle fera des éducations particulières?

— Elle fera ce qu’elle voudra: son père lui a laissé de quoi vivre, elle aura une dot.

— Ah! et cette dot, c’est...?

— Il m’est impossible de le dire à présent, répondait Mme Davery un peu impatientée; je ne puis savoir de combien les économies que nous ferons pour elle jusqu’à sa majorité augmenteront son capital. Laissons cela, je vous prie: les jeunes filles auront bien le temps plus tard de s’occuper de questions d’argent.»

Battue sur ce point, Mme Briochon jugea à propos d’en rester là pour cette fois; et elle prit congé de Mme Davery.

Valentine était restée en arrière, pendant que sa mère reconduisait la visiteuse, et des pensées amères s’agitaient au fond de son cœur. Lucile ferait ce qu’elle voudrait... Lucile avait une dot... elle n’en avait point, elle! Elle passait des examens parce qu’elle avait besoin de s’en servir...

Lucile la devina sans doute; car, entourant de son bras la taille de Valentine et la serrant tendrement, elle lui dit à demi-voix:

«Sais-tu, ma sœur Valentine? cette dame vient de me donner une idée qui vaut mieux qu’elle. Au lieu de nous en aller chez des étrangers, nous fonderons ici une institution, et je serai ta sous-maîtresse. Nous aurons beaucoup de succès, beaucoup d’élèves, nous deviendrons très riches et nous ne nous quitterons jamais!»

Elle disait cela d’une voix si douce, en enveloppant Valentine d’un regard si caressant, que la jalousie naissante de celle-ci fondit comme la neige au soleil. Les deux cousines s’embrassèrent et ne pensèrent plus à Mme Briochon.

Celle-ci ne se tenait pas pour battue. Et la preuve, c’est qu’elle revint sonner à la porte de M. Davery, un certain jeudi où sortant à huit heures du matin pour aller au marché, elle avait rencontré sur sa route un camion du chemin de fer, chargé de nombreuses caisses de bois blanc. Et comme le camionneur s’était arrêté un instant à la buvette du coin, elle avait pu s’approcher et lire sur une des caisses:

«Mademoiselle Granvier, chez monsieur Davery..»

Pacifique ouvrit la porte. Mme Briochon, sans prononcer les paroles consacrées: «Mme Davery est-elle chez elle?» entra vivement en disant:

«Ne vous dérangez pas de votre ouvrage, Pacifique; je sais où est le salon... Ah! comme votre vestibule est encombré ! Cela doit vous faire de la peine, ma pauvre Pacifique, vous qui le tenez si propre!

— Ce sont les caisses de Mlle Lucile qui sont arrivées ce matin,» répondit Pacifique.

Que ce fussent les caisses de Mlle Lucile, c’était là un fait incontestable; mais le ton et la mine de Pacifique signifiaient bien autre chose. Ils voulaient dire clairement: «Les caisses n’encombrent pas, puisqu’elles sont à Mlle Lucile; tout ce qui vient d’elle est bon, tout ce qui vient d’elle est beau, et je voudrais bien voir qu’on vînt me dire le contraire!»

Mme Briochon connaissait Pacifique: elle comprit et passa. Dans le salon, on entendait des coups de marteau. Guidée par le bruit, Mme Briochon y entra. Jacques, perché sur une échelle, enfonçait de gros clous à crochet dans l’angle du mur, pendant que les jeunes filles étalaient sur la table, sur la cheminée, sur le parquet même, une foule d’objets de toutes formes. Lucile parlait plus haut qu’elle n’avait coutume, et Mme Briochon lui trouva une voix plus timbrée et plus vibrante qu’elle n’aurait attendu de «ce petit glaçon».

«Bien comme cela, Jacques! disait-elle. Essayez d’accrocher l’encoignure; je crois que la hauteur est bonne.»

Elle lui tendait une jolie encoignure garnie d’un lambrequin en tapisserie.

«Qu’allons-nous y mettre, à présent? Une statuette, n’est-ce pas? Laquelle ira le mieux? Aidez-moi à choisir.

— Celle-ci, dit Valentine.

— La Vénus de Milo? Oui, elle sera très bien éclairée. Nous mettrons les deux danseurs des deux côtés de la cheminée, et les Grâces de Germain Pilon sur l’étagère, devant la glace, pour qu’on les voie de tous les côtés. Et la Pénélope? où faudra-t-il la mettre, Valentine?

— Dans la salle à manger, puisque nous y travaillons: c’était une dame très laborieuse, elle nous donnera le bon exemple.

— Hum! ça dépend... Que dirait ma tante, si nous défaisions notre ouvrage à mesure que nous le faisons?»

Tous les enfants se mirent à rire, même le grave Jacques sur son échelle: c’était si rare d’entendre Lucile faire une plaisanterie! Mais ce jour-là, l’arrivée de tant d’objets familiers à son enfance lui avait causé une joie mêlée de regrets; selon sa coutume, elle avait refoulé ses regrets pour ne pas attrister sa famille, et elle souriait aux livres, aux statuettes, aux gravures, aux tableaux, comme à des amis chers qu’elle était heureuse de revoir.

«Voilà encore un coin où il n’y a rien, reprit-elle. On pourrait y placer cette petite table ronde, avec la Polymnie dessus; et, un peu plus haut, cette encoignure de bois sculpté, avec ce cache-pot de faïence. Est-ce qu’on ne trouverait pas une plante à y mettre? A Grenoble, j’en avais toujours; j’y avais mis un tradescantia, qui pendait tout à l’entour comme une chevelure verte, et c’était très joli.

— Je ne connais pas cela, dit Valentine. Il y en aurait peut-être chez les jardiniers, mais les jardiniers vendent très cher...

— Eh. bien, la première fois que nous irons dans la campagne, nous tâcherons de trouver quelque chose: du houx, par exemple, avec ses feuilles luisantes et ses graines rouges, ce serait charmant.

— Vous aimez beaucoup ce qui est joli, ma cousine?» demanda Jacques, qui venait d’apporter son échelle au coin désigné et y remontait, ses clous et son marteau à la main.

«Mais certainement! répondit la jeune fille étonnée, en levant vers lui ses grands yeux clairs. Est-ce que tout le monde n’aime pas ce qui est joli?

— Plus ou moins: c’est une préoccupation un peu frivole, quand elle va trop loin. Il peut y avoir du danger à mettre trop de joli dans son existence; cela vous fait perdre de vue les choses sérieuses. Mais vous êtes bien jeune pour comprendre cela.

— J’ai des raisons pour n’être pas si jeune... Mais, voyez-vous, Jacques, je crois que ces frivolités, que vous redoutez nous aident à porter des poids qui sans cela seraient trop lourds pour nous. Ainsi, j’avais compris, à des mots entendus dans le corridor, quand le médecin venait de quitter ma mère, qu’elle était perdue et que je n’avais plus que quelques mois à la garder... Si je l’avais pleurée d’avance devant elle, quelle triste fin de vie elle aurait eue! J’ai tâché, au contraire, de l’entourer de tout ce qui lui plaisait, de tout ce qu’elle aimait, de fleurs, de statuettes, de gravures; j’avais apporté dans sa chambre tout ce qu’il y avait de joli dans la maison, et je me faisais prêter par des amis une foule d’objets qui pouvaient la distraire un instant. Et plus tard, j’ai fait la même chose pour mon pauvre père, sans me douter que je devais aussi le perdre. Pour l’occuper, pour l’empêcher de penser à son chagrin, je me suis fait donner par lui des leçons d’italien, de musique; et Dieu sait si j’avais envie de faire de la musique et d’apprendre l’italien! j’avais bien plutôt envie de pleurer. Eh bien, je finissais par y prendre du plaisir, et cela m’aidait à être gaie et à l’égayer aussi. Est-ce qu’il y avait du mal à cela.

— Lucile, tu es un ange!» s’écria Valentine en enlevant sa cousine dans ses bras et en l’embrassant à plusieurs reprises. Elle la remit à terre tout essoufflée; et en se retournant, elle aperçut Mme Briochon, toujours debout à l’entrée de la chambre.

«Touchante scène de famille! dit-elle en faisant deux pas en avant. Mlle Lucile aime ce qui est joli, cela se voit; quelle quantité de bibelots sur tous vos meubles! où prendrez-vous le temps de les essuyer?

— Puisque c’est moi qui en encombre le salon, il est juste que je prenne cette peine, madame, dit Lucile; je me charge d’entretenir tout cela sans poussière.

— Ah! très bien! jolies statuettes... joli vase... Vous allez pendre ces gravures-la? ce sera comme un musée! Et ce coussin! il vient d’Orient, sans doute?

— C’est ma mère qui l’a fait, sur un modèle de Smyrne.

— Ah! et ce petit tapis? et ce lambrequin? et ce tabouret? Et cet objet, c’est...?

— Un brûle-parfums qui vient de ma bisaïeule: mon père y tenait beaucoup.

— C’est étonnant comme on faisait des choses inutiles, du temps de nos bisaïeules! Un brûle-parfums! que pense de cela M. Jacques?»

Jacques fit comme s’il n’avait pas entendu; et peut-être bien qu’il n’avait pas entendu en réalité, à cause du bruit qu’il faisait en enfonçant des clous, et à cause des pensées qui s’agitaient dans son esprit. Il avait peur, d’abord, d’avoir affligé ou seulement contrarié Lucile, et de lui avoir fait l’effet d’un censeur maussade. Et puis, pensant aux paroles de sa cousine, il s’étonnait de trouver des opinions si bien établies, si raisonnées, dans une tête de quinze ans. Valentine ne lui avait jamais montré rien de pareil. Quelle force d’âme avait-elle donc, cette enfant, pour savoir allier ensemble le devoir austère et la poésie souriante, sans se laisser amollir, sans perdre de vue les détails journaliers de la vie, dont on la voyait s’occuper avec autant d’entrain que si c’eût été sa seule préoccupation en ce monde! Jacques l’admirait, lui qui, pour pouvoir se consacrer tout entier à ses études, éloignait de lui tout ce qui eût pu le distraire, et qui ne s’accordait rien, de peur de se laisser entraîner à s’accorder trop. Il aurait pourtant eu de la peine à échapper à Mme Briochon, qui était tenace, et qui voulait à toute force faire continuer la conversation qu’elle avait interrompue, si Mme Davery, reconnaissant la voix de la visiteuse, ne fût venue la saluer et ne l’eût emmenée au coin du feu. On continua, dans le salon, à placer les cadres, les coussins, les tapis et tout ce que Mme Briochon appelait dédaigneusement des bibelots; mais on termina la tâche en silence, pendant que Mme Davery écoutait — entendait, veux-je dire — l’histoire de la dentition du onzième enfant de Mme Baudeuil, et celle du nouveau mobilier de Mme Tartavelle.

Jolies statuettes, dit Mme Briochon.



Feu de paille

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