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La dépêche de Grenoble, ses tenants et aboutissants.

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Ces quatre mots «une dépêche de Grenoble» produisirent dans toute la famille un effet extraordinaire. Mme Davery se leva toute droite, et vint au-devant de son mari en tendant la main pour prendre la dépêche; mais sa main tremblait comme la feuille au vent. Les enfants quittèrent leur travail, et attendirent muets, immobiles, les yeux fixés sur leur père, ce qui allait se passer; les aînés étaient pâles, comme s’ils se fussent attendus à un malheur.

M. Davery prit la main de sa femme et lui dit, en lui donnant la dépêche:

«C’était un malheur prévu, ma pauvre amie; tu sais que Granvier souffrait d’une maladie de cœur.....»

Les yeux de Mme Davery se remplirent de larmes.

«Il est donc mort! dit-elle. Il n’a survécu que deux ans à sa femme. Et Lucile, que va-t-elle devenir?

— Vois ce que dit la dépêche: «M. Granvier mort subitement; M. Davery tuteur, venir immédiatement chercher Lucile.» La dépêche est signée du notaire. Il faut que je parte ce soir même: il y a un train à dix heures et demie. Jacques, tu iras prévenir à la mairie demain matin.

— Je vais faire ta valise, dit Mme Davery en s’essuyant les yeux. Valentine, va coucher Marcelle; tu feras ensuite un peu de vin chaud à ton père, pour le réconforter avant son départ...»

Elle alluma une bougie et sortit de la chambre. La gare était loin, il n’y avait pas de temps à perdre; elle se hâta de ranger des vêtements dans une valise, tira de l’argent de son secrétaire, et redescendit. M. Davery était prêt: Jacques prit la valise pour la porter à la gare, et le voyageur, bien enveloppé dans son manteau, donna le baiser d’adieu à sa femme et à ses enfants.

«Pauvre petite Lucile! murmura Mme Davery. Tu lui diras que j’aurais bien voulu t’accompagner, tu l’embrasseras bien tendrement de ma part, n’est-ce pas? et puis... tu m’écriras des détails?

— Je t’écrirai en arrivant; je reviendrai aussitôt que possible, j’ai des affaires pressées ici. D’après la dépêche, je suis le tuteur de l’enfant; c’est sans doute le père qui m’aura désigné, et je ne lui vois pas, en effet, de parent qui eût pu se charger de Lucile. Cela va nous faire cinq enfants!

— Tu n’en es pas fâché ?», demanda timidement Mme Davery.

Son mari la serra dans ses bras.

«Fâché ! sûrement non, la pauvre petite! Ce sera encore de la peine pour toi, il est vrai; mais je sais que tu aimeras cette peine-la, et que tu seras contente d’avoir chez toi la fille de ta sœur.

— Oui... ma chère Thérèse! il me semble que c’est elle que je vais revoir..... Comme je serais heureuse si l’enfant lui ressemblait!»

M. Davery partit; Frédéric monta dans la chambre qu’il occupait avec Jacques, et Mme Davery vint se rasseoir près du feu avec Valentine, en attendant le retour de son fils aîné.

Valentine resta quelques instants immobile regardant le feu sans rien dire. La mort de son oncle Granvier ne pouvait l’affliger beaucoup, puisqu’elle ne l’avait jamais vu. Elle savait qu’il avait été le mari de sa tante Thérèse, morte deux années plus tôt; elle connaissait la tante Thérèse par deux portraits que sa mère regardait parfois d’un air triste, à ses rares moments de loisir, et qui représentaient l’un une jolie enfant blonde et délicate, et l’autre une jeune femme à l’air languissant. Elle savait que sa mère avait beaucoup pleuré la tante Thérèse, et qu’elle manifestait souvent le regret d’être si loin de Grenoble. Mais elle ne connaissait pas sa cousine Lucile, et elle avait bien envie de questionner sa mère à son sujet; et puis, voyant Mme Davery essuyer une larme, elle pensa qu’il serait bon de la faire causer un peu pour la distraire. Elle poussa donc sa chaise tout près du fauteuil de sa mère, et passa son bras sous le sien; puis, appuyant par un geste câlin sa jolie tête sur la poitrine de Mme Davery:

«Mère, dit-elle, quel âge a-t-elle à présent, ma cousine... ma sœur Lucile?»

Un baiser fut la récompense de cette parole: «ma sœur». Elle voulait dire, et Mme Davery l’avait compris, que Valentine adoptait d’avance l’orpheline, qu’elle l’aimerait, qu’elle l’accueillerait comme si les mêmes genoux les eussent bercées, toutes petites. La mère de famille se sentit le cœur plus léger; si la nouvelle venue apportait un peu de gêne dans la maison, Valentine du moins ne lui en voudrait pas. Elle entoura sa fille de ses bras, et lui répondit d’une voix attendrie:

«Elle vient d’avoir quinze ans; mais elle doit être plus sérieuse qu’on ne l’est ordinairement à son âge. Elle avait douze ans quand sa mère est tombée malade; et je pourrai te montrer les lettres où ma pauvre Thérèse me parlait de la bonté et de la raison de sa fille. Elle s’occupait de tout dans la maison, allant au marché avec la domestique, s’appliquant à bien mener le ménage, apprenant à raccommoder le linge, à faire ses vêtements, remplaçant en tout sa mère autant qu’elle pouvait, la servant avec un zèle, une douceur, une adresse qui ravissaient Thérèse. Elle m’écrivait: «Si je dois bientôt quitter ce monde, je n’aurai pas d’inquiétude sur ceux que j’y laisserai; Lucile aura soin de son père comme elle a soin de moi, et à eux deux, ils ne seront pas malheureux.» Mon pauvre beau-frère, en effet, sans se consoler, reprenait peu à peu goût à la vie, et il a dû trouver bien dur de quitter sa fille... Il a compté sur nous; il a eu raison, n’est-ce pas, mon enfant?

— Je l’aimerai, mère; je l’aime déjà... Il va falloir nous occuper de son logement: il y a de la place dans ma chambre pour un second lit, et nous avons encore assez de cette jolie mousseline à raies roses pour lui faire des rideaux. Nous nous en occuperons demain, n’est-ce pas? Oh! il va falloir travailler. Je pense aussi...

— Que penses-tu, ma chère fille?

— Je pense que cela lui ferait peut-être de la peine, si elle ne nous trouvait pas en deuil; nous aurions l’air de ne pas partager son chagrin. Je vais nettoyer et refaire ma vieille robe noire; nous trouverons bien quelque morceau de mérinos pour habiller Marcelle, et les garçons, avec un crêpe, auront un deuil suffisant. Frédéric trouvera même que cela renouvelle son chapeau.»

Malgré le peu de gaieté du sujet, Valentine ne put s’empêcher de rire en parlant du chapeau de Frédéric. Elle regarda sa mère à la dérobée, et, la voyant sourire, elle ajouta:

«J’ai une grosse épingle de jais que je lui donnerai; cela le consolera d’être obligé de renoncer à sa cravate bleue... Ah! il y a encore les gants! Tous les samedis je passe une heure à lui nettoyer et à lui raccommoder ses gants jaunes. Me voilà délivrée de ce souci: mais que va-t-il devenir, privé de ses gants jaunes? Malheureux Frédéric!

— Tu te moques de lui, mais tu es la première à l’encourager dans ses goûts d’élégance, petite folle que tu es.

— C’est qu’il est si drôle, quand il a un vêtement neuf! il s’admire toute la journée. Il a fait tout le mois dernier des économies pour s’acheter un savon au musc. Te rappelles-tu, un jour, quand il était petit, il a voulu se parfumer, et il a versé sur son mouchoir toute ton eau de fleur d’oranger. Nous sommes-nous assez moqués de lui, Jacques et moi!

— Jacques ne tient pas à la toilette, lui; tu lui reproches, même souvent de n’y pas tenir assez.

— Jacques est comme les savants, grave et distrait; il sortirait en pantoufles si je ne lui rappelais pas qu’il possède des souliers. Si l’on pouvait fondre mes deux frères ensemble, il sortirait de là quelque chose de tout à fait bien... Maman, sais-tu si Lucile est musicienne?

— Je sais qu’elle avait beaucoup de goût pour la musique, et que sa mère lui donnait des leçons de piano; mais je ne sais si elle a continué depuis qu’elle n’a plus sa mère. Tu pourras la faire travailler.

— C’est cela! Ma tante avait du talent, n’est-ce pas?

— Oui, et une voix charmante... Pauvre Thérèse! quelles bonnes soirées nous avons passées, depuis mon mariage jusqu’au sien! Elle était venue demeurer avec moi, parce que nous avions perdu nos parents; et ton père la priait toujours de jouer et de chanter; cela le reposait de sa journée: il aime tant la musique! Moi, j’allais coucher Jacques dans notre chambre, qui était tout près du salon, et quand je revenais, je laissais la porte ouverte, pour qu’on pût l’entendre s’il criait. Mais il ne criait jamais; il chantait à sa manière dans son berceau, pour faire comme sa tante, et il s’endormait au milieu de sa chanson. Plus tard, tu as fait ta partie dans le concert, et c’était charmant de vous entendre gazouiller comme deux petits oiseaux.

— Est-ce que j’ai connu ma tante? je ne me la rappelle pas du tout.

— Tu n’avais qu’un an quand elle s’est mariée; six mois après, son mari a été envoyé à Grenoble. C’est si loin de la Rochelle! nous ne nous sommes jamais revues.

— Pauvre maman! Tu l’aimais bien, ta petite sœur?

— Je l’avais élevée; j’avais huit ans de plus qu’elle, et j’avais fait la petite maman, comme toi avec Marcelle. Je m’étais attachée à elle comme si elle eût été ma fille en vérité. Je n’ai plus joué à la poupée, du moment que je l’ai eue; c’était ma poupée vivante. J’étais née mère de famille, vois-tu!

— Oui, et bonne mère, encore!» murmura Valentine en se serrant tendrement contre Mme Davery. Elles restèrent un instant silencieuses, écoutant les bruits de la rue et les sifflements du vent; puis elles distinguèrent un pas ferme et jeune qui s’approchait vivement; Valentine se leva en disant: «C’est Jacques!» et elle alla ouvrir la porte.

«Êtes-vous arrivés à temps? demanda Mme Davery.

— Bien juste, le train allait partir; mais enfin, il était encore temps. Mon père m’a chargé de te dire qu’il t’écrirait un billet pour t’annoncer son arrivée, et le lendemain une lettre plus longue avec des détails. Il reviendra le plus tôt possible, et il te prie de ne pas te fatiguer en son absence. Et comme il m’a chargé de te surveiller à sa place, je vais te prier d’aller dormir, parce que tu as bien assez travaillé aujourd’hui.»

Jacques souriait en parlant ainsi, et son sourire donnait un tel charme à son visage un peu irrégulier, que sa mère pensa qu’elle avait eu bien tort de le trouver moins joli garçon que Frédéric.

«Et toi, lui dit-elle, ne montes-tu pas?

— Pas encore; je n’ai pas eu le temps de faire mes problèmes ce soir, et il faut pourtant qu’ils se fassent. Je n’en ai pas pour bien longtemps: ne t’inquiète pas. Bonsoir, mère! bonsoir, Valentine!»

Les deux femmes se retirèrent, et Jacques, resté seul, s’absorba dans ses problèmes. Mais, quand son travail fut achevé, il ne se hâta pas de regagner son lit. Il vint s’asseoir près du foyer qui pâlissait, et là, la tête dans ses mains, il se mit à songer à l’événement de la soirée.

Jacques était un garçon sérieux, réfléchi, un peu concentré ; sa mère l’appelait en riant le stoïcien, parce qu’il faisait profession de ne rien désirer et de se contenter de peu. Comme il était l’aîné de la famille, il avait vu de près toute la peine que sa mère s’était donnée et se donnait encore pour arriver, à la fin de chaque année, à joindre, comme on dit, les deux bouts; et il l’avait aidée, tout petit, selon son pouvoir, faisant ses commissions du haut en bas de la maison, s’ingéniant à raccommoder les objets cassés, à inventer des joujoux pour son frère et ses sœurs, et à les amuser, pour qu’ils ne dérangeassent pas la mère de son travail. Cette préoccupation constante d’épargner, de ne pas user, de ne pas dépenser, avait, croyait-on, incliné son esprit vers le côté pratique des choses, et, tout naturellement, on l’avait dirigé vers les sciences; il était convenu que Jacques serait ingénieur. Valentine le raillait souvent, l’appelait le frère prêcheur, et n’osait pas trop rêver tout haut devant lui de fêtes brillantes, de parures, de voyages et de divertissements; elle ne le trouvait pas toujours aimable et elle avait un peu peur de lui; mais elle ne pouvait s’empêcher de le respecter, et d’admirer le désintéressement avec lequel il s’oubliait toujours pour les autres, sans avoir besoin de faire effort pour cela. Valentine, qui eût aimé, comme disait sa mère, à tailler dans le grand, revenait vite à la raison et se contentait bravement du possible; elle se sacrifiait souvent, mais elle ne s’oubliait pas: là était la grande différence entre leurs deux caractères. Ce soir-là , tandis qu’avant de s’endormir elle songeait seulement au plaisir d’avoir une compagne plus rapprochée de son âge que Marcelle, Jacques se demandait quels changements l’arrivée de Lucile allait apporter dans la maison.

Cette enfant serait-elle une cause de fatigue de plus pour Mme Davery? ou bien lui rendrait-elle de chers souvenirs, la ferait-elle revivre au temps où elle soignait sa petite sœur Thérèse? Ressemblerait-elle à Valentine, ou bien ne serait-elle pas plutôt douce et paisible, triste de son deuil récent et de son isolement, timide au milieu de ces parents qui étaient encore des étrangers pour elle? Oui, cela devait être; et Jacques se sentait disposé à plus d’indulgence et de compassion envers elle qu’il n’en avait jamais montré envers personne.

Il s’aperçut tout à coup que la lampe baissait et s’éteignait peu à peu; cela le rappela au sentiment du présent; il se hâta d’allumer sa bougie, et, marchant sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller sa mère, il regagna sa chambre où Frédéric dormait depuis longtemps d’un profond sommeil.


Feu de paille

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