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Intérieur de famille.

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Voulez-vous me suivre, ami lecteur? Je vous emmène dans la vieille cité de la Rochelle, qui garde fièrement ses tours antiques, comme du temps où elle était la reine de la mer, et qui cache sous les eaux les restes de la digue où l’enferma Richelieu. Nous sommes en hiver; on entend mugir la mer; les vagues atteignent à chaque instant la cloche du signal qui s’élève au milieu de la rade, et la font tinter d’une façon lugubre; le vent s’engouffre dans les rues, sifflant et grondant tour à tour. Il est sept heures du soir; suivons cette rue peu éclairée, qui va aboutir aux remparts, du côté du Mail, et arrêtons-nous à cette maison dont toutes les persiennes sont closes et obscures. Deux fenêtres seulement laissent échapper une faible lumière: ce sont les fenêtres de la salle à manger, et c’est là que toute la famille est rassemblée.


Entrons. Il se fait un grand mouvement dans la chambre; on se lève de table, et vivement, une grande jeune fille, une dame d’une quarantaine d’années et une fillette de huit à dix ans aident une vieille servante à emporter les restes du dîner. La nappe est enlevée, on la remplace par un tapis; un coup de balai débarrasse des miettes, désagréables à rencontrer sous les pieds, et Pacifique (la fillette vient d’appeler de ce nom la vieille servante) disparaît avec la dernière pile d’assiettes. La pièce a maintenant presque l’air d’un salon; on pourrait la prendre aussi pour un cabinet de travail, car une table placée auprès d’une fenêtre supporte une bibliothèque remplie de livres, et des cahiers s’y étalent dans un beau désordre, qui n’est point un effet de l’art. Dans un coin, un piano, accompagné de son tabouret et de son casier à musique; sur les murs, quelques gravures; devant la cheminée, un tapis en sacs à café, décoré de broderies faites par les dames de la maison, voilà les ornements du lieu. Douze chaises cannées, deux fauteuils recouverts en damas grenat complètent le mobilier. La chambre est grande, assez grande pour que la fillette y prenne ses ébats: car entre le buffet et l’angle du mur une poupée dort dans son lit aux rideaux roses, près d’un ballon, d’une raquette et d’un volant.


Si vous possédez tant soit peu de perspicacité, vous devinerez maintenant, sans que je vous le dise, que les gens qui habitent cette maison ne sont pas riches, et qu’ils se tiennent toute la journée dans la salle à manger, pour ne pas allumer du feu dans plusieurs chambres à la fois. Vous devinerez aussi qu’ils ne manquent pas de goût, et qu’ils cherchent à égayer leur intérieur autant que leur bourse le permet: il y a de jolis tricots sur le dossier des fauteuils, et parmi les dessins qui ornent les murs, vous ne trouveriez pas une seule de ces affreuses lithographies qui sont les classiques du mauvais goût, et qui représentent Achille à Scyros ou Didon sur son bûcher.

La famille est réunie en cercle autour du foyer, où brille un beau feu de charbon de terre. M. Davery, le père, est au coin de la cheminée, et sa femme en face de lui; la petite Marcelle s’est assise sur un tabouret, aux pieds de son grand frère Jacques, qui s’amuse à rouler sur ses doigts les boucles blondes qu’elle lui abandonne; la brune Valentine s’est placée près de son père, elle a passé son bras sous le sien et lui raconte je ne sais quelle folie pour le faire rire, pendant que son frère Frédéric perfectionne le nœud de sa cravate. C’est l’heure du repos, l’heure de la causerie; on s’égaye, on rit, chacun oublie ses préoccupations. Le front de M. Davery est le seul qui porte des traces de soucis; et encore, en ce moment, ses rides s’effacent, et il sourit gaiement à Valentine. Et, comme pour montrer que personne n’est triste dans la maison, l’écho d’une vieille voix cassée arrive de la cuisine, où Pacifique chante ce refrain connu:

«Il pleut, il pleut, bergère,

Rentre tes blancs moutons...»

La petite Marcelle éclate de rire.

«Encore ses blancs moutons, maman! Elle n’a jamais pu en dire plus long. Je sais tout le couplet, moi; j’ai voulu le lui apprendre, impossible! Faut-il qu’elle ait la tête dure, à son âge!

— C’est justement parce qu’elle est vieille qu’elle a la tête dure, ma chérie. Elle chantait déjà comme cela quand elle m’endormait dans mon berceau: tu vois qu’il y a longtemps.

— Oh! oui!» dit la petite avec conviction.

Les autres se mirent à rire,

«Tu trouves donc maman bien vieille? dit Jacques en tirant la boucle qu’il tenait.

— Puisque c’est une maman! répondit Marcelle.

— Voilà une jolie raison! Il y a des mamans qui sont vieilles, il y en a qui ne le sont pas. Est-ce que la nôtre ressemble à Suzon, la marchande de beurre, qui a les cheveux blancs et la figure ridée comme une vieille pomme de reinette? Voilà ce que c’est que d’être vieille!

— Ah! oui, mais maman... n’est-ce pas, maman, que tu n’es pas jeune non plus?

— Pas trop, ma chérie! répondit la mère avec un sourire résigné.

— Attends, Marcelle, s’écria tout à coup Valentine en retirant vivement son bras de dessous celui de son père; tu vas voir que maman est jeune. C’est ta faute, aussi, mère, si cette petite sotte dit de pareilles choses; tu ne penses jamais à te faire belle. Laisse-moi t’arranger.»

Valentine tira un petit peigne de sa poche et donna un certain pli aux bandeaux de Mme Davery; elle prit dans son panier à ouvrage un bout de dentelle et un ruban qu’elle lui chiffonna dans les cheveux; elle ôta sa propre cravate, une cravate rouge ornée de franges, et la disposa autour du cou de sa mère; puis, se reculant de deux pas pour bien voir son œuvre:

«Là ! te voilà jeune et jolie, je défends à qui que ce soit de dire le contraire. N’est-ce pas, père, que cela lui va bien? Sois tranquille, c’est moi qui m’occuperai de sa toilette, quand elle me mènera au bal; et je suis sûre qu’on l’invitera à danser.

— Le danseur serait bien attrapé, dit la mère en riant.

— Du tout! tu nous as appris à danser, quand nous étions petits: tu danses très bien... Me mèneras-tu au bal cet hiver, dis?

— Tu es trop jeune; il faut d’abord que tu aies passé tes examens.

— Bah! l’un n’empêche pas l’autre; je peux très bien travailler toute la journée et aller au bal le soir. N’est-ce pas, père, que j’ai l’air tout aussi respectable que Mlles Dornier, que Cécile Louveau, que Mathilde Germain, et tant d’autres?

— Certainement! dit le père en attirant vers lui sa favorite. Avec une robe blanche, bien faite, comme ta mère les fait, et quelques fleurs dans les cheveux, tu pourrais très bien aller au bal de la préfecture. Est-ce que tu n’as pas dix-huit ans?

— Non, mon ami, interrompit Mme Davery; elle ne les aura que dans dix mois; c’est Jacques qui a dix-huit ans et demi, et il ne demande pas à aller au bal, lui! Que Valentine se contente pour cette année de nos petites soirées d’amis; nous tâcherons de les rendre aussi amusantes que possible.»

Valentine ne répondit rien; elle était contrariée de se trouver encore cet hiver-là réduite à la société des petites filles et des collégiens, au lieu de danser avec des officiers en uniforme dans de grands bals à orchestre. Mais elle était, en sa qualité de fille aînée, dans le secret des préoccupations économiques de sa mère, et elle comprenait que le ton à la fois triste et résolu de celle-ci voulait dire:«Je ne demanderais pas mieux que de te faire plaisir, ma chère fille, mais il faut pour les grands bals d’autres toilettes que celles qui suffisent aux petites soirées, et la vie est bien chère et ma bourse bien peu garnie.» Valentine soupira tout bas en pensant: «Quel dommage de n’être pas riches!» mais elle n’insista pas, et, faisant un effort sur elle-même, elle se mit à consulter son père sur les divertissements du carnaval. On aurait, le dimanche gras, une grande soirée travestie; Mme Davery avait promis de déguiser tout le monde, y compris Fino, le caniche blanc, que Jacques teindrait en rose par un procédé chimique; Marcelle mettrait une coiffe de l’île de Ré, presque aussi grande qu’elle; Frédéric s’habillerait en gommeux, avec un grand faux col, un verre dans l’œil et une petite canne, cela lui conviendrait parfaitement; et Jacques avait promis de se mettre en magicien et de dire la bonne aventure à tout le monde. Pour Valentine, elle hésitait entre plusieurs costumes; elle avait bien envie de poudrer ses cheveux, de se coiffer d’un grand bonnet à papillons, de mettre des lunettes et de se faire passer pour la bisaïeule de la famille. Cette idée bizarre dérida un peu M. Davery, qui était resté soucieux depuis la réponse de sa femme; il n’aimait pas à se rappeler la nécessité de l’économie. Il entra bientôt sans arrière-pensée dans les projets de sa fille aînée; et, chacun renchérissant, on arriva aux plus folles inventions pour égayer ce bienheureux carnaval. On en rit comme si l’on y était déjà ; c’était toujours autant de pris, et ce qui ne serait pas mis à exécution aurait toujours servi à amuser la famille pendant qu’on en parlait.

«Une idée! dit tout à coup Jacques: si nous avions une marche à orchestre, pour le défilé des masques... je veux dire des gens déguisés?

— Superbe! mais où prendras-tu l’orchestre?

— Tu feras la partie de piano; ou plutôt ce sera maman, pour ne pas priver le défilé de son plus bel ornement.»

Valentine fit une grande révérence.

«Je jouerai les chants sur mon violon; Frédéric soufflera comme il pourra dans son flageolet; et si Blondinette veut faire sa partie, on lui donnera une paire de pincettes et une clef pour marquer la mesure.»

Marcelle s’empara vivement des pincettes.

«Tout de suite, Jacques! essayons tout de suite! s’écria-t-elle.

— Ça y est! Maman, une marche quelconque, nous trouverons bien moyen de l’accompagner!»

Mme Davery se mit au piano, les autres prirent leurs instruments, et Valentine, restée seule au milieu du salon, s’empara des deux pattes de Fino qu’elle contraignit à marcher gravement en mesure: il fallait bien que quelqu’un défilât pour utiliser la marche. Elle ne lâcha Fino que pour applaudir; et, prenant ensuite la place de sa mère, elle essaya avec Jacques des valses et des polkas, que Frédéric dansait avec Marcelle. La mère était allée se rasseoir au coin du feu, et elle les regardait en souriant, tout en faisant passer d’une aiguille à l’autre les mailles de son tricot; car les mains de Mme Davery ne savaient pas rester oisives.

La pendule, un vieux cartel à son de beffroi, retentit tout à coup au milieu de cette gaieté.

«Huit heures!» dit Jacques en faisant vibrer vigoureusement le dernier accord d’une valse.

«A l’ouvrage, mes enfants!» dit M. Davery en se levant.

Valentine ferma le piano, prit sur une étagère des livres et des cahiers, et vint s’asseoir près de la table; M. Davery y étala des papiers, Jacques apporta une boîte de compas et des planches de figures géométriques, et Frédéric, après avoir donné quelques soins à sa coiffure et à sa cravate un peu dérangées par la danse, ouvrit son Virgile et marmotta tout bas: «Infandum, regina, jubes...», cherchant à graver dans sa mémoire le récit que fait Énée de ses aventures à la belle reine de Carthage.

Marcelle poussa le tabouret aux pieds de sa mère, qui se mit à rouler en papillottes les beaux cheveux blonds de l’enfant. Le silence régnait dans la chambre, un silence qui n’inspirait que de douces pensées, qui n’avait rien de morose, où l’on sentait la vie, la réflexion, le travail, la paix de toutes ces existences unies. Au dehors, le vent faisait rage; mais le feu qui brillait dans la cheminée répandait une douce chaleur dans la grande salle; la lampe, suspendue au-dessus de la table, baignait de lumière tous ces fronts studieux inclinés sur leur tâche; par moments, quand la porte de la cuisine s’ouvrait pour livrer passage à Pacifique rapportant la vaisselle à l’office, on entendait la voix chevrotante de la vieille domestique fredonnant un de ses refrains favoris:

«Jamais je n’oublierai

La fille du coupeur de paille;

Jamais je n’oublierai

La fille du coupeur de blé !»

Mme Davery écoutait, regardait, et souriait, remerciant Dieu dans son cœur de tout ce qu’il lui avait donné. Son mari! y avait-il sous le ciel un homme plus délicat, plus généreux que lui? Comme il travaillait sans relâche, sans jamais se plaindre! comme il se résignait à n’être qu’un simple chef de bureau de la mairie, lui qui, pensait-elle, eût mérité par ses talents la plus brillante destinée! S’il souffrait de la médiocrité de son sort, de la peine qu’il avait à élever sa famille, sa femme était seule à le savoir, et encore ne le lui avait-il jamais dit; elle l’avait deviné, avec la perspicacité de son cœur aimant, et la seule tristesse de sa vie, c’était de ne pouvoir le mettre à même de s’élever à la place qui lui était due. Sa Valentine! comme elle était belle avec ses grands yeux bruns, ses cheveux noirs, son profil fermement dessiné, sa taille élégante et son teint brillant! et si vive, si gaie, si adroite de ses mains, si habile à se parer d’un rien! Elle avait le don de plaire: tout le monde le disait, et sa mère le voyait bien. L’humble et douce femme s’étonnait presque d’être la mère d’une fille aussi brillante; mais Valentine ressemblait à son père, cela expliquait tout. Et Jacques, quel garçon sage et laborieux, raisonnable comme un homme de trente ans, et bon, et loyal! et si bon musicien avec cela! un fils que toutes les mères lui enviaient! Frédéric n’était pas aussi intelligent ni aussi travailleur; mais il avait ses qualités, il était rangé, propre et soigné comme une demoiselle, et puis il était bien plus joli garçon que Jacques; d’ailleurs, il n’avait que quatorze ans, et à cet âge-là on n’est pas parfait. Quant à Marcelle, il n’y avait pas dans toute la ville une plus charmante petite fille; elle plairait autant que Valentine, quand elle aurait son âge. Sûrement, elles se marieraient bien toutes les deux; il y a encore de par le monde des hommes qui épousent une femme et non un sac d’écus. Les garçons arriveraient à de belles positions; et alors on ne se souviendrait plus des difficultés passées. Fallait-il, d’ailleurs, se plaindre de manquer du superflu, quand toute la famille se portait bien et donnait de si belles espérances?

Valentine s’empara des deux pattes de Fino.


Un coup.de sonnette fit tressaillir Mme Davery.: qui pouvait venir à cette heure, par un temps pareil? La réponse ne se fit pas attendre: Pacifique ouvrit la porte de la salle à manger, et annonça «qu’un homme demandait monsieur ». Monsieur se leva, passa dans le vestibule, et revint au bout d’un instant, tenant à la main un papier d’un bleu taux, dont sa femme devina tout de suite la provenance.

«Une dépêche télégraphique? dit-elle.

— Oui, répondit M. Davery d’une voix émue, une dépêche de Grenoble.»


Feu de paille

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