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NOUVELLE I

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Table des matières

Dans une chambre obscure, au fond d’une ruelle de Lille, une jeune femme préparait le repas du soir. Elle allait et venait, attisant le maigre feu, taillant le pain bis dans la soupière, essuyant la table, et jetant de temps à autre un regard de tendresse vers une petite fille de cinq ou six ans, qui balançait en chantonnant un petit berceau d’osier où dormait un enfant de quelques mois. On était en hiver, et il faisait froid dans la chambre, car le feu de la cheminée n’était évidemment bon qu’à faire cuire le souper.

«Maman, dit la petite fille, voilà Jean qui dort; je peux aller me chauffer, n’est-ce pas?»

La mère soupira, et prit dans ses mains les mains glacées de l’enfant, qu’elle approcha de sa bouche pour les réchauffer de son haleine. La petite se mit à rire.

«Oh! que c’est bon! C’est plus chaud que le feu! — La soupe te réchauffera encore mieux, Marie; j’entends ton père qui vient, va lui ouvrir.»

En effet, un homme de haute taille entra dans la chambre dès que Marie eut ouvert la porte. — Il enleva la fillette dans ses bras et l’embrassa; puis il vint à sa femme.

«Bonsoir, la ménagère! Tout le monde va-t-il bien ici?

— Très bien! répondit-elle d’une voix qu’elle tâchait de rendre enjouée. Le souper est prêt: assieds-toi là, mon pauvre Julien; tu dois avoir faim.

— Mais non, pas trop! dit l’ouvrier, qui prit sa fille sur ses genoux, et commença à manger, non sans avoir mesuré du regard la quantité de nourriture que contenait la soupière.

Il mangea d’abord lentement, regardant sa petite Marie, et évidemment préoccupé par l’idée d’attendre, pour prendre sa part, que l’enfant se fût fait la sienne. Alors il ajouta quelques cuillerées de soupe dans l’assiette de sa femme, en disant qu’une nourrice doit penser à son nourrisson, et fit ensuite disparaître ce qui restait avec une vivacité qui témoignait de plus d’appétit qu’il n’avait voulu en avouer.

Quand il ne resta plus rien de la soupe, du chou et du pain qui composaient le souper de la famille, la jeune femme prit la petite Marie et alla la mettre au lit. Le père demeura les coudes sur la table et la tête dans ses mains, et il entendit l’enfant dire en terminant sa prière du soir: «Mon Dieu, envoyez beaucoup d’ouvrage à papa;» et ajouter après une pause: «Et faites que je devienne grande tout de suite pour travailler, moi aussi.»

Cette naïve prière émut sans doute Julien, car lorsque sa femme revint vers lui, après avoir lavé les assiettes et remis tout en ordre, elle le trouva le visage baigné de larmes.

«Qu’y a-t-il? lui demanda-t-elle en s’asseyant devant lui et détachant ses mains de son front.

— Nous n’avons pas de chance, ma pauvre Thérèse! Les travaux devaient durer tout l’hiver, et c’était du pain assuré. Les voilà arrêtés pour je ne sais combien de temps. L’entrepreneur vient de faire faillite. »

Thérèse pâlit.

«Il ne faut pas se décourager, mon ami, dit-elle en s’efforçant de sourire. Il faut espérer que tu trouveras de l’ouvrage ailleurs, et en attendant je vais aller demain m’offrir à une fabrique. Marie gardera le petit, et la vieille voisine, qui est très complaisante, viendra de temps en temps voir comment ils vont tous deux. Moi, je rentrerai pour faire le dîner, le souper, et donner à boire au petit; tout s’arrangera très bien.»

L’ouvrier secoua la tète.

«Je ne veux pas que tu ailles en fabrique: ta place est ici avec les enfants. Nous avons encore un peu d’argent, et j’aurai bien du malheur si je ne trouve pas de travail, ici ou ailleurs. Tu ne tiens pas à demeurer à Lille, n’est-ce pas?

— Oh non! les petits ne sont pas heureux ici, c’est sombre et humide, et Marie me demande souvent pourquoi on n’y trouve pas de prairies avec des marguerites, comme à Bergues, au bord du canal. Si tu pouvais trouver de l’ouvrage dans une petite ville, comme les enfants y seraient bien!

— Et toi?

— Moi, je serais bien partout avec toi. Mais où vas-tu? Tu sors? Il est bien tard!

— Je vais au cabaret... Oh! mais, pas pour boire; je trouverai peut-être à me renseigner sur l’ouvrage. Je reviens à l’instant.»

Et Julien sortit. Il était fort triste de se trouver ainsi sans travail; mais il se disait après tout que deux enfants, et une femme comme Thérèse, sont plutôt un encouragement qu’une charge pour un homme de cœur. Il fut en cinq minutes à la porte du cabaret du Coq huppé. Cette porte, il la connaissait mieux que l’intérieur du cabaret; il y avait souvent quitté des camarades altérés qui n’avaient pas pu réussir à lui faire partager leur soif. Ce soir-là, il entra. Le Coq huppé était fort agité ; on y parlait, on y criait, on y pérorait de façon à donner les plus belles espérances au maître de l’établissement, qui se frottait les mains en se disant: «Comme ces gens-là vont avoir le gosier sec!

— Tiens! Julien! quelle rareté ! s’écria un des buveurs, qui faisait face à la porte et avait vu entrer l’ouvrier.

— Julien! Julien! par ici! crièrent les autres. Sais-tu la nouvelle? Pars-tu pour Aménaïde?

— Aménaïde! dites donc Adélaïde, reprit Dankin, le savant de la bande.

— Bah! c’est toujours un nom de femme! Qu’est-ce que ça fait, Adélaïde, Aménaïde, ou autre chose?

— Un pays superbe, où il y a des fourmis grosses comme des hannetons, des canards qui ont du poil au lieu de plumes, des serpents de toutes les grosseurs, et un tas d’autres agréables bêtes!

— Un pays où l’on marche la tête en bas, parce qu’il est aux antipodes! J’ai entendu dire ça à un savant.

— Voyons, interrompit Julien, expliquez-moi un peu de quoi il s’agit: je n’y comprends rien du tout.

— Voilà, reprit Dankin. Il est arrivé ici un Anglais qui cherche des ouvriers français pour les emmener au bout du monde, plus loin que l’Amérique, dans un pays qu’on appelle l’Australie. Il paraît qu’on y bâtit beaucoup de villes, et que les maisons s’y font vite, les murs, s’entend, car pour le dedans ils manquent de bons menuisiers, de bons peintres, enfin de tous les métiers qui demandent du talent. Il vous emmène gratis, sur un bateau qui est en chargement à Boulogne, et si l’on veut emmener sa famille, il s’en charge aussi.

— Et il cherche des menuisiers? demanda Julien.

— Sans doute. Est-ce que tu veux y aller?

— Pourquoi pas? Où demeure-t-il, ton Anglais?

— A l’hôtel d’Albion, parbleu! Il s’appelle M. Smith. Vas-y voir: tu n’es pas sot, tu sauras bien connaître s’il est de bonne paye, ou si c’est un de ces gens qui cherchent à exploiter le pauvre monde.»

Julien courut à l’hôtel d’Albion. M. Smith, informé qu’un ouvrier demandait à lui parler, ordonna qu’on l’introduisît sur-le-champ.

C’était un grand homme grave qui portait des lunettes à travers lesquelles il fixa sur Julien un regard perçant. L’ouvrier tourna sa casquette entre ses mains et se demandait un peu tard comment il ferait pour s’expliquer avec cet Anglais, puisqu’il ne savait pas un mot de sa langue. Il fut bientôt tiré d’embarras, car M. Smith lui dit, dans un français que son accent britannique n’empêchait pas d’être très clair:

«Que voulez-vous, mon ami? Vous venez sans doute vous engager pour Adélaïde?

— Pardon, monsieur, pas tout à fait... Je voudrais d’abord savoir où c’est, et puis ce qu’on y fait, ce qu’on y gagne; et puis aussi... il faut que j’en parle à ma femme.

— Ah! vous avez une femme! Viendrait-elle avec vous?

— Il le faut bien, et les marmots aussi. Ils sont deux, il y en a un qui tette encore. Qui est-ce qui leur gagnerait leur vie, quand je serais parti?

— Bien! bien! A-t-elle un métier, votre femme?

— Elle était repasseuse quand nous nous sommes mariés; elle allait en journée, et elle ne manquait pas d’ouvrage; mais quand on est mère de famille, il faut garder la maison et l’on ne gagne plus rien.

— Très bien! Elle trouverait de l’ouvrage à faire chez elle, et elle serait bien payée: on manque aussi de repasseuses là-bas. Nous pourrons l’emmener à moitié prix, et vous rembourserez son voyage sur vos bénéfices de la première année. Quel est votre métier, à vous?

— Je suis menuisier en bâtiments, monsieur, et, ce n’est pas pour me vanter, mais je ne suis pas des plus maladroits: on me confiait toujours les pièces difficiles à ajuster. Je m’entends à faire les portes, les fenêtres, tous les détails intérieurs d’une maison; j’ai même fait un peu d’ébénisterie.

— Très bien! très bien! Voulez-vous savoir où c’est, Adélaïde? Voilà une carte. Suivez mon doigt: voici Lille; nous allons à Boulogne par le chemin de fer. Là, nous nous embarquons; nous faisons la traversée, qui dure plus ou moins, selon le vent, et nous arrivons à Adélaïde, une ville neuve qui grandit tous les jours; avec de l’activité, vous pouvez y faire votre fortune. Le climat est excellent, le pays est beau, et l’on y vit plus au large que dans cette vieille Europe. En arrivant, je vous garantis de l’ouvrage, payé selon votre habileté, et votre femme en trouvera bien vite, elle aussi. Cela vous va-t-il?

— Je vous dirai cela demain, monsieur.

— Oui, oui, vous voulez en parler à votre femme. Il faut aussi que je prenne des informations sur vous: vous allez me dire chez qui vous avez travaillé, et votre nom. Je vous ai regardé ; vous avez la figure d’un honnête homme, je m’y connais; mais je dois à mes associés de bons renseignements sur les ouvriers que j’emmène. D’ailleurs, il faut que je sache de quoi vous êtes capable pour fixer votre salaire. A demain donc!

— A demain, monsieur!»

Et Julien se retira.

Il était fort ému. Sans doute, la vie qu’il menait n’avait guère de charmes, et la pauvre chambre qu’il habitait était un bien triste séjour; mais pourtant l’idée de quitter la France lui faisait froid au cœur. La patrie, c’est comme le bonheur, c’est comme la santé ; on n’y pense pas quand on les possède, mais si l’on vient à les perdre, on en comprend tout le prix. «Thérèse décidera,» se dit-il.

Elle l’attendait, inquiète; il avait beaucoup tardé. Elle aussi frémit à l’idée de s’en aller si loin; mais si le climat était bon, si les enfants devaient se trouver mieux que dans leur triste chambre de Lille, pourquoi n’irait-on pas dans ce pays inconnu? D’autres hommes y vivaient, d’autres enfants s’y élevaient; on y resterait quelques années, et l’on en reviendrait à l’abri de la misère; et si l’on ne pouvait pas revenir... Eh bien, la patrie d’une femme n’est-elle pas surtout où se trouvent ses enfants et son mari? Thérèse encouragea donc Julien; elle lui recommanda seulement de bien s’informer du pays avant de se décider. Et le lendemain matin, quand il fut sorti, elle s’occupa de tout préparer comme pour un lointain voyage, et travailla sans relâche afin de penser le moins possible et de ne pas ouvrir son cœur aux regrets.

Le soir, Julien rentra avec son engagement signé ; il avait la plus haute paye, et le bateau qui emportait les émigrants devait mettre à la voile dans quinze jours.

Contes pour les enfants

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