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UN JOUR DE CONGÉ

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Table des matières

«A ce soir, Claire: amuse-toi bien!

— Oh! sois tranquille, maman, je n’y manquerai pas. Bon voyage!»

Et Claire, debout sur le perron, envoya des deux mains un baiser à sa mère, qui lui souriait à la portière de la voiture.

Le cocher fit claquer son fouet, les chevaux partirent, et la voiture disparut bientôt au tournant de la route.

Claire rentra dans la maison.

«Quelle bonne journée! tout un jour de congé ! tout un jour sans rien faire! rien! rien! et sans remords encore, puisque maman me l’a permis! Je ne prendrai pas une plume, je n’enfilerai pas une aiguille, je ne toucherai même pas à un plumeau, car Mariette s’est chargée d’épousseter mon étagère, pour me faire le congé complet. A quoi vais-je m’amuser? Allons voir au jardin s’il y a des violettes!»

Tout en se tenant ce discours, Claire s’était enveloppée d’un châle de laine et coiffée d’une capeline, car il faisait froid, et malgré le dicton vendéen: «La violette en février», elle courait risque de ne pas trouver la moindre violette, quoiqu’on fût aux premiers jours de mars.

Comme Claire s’agenouillait pour visiter des touffes de violettes, près d’un mur à hauteur d’appui surmonté d’une grille qui permettait de voir sur la route, elle entendit de l’autre côté du mur les plaintes d’un enfant. Elle se releva et regarda. Un bambin d’une dizaine d’années passait à petits pas, se frottant les yeux avec un de ses poings et balançant au bout d’une ficelle un paquet de livres tachés d’encre. Claire l’appela.

«Hé ! petit Paul, quel chagrin as-tu donc ce matin? Viens me conter cela, mon garçon!»

L’enfant s’arrêta et ôta son bonnet.

«Bonjour, mam’zelle Claire! C’est le maître d’école!... » Et Paul se mit à sangloter tout à fait.

«Eh bien, qu’est qu’il t’a fait, le maître d’école, mon pauvre garçon?

— Il m’a... encore puni... parce que je... ne pouvais pas... faire... mes problèmes.

— Ah! c’est que c’est bien difficile, les problèmes!» dit Claire pensive. Elle avait, comme bien d’autres fillettes de douze ans, la prétention de ne rien pouvoir comprendre aux chiffres, ce qui la dispensait de s’y appliquer.

«Oui! et puis il m’en a donné d’autres à faire pour ce soir, reprit le petit, et s’ils ne sont pas bien faits il me mettra en pénitence dans sa grange demain toute la journée, et je ne jouerai pas avec mes cousins qui viendront dîner chez nous, et je ne mangerai pas de crème, ni de tarte, ni de confitures, ni de rien! Il a dit que je n’aurais que du pain sec!»

Et les larmes de Paul coulèrent à flots.

«Allons, dit Claire émue, console-toi et entre dans la cuisine; je vais t’y trouver et je t’aiderai à faire tes problèmes, et puis je te donnerai une tartine de confitures.

— Oh! vrai? s’écria l’enfant en riant à travers ses larmes.

— Très vrai: allons, viens vite.»

Paul se mit à courir, et un instant après il était installé dans la cuisine et étalait ses cahiers sur la grande table, où Mariette lui recommanda bien de ne pas mettre d’encre.

Claire s’assit près de lui. Elle avait cru se charger d’une besogne très facile: Paul avait deux ans de moins qu’elle, c’était le fils du boulanger, un homme qui savait tout au plus lire et écrire, et le vieux maître d’école qui faisait son éducation n’était pas, dans l’opinion de Claire, un puits de science. Elle prit donc le livre de l’enfant d’un air dégagé, et lut les énoncés des problèmes: elle n’y comprit rien du tout: elle les relut et n’y comprit pas davantage. Cela lui donna à penser: d’abord, elle jugea que M. Dupont, le vieil instituteur, était plus fort en arithmétique qu’elle ne l’avait cru; ensuite, elle regretta de s’être chargée de cette besogne et elle eut envie de prétexter un malaise subit ou une occupation pressée. Mais elle sentit que le petit Paul devinerait la vérité, et elle ne voulut pas convenir devant lui de son ignorance. Elle feuilleta donc le livre, relut toute la théorie, chercha des exemples qui pussent lui donner la clef des problèmes de Paul, et elle finit par se rendre compte de l’un d’eux. Elle en fut toute fière, et se mit à le lui expliquer comme un vrai professeur. Le petit riait, il était content, et il répétait en frappant dans ses mains: «Oui! je comprends bien! je multiplie le prix de chaque marchandise par le nombre de kilogrammes, et puis j’additionne tout cela. Voilà ! à présent je vais diviser par le nombre des associés, et je saurai combien cela fait à chacun. Comme vous êtes savante, mademoiselle Claire! comme vous êtes bonne! Je vais le recopier avec ma plus belle écriture, et je ne serai pas puni, et je jouerai avec mes cousins, et je mangerai de tout! Voulez-vous m’aider encore pour les autres?

— Oui, répondit Claire, qui jugea à propos de lui faire un peu de morale, mais à condition que tu t’appliqueras bien à comprendre, pour faire tes problèmes tout seul une autre fois.

— Oh! je comprends très bien à présent. Ah! si je vous avais trouvée plus tôt! J’ai pleuré si souvent pour des problèmes tout pareils à ceux-là.

— Allons, recopie-le et tais-toi,» interrompit Claire. Elle avait besoin de silence pour combiner ses raisonnements et arriver à la solution des autres problèmes. Elle y arriva, mais elle y mit le temps, et Paul la regardait déjà bouche béante depuis un bon quart d’heure sans oser lui dire qu’il avait fini, quand elle se trouva en état de lui expliquer le reste de sa besogne. L’enfant travailla plus vite que la première fois; il se leva enfin, et voyant que le coucou marquait presque l’heure de l’école, il se sauva en remerciant encore Claire, qui courut après lui pour mettre dans sa main la tartine promise. Elle le regarda s’éloigner en gambadant.

«Ouf! se dit-elle en s’étirant les bras, ce petit Paul m’a donné du mal. Enfin! il ne sera pas grondé, et moi, je crois que cela m’aura profité pour ma leçon de calcul de demain. C’est égal, j’ai besoin le me secouer un peu. Si j’allais voir comment va Madeleine? »

Madeleine était la jardinière, et elle habitait une petite maison tout au bout du jardin potager. Elle était malade depuis une quinzaine de jours, et n’avait que sa fille pour la soigner, car son mari était obligé de faire leur ouvrage à tous deux et ne rentrait guère que pour manger. La petite Michelle alla tout doucement ouvrir à Claire, et annonça sa visite à la malade. Celle-ci se trouvait un peu mieux, elle espérait pouvoir bientôt se lever et se remettre à travailler. «Et ce sera bien heureux, mademoiselle, dit-elle à Claire, car sans cela ma pauvre Michelle finirait par tomber malade aussi. Pensez donc, c’est trop pour une enfant de son âge, tout ce qu’elle fait! Le ménage, la cuisine, les savonnages, et puis me soigner, me donner à boire, et faire de la tisane! Elle n’a pas de repos, la pauvre enfant.»

Michelle souriait et embrassait sa mère comme pour protester contre ses paroles, mais sa figure pâle et sa petite taille amaigrie disaient bien que ses fatigues dépassaient sa force. Elle prit la parole pour s’excuser de ce que le ménage n’était pas si propre ni si bien rangé qu’à l’ordinaire, parce qu’elle n’avait pas eu le temps de frotter les meubles ce jour-à Elle avait commencé un savonnage, et il fallait qu’il eût fini et étendu avant la nuit, parce qu’elle avait absolument besoin du linge. Son linge était là, en effet, trempant dans un baquet rempli d’eau de savon, mais il n’était pas près d’être lavé, la pauvre petite avait été trop souvent dérangée. Elle alla soulever le couvercle d’une marmite qui bouillait dans la cheminée; elle regarda l’heure et soupira; puis elle prit une petite soupière, y tailla des tranches de pain, versa dessus du bouillon de la marmite, coupa ensuite un gros morceau de pain et un peu de lard et mit le tout dans un panier; puis, se retournant vers Claire:

«Excusez-moi, mademoiselle, il faut que je porte à dîner au père: il travaille à l’autre bout du bourg et il veut avoir fini son ouvrage ce soir; il m’a dit qu’il n’aurait pas le temps de revenir manger.

— Et ton linge, ma pauvre Michelle?

— Que voulez-vous, mademoiselle, je le finirai en revenant. Je vais tâcher d’aller vite.

— Non, non, tu renverserais ta soupière. Ne t’inquiète pas de ta mère, je vais rester à la garder. Dis-moi seulement où est sa tisane.»

Michelle partit, laissant la malade aux soins de Claire. Mais celle-ci avait son idée. Dès qu’elle eut refermé la porte sur Michelle, elle revint vivement vers le baquet, releva ses manches jusqu’au-dessus du coude, et se mit à savonner, frotter, battre le linge avec une ardeur de novice. Madeleine, toute confuse, eut beau la supplier; Claire, riant du métier qu’elle faisait, assura que cela l’amusait beaucoup et continua jusqu’à la dernière pièce de linge. Ensuite elle alla dans la cour, tira des seaux d’eau, rinça son linge, et elle allait le mettre au bleu lorsque Michelle revint. Elle allait se récrier, mais Claire lui ferma la bouche.

«Voilà ton linge bien avancé, Michelle; aide-moi vite, nous allons finir. Ta malade n’a manqué de rien. As-tu encore de l’ouvrage à me donner? Tu vois, je suis en train de faire la ménagère.»

La pauvre Michelle se hâta de finir l’ouvrage; et les larmes lui vinrent aux yeux quand, en tordant le linge avec l’aide de Claire, elle vit les mains de celle-ci toutes gercées par l’eau froide.

«Oh! mademoiselle! lui dit-elle.

— Quoi? Cela saigne un peu, je crois? Cela prouve que j’ai la peau fine. Je te laisse ton linge alors, je ne veux pas le tacher. Je rentre voir si ta mère a besoin de quelque chose.»

Elle rentra en effet, et se disant: «Je vais jouer un bon tour à Michelle!» Elle prit un chiffon de laine et se mit à frotter de toutes ses forces la table, le bahut et le dressoir de vieux poirier. Tout cela reluisait quand Michelle revint après avoir étendu son linge, et la chambre avait son air des jours de fête.

«Repose-toi à présent! dit Claire à Michelle ébahie. Je reviendrai demain t’aider pendant ma récréation. »

Et elle se sauva en courant, gaie comme un pinson. Comme elle rentrait chez elle, elle aperçut un homme, un ouvrier, pâle et maigre, qui regardait à travers les vitres le bon feu qui flambait dans la cuisine. Il paraissait avoir froid, et ce n’était pas bien étonnant, car il était en manches de chemise, ayant ôté sa veste pour en envelopper un enfant de trois ou quatre ans qu’il portait sur son dos. L’enfant pleurait.

L’ouvrier souleva sa casquette en voyant Claire ouvrir la porte:

«Mademoiselle, lui dit-il, si vous êtes la demoiselle de la maison, voudriez-vous me permettre d’entrer un moment dans votre cuisine pour réchauffer ma pauvre petite? Vous voyez, elle pleure de froid.

— Oh! je crois bien, pauvre enfant! s’écria Claire attendrie. Entrez vite, brave homme, entrez. Mariette, un fagot de plus au feu, s’il vous plaît.»

Mariette accourut et regarda le voyageur de l’air défiant d’un chien de berger. Mais il faut croire qu’elle ne lui trouva pas mauvaise mine, car elle lui avança un banc près de la cheminée et le débarrassa de son fardeau. La pauvre petite fille regardait autour d’elle avec de grands yeux étonnés, mais elle ne pleurait plus et étendait ses petites mains vers la flamme. Au bout d’un instant, elle se mit à rire.

«Qu’elle est jolie! dit Claire. Vous voyagez tout seul avec elle?

— Oui, mademoiselle, tout seul! répondit l’homme en soupirant. Le malheur est tombé sur nous; sa pauvre mère est morte après avoir été deux mois malade; je n’ai rien gagné de tout ce temps-là parce qu’il fallait la soigner, et peu à peu j’ai dépensé tout ce que j’avais d’argent et vendu de nos effets. Le reste est parti pour payer le loyer. Je retourne dans mon pays, où j’ai des sœurs qui élèveront la petite; mais je suis obligé de voyager à pied pour ménager les quelques sous qui me restent. Moi je me réchauffe en marchant, mais ma petite a bien froid.»

Claire examina l’enfant et vit qu’elle était peu vêtue. Une pauvre robe d’indienne, de vieux bas usés, un petit bonnet de percale et un mince jupon de coton composaient toute sa toilette.

«Où allez-vous ce soir? demanda-t-elle à l’ouvrier.

— A X..., mademoiselle: j’ai encore cinq lieues à faire, et je voudrais arriver avant la nuit, à cause du froid... Je vais me remettre en route: je vous remercie bien.

— Non, restez. La voiture de X... passe ici à six heures; vous allez l’attendre, et je payerai votre place. Vous ne pouvez pas refuser, ajouta-t-elle en voyant l’ouvrier rougir à ridée d’une aumône; c’est pour la petite. N’est-ce pas, mignonne, que tu veux aller dans la grande voiture qui a de grands chevaux avec des grelots, qui vont au pas, au pas, au trot, au galop, au galop!»

Claire avait pris la petite sur ses genoux et la faisait galoper de plus en plus fort. L’enfant riait aux éclats.

«Le bon Dieu vous bénira, mademoiselle, dit le pauvre homme d’une voix toute basse, comme, s’il voulait s’empêcher de pleurer. Mais... vos parents...

— Oh! ils ne diront rien, soyez tranquille, interrompit Mariette, et madame sera même contente. Allons, installez-vous là, et mangez la soupe que je vais vous tremper. C’est bon, la soupe chaude, n’est-ce pas, petite?»

Pendant que l’enfant mangeait la soupe de façon à prouver qu’elle la trouvait fort bonne, Claire visitait ces armoires que tout le monde connaît, et où l’on entasse les vêtements hors d’usage et les restes des robes défuntes. Elle trouva de petits bas de laine qui avaient chaussé jadis son pied de quatre ans, et les mit de côté ; mais elle eut moins de chance pour les robes et les jupons. Il y en avait plusieurs en bonnes étoffes bien chaudes, mais c’était trop grand, beaucoup trop grand pour l’enfant de l’ouvrier. Comment faire? Les diminuer, sans doute; mais que d’ouvrage! Oui; mais quelle joie de voir la pauvre petite fille chaudement vêtue! Claire prit ses ciseaux et commença à découdre; mais quand il fallut tailler, autre embarras: elle n’était pas une brillante couturière. Si je consultais Mariette? se dit-elle. Bon! elle se moquera de moi. Allons! il faut bien risquer quelque chose pour habiller la pauvre petite. Et elle appela Mariette. Mariette rit un peu de son embarras, mais elle ne se moqua point d’elle, et eut vite taillé une bonne robe et un bon jupon pour l’enfant; puis il fallut coudre, et malgré l’aide de Mariette, l’ouvrage était à peine fini quand sonnèrent six heures moins un quart. Claire était en nage, elle n’avait jamais tant cousu de sa vie. Elle poussa un grand soupir de soulagement en coupant son dernier fil. Lestement elle réunit la robe, le jupon, un bon châle, une petite capeline, et courut habiller l’enfant. L’ouvrier ne savait comment exprimer sa reconnaissance.

Six heures sonnèrent. La voiture arriva, s’arrêta de l’autre côté de la route, à l’auberge du Lion d’or, pour prendre des voyageurs et changer de chevaux; l’ouvrier y monta avec sa petite fille, aussi heureuse de la beauté de ses vêtements que du bien-être qu’ils lui procuraient; il adressa à Claire ses derniers remerciements, et la voiture repartit.

Claire en écoutait encore les grelots dans le lointain, lorsque du côté opposé de la route elle entendit venir une autre voiture.

«Ah! voilà maman!» se dit-elle; et elle courut joyeusement au-devant d’elle.

«Eh bien, Claire, as-tu passé une bonne journée?» demanda la mère. Elle avait espéré trouver sa fille lasse et triste de tout un jour d’oisiveté, et les yeux riants et la figure animée de Claire lui faisaient mal augurer du résultat de son expérience.

«Oh! mère, dit la jeune fille en lui sautant au cou, je me suis amusée, amusée! J’ai aidé le petit Paul à faire ses problèmes; j’ai joué au ménage chez Madeleine; j’ai fait presque tout le savonnage de Michelle, je lui ai frotté ses meubles, je lui ai soigné sa soupe, je suis venue ici ensuite, et j’ai fait tout un costume, avec Mariette, pour une pauvre petite fille qui n’avait qu’une robe d’indienne. Je viens de finir il y a un quart d’heure: elle est partie par la diligence.

— Tu m’expliqueras tout cela en détail, ma chérie, dit la mère en souriant, car je n’y comprends pas grand’chose; je vois seulement que tu as travaillé comme un petit nègre, pour ton jour de congé, et que tu n’as pas l’air de t’en trouver plus malheureuse. »

Claire s’arrêta court et réfléchit un instant; puis elle éclata de rire:

«C’est pourtant vrai! s’écria-t-elle. Eh bien, vraiment, je n’aurais jamais cru que ce fût si amusant de travailler.»

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