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I

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–Ce n’est pas vrai! je dis, moi, que ce n’est pas vrai! criait d’une voix impérieuse et en frappant du pied, une petite fille rouge de colère, que sa bonne s’efforçait en vain de faire tenir tranquille, tandis qu’elle lui essayait une robe de mérinos bleu foncé dont elle venait d’achever le corsage.

–Je le voudrais, ma pauvre chérie, dit la bonne dont les yeux étaient obscurcis de quelques larmes et qu’un léger tremblement empêchait d’attacher une épingle; il y a plusieurs jours que votre papa me l’a dit, mais il m’avait défendu de vous en parler. Pauvre ange, ce n’est que trop vrai. J’ai eu assez de peine à ravaler mes larmes pendant tout ce temps; ça me fendait le cœur de vous voir jouer et rire comme de coutume. A présent, il n’y a plus moyen de vous le cacher, puisque c’est demain que nous partons.

–Demain!… Oh! non, je ne partirai pas. On ne me forcera pas à partir! Pourquoi est-ce que papa veut me renvoyer? Je ne lui ai point fait de chagrin, il ne m’a jamais grondée. Je vais aller vers lui, et je lui dirai que je.

–Ecoutez, Mademoiselle Rosa, il faut tout vous dire. Votre papa voudrait bien ne pas se séparer de vous, car il vous aime plus que quoi que ce soit au monde; mais il ne peut faire autrement. Il était riche, il y a quelques jours, il pouvait vous accorder toutes vos fantaisies; mais il a perdu toute sa fortune, et il va la refaire dans un pays étranger où l’on ramasse l’or par poignées. Il reviendra, et vous serez encore riche et heureuse. Vous aurez des robes plus belles que celles de toutes vos amies.

–Qu’est-ce que cela me fait, s’il me faut quitter papa maintenant! s’écria Rosa qui avait écouté ce discours avec un mélange d’impatience et d’étonnement. Est-ce qu’il ne devrait pas savoir que j’aime mieux n’avoir qu’une robe de cotonnade et être avec lui? Vite, vite, ma bonne, ôte-moi ce corsage et laisse-moi aller!

Avant que sa jolie robe de cachemire d’Ecosse rose eût été agrafée du haut en bas Rosa avait glissé entre les mains de sa bonne et s’était élancée hors de la chambre.

Dans une autre pièce du même appartement, un homme encore jeune était assis d’un air soucieux devant un lourd bureau aux innombrables tiroirs. Pour la centième fois depuis quelques jours il venait de refaire un calcul qui, pour la centième fois, avait abouti à cette conclusion: Je n’ai plus rien, il ne me reste qu’à partir.–Il jeta un regard attristé tout autour de cet appartement qu’il occupait depuis bien des années et où il avait connu de grandes joies et une bien grande douleur, car c’était là qu’était morte la mère de Rosa, peu de temps après la naissance de cette unique enfant. Il tint un moment les yeux fixés sur son portrait suspendu au-dessus du fauteuil qu’autrefois elle venait souvent occuper près de lui pendant ses heures de travail; puis il les détourna avec amertume en pensant que, s’il pouvait emporter cette image sans vie de celle qu’il avait tant aimée, son image vivante, son enfant, devait rester en arrière. Son cœur se serra si péniblement qu’il eût donné beaucoup pour pouvoir verser quelques larmes; mais ce soulagement ne lui fut pas accordé, et cachant sa figure dans ses mains, il resta longtemps absorbé dans une lutte douloureuse.

La porte s’ouvrit brusquement, et Rosa s’arrêta sur le seuil, retenue dans son élan impétueux par l’expression de son père.

–Que veux-tu, mon enfant? demanda celui-ci en relevant la tête, ce n’est pas le moment de me déranger.

Sans se laisser intimider par un accueil sévère auquel elle n’était point habituée, Rosa courut à son père, passa ses deux bras autour de son cou, et attirant sa tête à son niveau pour mieux plonger dans les siens ses deux grands yeux encore humides de larmes, elle s’écria:

–Papa, dites que ce n’est pas vrai! dites que vous ne voulez pas m’envoyer loin de vous! Je ne veux pas vous quitter, moi! Non, je ne vous quitterai pas quand vous êtes triste et malade.… Oui, malade, j’en suis sûre, car je ne vous ai jamais vu si pâle, et vos mains brûlent, papa. Ne suis-je plus votre petite fille que vous aimez? Comment pourriez-vous avoir le courage de me renvoyer? Oh! papa, dites vite que tout cela n’est qu’un vilain mensonge de ma bonne, et qu’elle est une méchante de m’avoir fait peur ainsi!

Tout en parlant, la petite fille s’était nichée sur les genoux de son père, avait appuyé sa tête contre sa poitrine, et le regardait avec des yeux suppliants. M. de Lastès la serra longtemps contre lui sans essayer de parler. Enfin il la repoussa doucement, et la faisant asseoir près de lui sur une chaise, comme pour lui faire comprendre qu’il ne voulait pas la traiter en enfant, mais en appeler à sa raison, il posa sa main sur sa tête:

–Ma chérie, dit-il, tu as bientôt neuf ans. Tu es en âge de savoir ce que c’est que la nécessité et le devoir. Jusqu’ici je ne t’ai demandé qu’une chose, c’était d’être heureuse; j’ai eu tort peut-être, j’aurais mieux fait d’être un peu plus sévère et de penser que la vie ne pouvait pas être pour toi un long jour de fête. Mais je crois cependant pouvoir compter sur ta raison. M’écoutes-tu, mon enfant?

–Oui, papa, répondit Rosa d’une voix ferme, en tournant vers lui un regard attentif et sérieux.

Elle s’était redressée et son visage rayonnait de fierté et de plaisir en se voyant comptée pour une personne raisonnable.

–J’ai perdu tout ce que je possédais, mon enfant, reprit M. de Lastès. Je ne puis t’expliquer comment cela s’est fait, parce que tu ne le comprendrais pas. Il te suffit de savoir que, une fois mes dettes payées, il ne me restera que le prix de mon passage en Amérique et la somme nécessaire pour entreprendre de reconstruire ma fortune.

–Mais pourquoi ne m’emmenez-vous pas, papa?

–Mon enfant, c’est impossible. Une fois là-bas, je ne vivrai pas comme ici; je n’aurai pas de maison à moi, pas de voiture, pas de domestiques. Ta bonne, à elle seule, serait pour moi un surcroît de dépenses que je ne puis me permettre.

–Mais je me passerai de ma bonne, dit résolûment Rosa; je vous assure, papa, que je le puis. L’autre jour j’ai essayé, pour m’amuser, de m’habiller seule, et je suis parvenue à tout agrafer, excepté le dernier bouton de ma robe.

–Ma chère enfant, je ne doute pas de ton adresse et de ta bonne volonté; mais en admettant que tu puisses t’habiller seule et te servir toi-même, que ferais-tu pendant les longues journées que tu passerais abandonnée, tandis que je serais occupé? Crois-tu que cela me donnerait beaucoup de courage et de liberté d’esprit de sentir ma petite fille seule dans un pays étranger, où je n’aurais personne à qui la confier?

Rosa baissa la tête, car elle comprit que cet argument était sans réplique.

–Et où irai-je? demanda-t-elle d’une voix soumise.

–Voilà ce qui me reste à te dire, mon enfant, reprit M. de Lastès, en l’attirant de nouveau sur ses genoux, tandis qu’il prenait ses deux mains dans l’une des siennes. J’ai une tante que je n’ai pas vue depuis bien des années, mais dont je connais la bonté, et c’est à elle que je te remettrai. Elle demeure dans une jolie maison de campagne, toute seule avec une ancienne domestique qui lui est très dévouée. Ta bonne te conduira jusqu’à la station de chemin de fer la plus rapprochée de son habitation; j’ai écrit à ma bonne tante Darcy de t’y faire chercher.

–Est-ce que Virginie ne viendra pas avec moi? demanda Rosa.

–Non, mon enfant, elle retourne dans sa famille; je ne pourrais plus lui payer ses gages.

En faisant cette réponse, M. de Lastès regardait sa fille avec une certaine inquiétude, car il redoutait l’effet de cette communication. Mais Rosa ne parut pas en être émue. Elle se contenta de faire un signe d’assentiment comme si son cœur eût été trop fatigué d’impressions pour qu’une peine nouvelle pût l’atteindre.

Maintenant, chère enfant, laisse-moi, j’ai à travailler, dit son père.

Rosa obéit aussitôt et s’éloigna à pas lents; mais arrivée près de la porte, elle se retourna, revint en arrière, et appuyant sa tête contre la joue de son père, elle lui demanda tout bas.:

–Quand reviendrez-vous?

–Bientôt, mon enfant bien-aimée, bientôt, répondit M. de Lastès, en la baisant au front.

Elle retourna dans sa chambre si calme et si tranquille, que sa bonne crut un moment que le père avait cédé, et que Rosa ne partirait pas. Mais elle fut bientôt tirée d’erreur, car l’enfant, ouvrant une grande commode qui contenait une partie de sa garde-robe, dit d’une voix qui fit tressaillir Virginie:

–Puisque nous partons demain, il faut faire ma malle.

–Dieu vous bénisse, mon cher ange, ma douce colombe, dit la bonne d’un air stupéfait. Qui aurait pu s’attendre à un tel changement?

–Je ne prendrai pas ceci, ni ceci, ni cela, disait Rosa en mettant de côté quelques toilettes trop élégantes pour sa nouvelle position.

–Ces jolies robes, quel dommage que vous ne les portiez plus! elles vous allaient si bien! La dernière fois que nous sommes allées aux Tuileries, vous aviez mis votre robe bleu de ciel, avec votre chapeau à plume. Vous étiez jolie comme un cœur. Tout le monde vous regardait. Maintenant il n’y aura plus autour de vous que deux vieilles femmes qui ne savent peut-être pas distinguer une jolie figure d’une citrouille.

–Qu’est-ce que cela me fait?

–Dieu sait comme elles vont arranger votre belle chevelure! Ces cheveux si soyeux, si fins, qui en prendra soin? Ah! Mademoiselle Rosa, si votre papa l’avait voulu, je vous aurais suivie dans ce trou où vous allez vivre. Cela me fait trop de peine de penser que vous n’aurez personne pour vous choyer et vous servir.

–Papa n’aura personne pour le servir. J’aime mieux être comme lui.

–Mais vous n’aurez personne non plus pour vous aimer.

–Peut-être que ma tante m’aimera.

–Oh! comptez-y sur l’affection de ces vieilles momies qui sèchent depuis quarante ans dans leur égoïsme. Ne me parlez pas de ces gens-là.

–Mais, Virginie, papa dit que sa tante est très bonne.

–Je ne demande pas mieux.

A la suite de cette conversation, Rosa sentit défaillir au dedans d’elle le courage qui l’avait soutenue un moment. Elle alla se coucher de bonne heure et pleura amèrement pendant un espace de vingt minutes, qu’elle prit de bonne foi pour une nuit presque entière. Lorsqu’elle se fut endormie, des sanglots soulevèrent longtemps sa poitrine, et son sommeil fut troublé par des rêves confus, mais pleins de tristesse et de vagues appréhensions du lendemain.

Quand le jour vint, elle était tout énervée et beaucoup moins héroïque que la veille. Pendant que sa bonne faisait sa toilette de voyage, elle pleura et trépigna alternativement, suivant que l’enfant gâtée, ou l’enfant initiée depuis quelques heures aux souffrances réelles, l’emportait en elle. Enfin, son père la pressa dans une dernière étreinte, et laissa tomber sur elle une larme qui renfermait plus de douleur et d’amertume que toutes celles qui coulaient à flots sur les joues de son enfant. Cependant il avait pu voir qu’elle était capable d’énergie et d’empire sur elle-même, et il se sentait rassuré sur son avenir. Il l’aurait été bien plus encore s’il avait pu la remettre, par la foi et la prière, entre les mains de Celui dont on peut dire que ce qu’il garde est bien gardé.

Rosa

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