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II

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–Marthe, venez un moment, s’il vous plaît.

–Qu’y a-t-il, Madame?

–Je viens de recevoir une lettre.

–Je le sais bien, puisque c’est moi qui vous l’ai apportée.

–Oui, mais vous ne savez pas qu’elle annonce un envoi qui vous intéresse autant que moi.

–Est-ce encore du thé de première qualité, ou du vin vieux comme celui que votre neveu vous envoya l’année dernière?

–Non, vraiment, c’est bien autre chose. Mon neveu a fait des pertes de fortune considérables. Il part pour l’Amérique, où il espère rétablir ses affaires, et il me demande de recevoir sa petite fille pendant son absence. Vous savez, Marthe, que la pauvre enfant a perdu sa mère presque au moment de sa naissance.

–Et qu’allez-vous faire, Madame?

–Je ne sais vraiment pas. Que me conseillez-vous, Marthe? demanda la vieille dame en levant les yeux d’un air un peu inquiet.

–Il me semble que c’est bien simple. Il faut écrire à votre neveu qu’on ne dispose pas ainsi des gens, et qu’il trouvera facilement une bonne pension pour cette petite fille. Avoir un enfant dans cette maison, miséricorde! la maison la plus tranquille de tout le pays, où l’on n’entend jamais un mot plus haut que l’autre, et qui est toujours propre et rangée comme si c’était une image. Vraiment, cette seule idée me met hors de moi! J’aimerais mieux en sortir aujourd’hui même, pour n’y plus rentrer.

–Mais, ma pauvre Marthe, vous ne savez pas qu’il n’est plus temps de refuser. C’est demain que l’enfant arrive; elle doit être en route à présent. Nous ne pouvons pas faire autrement que de la recevoir.

–Alors, à quoi bon me demander conseil?

–Voyons, Marthe, soyez raisonnable. Que voudriez-vous que je fisse?

–Ce qu’il vous plaira, Madame; si vous voulez rendre la maison intenable, je n’ai rien à dire.

En disant ces mots, Marthe ferma la porte d’un air bourru; et longtemps après, Madame Darcy entendait encore dans la cuisine les mouvements brusques et saccadés qui trahissaient son irritation.

Marthe n’était pourtant ni méchante, ni égoïste. C’était un de ces types, rares de nos jours, de ce qu’a été la domesticité autrefois. Dévouée, active, familière, brusque même, elle avait pour sa maîtresse une affection qui, depuis des années, était le sentiment dominant de sa vie. Elles vivaient dans la plus grande intimité. La porte de la cuisine, où Marthe régnait despotiquement depuis plus de dix ans, était toujours ouverte sur la chambre, où, pendant le même espace de temps, Madame Darcy avait chaque jour parcouru le cycle régulier et monotone des paisibles occupations qui remplissaient son existence. Chaque matin, à la même heure, après avoir procédé minutieusement aux soins de sa toilette, elle venait s’asseoir dans le grand fauteuil que Marthe avait mis près du feu en hiver, près de la croisée en été. Pendant que la bouilloire sifflait sur le foyer, Madame Darcy ouvrait la grande Bible placée devant elle sur une petite table, puis tirant ses lunettes de leur étui et les essuyant avec soin, elle lisait d’une voix lente et monotone le chapitre du jour. Après cela, elle se mettait à genoux et lisait encore une prière.

Elle était veuve depuis bien des années, et n’avait jamais eu d’enfant. La mort de son mari avait amené de grands changements dans sa position, et l’avait forcée à quitter une élégante demeure pour acheter la petite maison entourée d’un |étroit| jardin dans laquelle nous la trouvons. Marthe, après avoir participé à la prospérité de sa maîtresse, s’était associée à ses privations. Elle cultivait le petit jardin qui produisait assez de légumes pour entretenir leur table frugale, et assez de fleurs pour orner, pendant la plus grande partie de l’année, la cheminée de la pièce qui servait à la fois de chambre à coucher et de salle à manger. En outre, elle avait fait construire un poulailler, et les œufs de ses belles poules blanches et tachetées, dont le gloussement troublait seul le silence de cette habitation, étaient l’une des grandes ressources du ménage. Marthe caressait toujours la pensée que, si jamais une visite inattendue réclamait le déploiement de ses anciens talents culinaires, un poulet à mettre à la broche se trouverait là tout à. point pour la tirer d’embarras. Mais aucun événement de ce genre n’était venu nécessiter ce sacrifice, et la science de Marthe aurait bien pu se rouiller sans qu’elle s’en doutât, tant elle avait peu d’occasions de la mettre en pratique. Les poulets qu’elle nourrissait avec tant de sollicitude, dans la prévision d’un si glorieux destin, avaient tous vécu dans la plus entière sécurité, et s’étaient transformés en vieilles poules et en coqs coriaces, sans qu’aucune occasion se fût offerte de sacrifier leur jeunesse et leur embonpoint aux exigences de l’hospitalité. Quelquefois seulement, lorsque Madame Darcy était malade, Marthe avait fait main-basse sur son poulailler; mais, il faut l’avouer, elle n’avait pas choisi pour en faire le bouillon de poulet de sa maîtresse, ceux de ses élèves qui lui faisaient le plus d’honneur.

La brave fille ne s’était pourtant pas lassée d’attendre de jour en jour cette visite que rien n’annonçait. Souvent, dans ses conversations avec Madame Darcy, lorsqu’elle lui rendait compte de son administration,–formalité tout à fait volontaire, car jamais cuisinière ne fut plus reine et maîtresse que ne l’était Marthe,–elle lui disait, d’un air d’intime satisfaction:

–Voyez-vous, Madame, je m’arrange de manière à n’être jamais prise au dépourvu. S’il vous arrive du monde sans que nous en soyons prévenues, n’ayez pas de souci; j’ai un plan tout fait dans ma tête, et votre réception vous fera honneur, je vous en réponds.

Madame Darcy souriait, soupirait, et disait en secouant la tête:

–Ma bonne Marthe, je crois bien que votre prévoyance nous sera inutile. Le temps des réceptions est passé pour nous.

–Eh bien, Madame, reprenait Marthe, qui sentait une nuance de tristesse dans l’accent de sa maîtresse, les choses sont bien comme elles sont. Ce n’est pas moi qui regretterai le tracas des visites et des dîners de cérémonie.

Malgré ces consolations et la gaieté que Marthe affectait en les lui donnant, Madame Darcy soupirait encore, car elle ne pouvait s’empêcher de trouver son isolement un peu triste, et de faire des comparaisons un peu mélancoliques entre un brillant passé et un présent si solitaire. Il lui était pénible surtout de se voir abandonnée de ceux qui, autrefois, avaient recherché son intimité. Il est vrai qu’elle n’avait presque plus de proches parents et que les anciens amis, que la mort ne lui avait pas enlevés, lui étaient restés fidèles, bien que, vivant loin d’elle, ils ne pussent lui donner que peu de témoignages de leur affection. Ce n’était donc pas précisément son cœur qui souffrait de l’abandon où elle vivait; mais la solitude, lorsqu’elle n’est pas pour nous l’objet d’un libre choix, ne nous paraît jamais agréable. Comme beaucoup d’autres choses, nous ne l’aimons qu’en raison de la difficulté que nous trouvons à l’obtenir.

Marthe, quand elle était de bonne humeur, parlait ainsi que nous venons de le rapporter; mais le jour où commence notre histoire, elle ne se montra point aussi accommodante. Après avoir répondu comme nous savons à la communication de sa maîtresse, elle évita tout le jour d’entrer auprès d’elle, à moins que ses services ne lui fussent absolument nécessaires. Deux ou trois fois, Madame Darcy essaya de lui adresser des paroles conciliantes. Mais voyant qu’elle n’obtenait qu’une réponse laconique prononcée d’un ton bourru, elle se résigna au silence, et garda pour son propre compte les observations sur le temps, sur l’heure ou sur la conduite du chat, au moyen desquelles elle avait espéré adoucir l’humeur revêche de sa bonne.

Lorsque le repas du soir fut terminé, et que la dernière assiette eut été remise en place, Marthe apporta, comme de coutume, son ouvrage et vint s’asseoir près de la lampe, mais tout à fait à l’écart et avec un air cérémonieux qui ne lui était point habituel. La soirée parut longue, car les rares paroles qui furent échangées étaient aussi contraintes de la part de Madame Darcy, qu’elles étaient brèves de celle de Marthe. Au moment où celle-ci pliait son ouvrage pour se retirer, Madame Darcy, faisant un effort sur elle-même, lui dit d’une voix hésitante:

–Marthe, c’est à dix heures que ma petite nièce arrive demain. Il faut que quelqu’un aille la chercher. La pauvre enfant serait bien embarrassée si elle se trouvait seule au débarcadère; car mon neveu me dit que sa bonne ne s’arrête pas ici, et qu’il compte sur moi pour la faire chercher.

–On ira, Madame, répondit Marthe d’un ton bref.

Les rafales d’un vent perçant s’engouffraient dans la cheminée et secouaient en gémissant les branches à peine feuillées des arbres qui entouraient la petite maison.

–Vous aurez un bien mauvais temps pour cette course, ma pauvre Marthe. J’en suis fâchée, mais peut-être changera-t-il d’ici à demain.

–Est-ce que j’ai l’habitude de me plaindre? répondit Marthe.

–Non, en vérité, personne ne vous en accusera; mais le chemin de fer est bien loin.

–Est-ce que vous vous couchez maintenant?

–Non, pas encore, faites ma couverture, donnez-moi mes pantoufles, et ensuite vous pourrez vous retirer.

Marthe exécuta ces ordres sans prononcer une parole, et ayant allumé sa petite lampe et souhaité le bonsoir à sa maîtresse, elle quitta la chambre.

Madame Darcy resta plongée dans des réflexions qui n’avaient rien de très agréable.

–Si c’est ainsi que Marthe prend les choses, se disait-elle, nous n’aurons pas une vie facile. Personne n’est tenace comme elle, quand une fois une idée lui est entrée dans l’esprit. Je ne puis pas dire que je renonce volontiers moi même à ma tranquillité; je n’ai jamais eu d’enfant, c’est un peu tard pour commencer. Mais enfin il faut accepter ce qui est inévitable. Si la petite est douce et bien élevée, tout ira bien. On se fait à tout avec un peu de bonne volonté, Mais si Marthe ne veut pas la supporter, la pauvre enfant sera malheureuse. Il faudra vivre en guerre continuelle, moi qui aime tant la paix, et qui n’ai jamais eu le courage de faire un reproche à personne. Tout allait si doucement jusqu’à présent. Faudra-t-il donc que cette petite fille vienne mettre le trouble dans la maison? Mais, au fond, Marthe a bon cœur et ne voudrait pas rendre malheureuse une pauvre petite créature qui n’y peut rien si elle nous dérange. Il est vrai qu’elle n’aime guère les enfants. Du moins je le suppose, et je la trouve bien excusable. Ce doit être un grand trouble-vie. L’Evangile dit cependant que le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent. Cette parole m’a toujours paru bien étrange, car tous les enfants que j’ai vus dans ma vie étaient remuants, bruyants, fatigants et donnaient infiniment plus de tracas que de plaisir.

Comme la vieille dame en était là de son monologue, elle s’aperçut que le pas de Marthe, qu’elle avait crue couchée depuis un moment, retentissait lourdement à l’étage supérieur, comme si elle eût transporté des objets pesants d’une chambre à l’autre.

–Que peut-elle faire si tard? se demanda-t-elle, toute surprise d’une pareille innovation dans les usages de la maison, où sa mémoire ne lui rappelait pas qu’on eût jamais fait tant de bruit passé dix heures du soir.

Quelques minutes après, le petit escalier de bois craquait sous les pieds de Marthe, qui, s’avançant à pas de loup, entr’ouvrit doucement la porte de sa maîtresse. Elle fit une exclamation en la voyant encore debout.

–Comment! dit-elle, pas encore couchée! Vous n’êtes pas malade pourtant? Je venais justement voir si vous aviez besoin de quelque chose avant de vous endormir.

–Non, Marthe, je ne suis pas malade, répondit Madame Darcy, touchée de cette sollicitude et plus encore du ton affectueux et soumis que Marthe avait employé, et se doutant bien que c’était une sorte d’amende honorable pour sa conduite de la journée. Mais qu’est-ce donc que tout ce bruit que vous avez fait là-haut?

–Ce n’est rien. J’ai seulement préparé la chambre de la petite demoiselle.

–Ma brave Marthe! et moi qui n’y avais pas pensé! Où l’avez-vous mise?

–Nous n’avons pas beaucoup de choix. Je lui ai cédé la mienne.

–Votre chambre! Et vous, Marthe?

–Vous savez bien que tout à côté il y a un petit cabinet dont nous ne faisons rien.

–Oui, mais c’est si petit, si étouffé, une espèce de soupente.

–Bah! c’est bien bon pour moi. Il y a justement place pour une étagère et une petite table à côté de mon lit. Ma grande armoire, que je n’ai pas la prétention d’y faire entrer, restera sur le carré; mais il faut que je me fasse aider demain pour l’y transporter.

–Et quel lit avez-vous mis dans votre chambre pour l’enfant?

–Ne vous souvenez-vous pas que nous en avions un en réserve dans le grenier? Il n’est pas trop grand, c’est juste ce qu’il faut. A propos de cela, quel âge a-t-elle, cette petite fille? J’ai oublié de vous le demander.

–Elle doit avoir huit ou neuf ans.

–Eh bien; si elle a peur d’être seule la nuit, je laisserai ma porte ouverte. Et maintenant, bonsoir, Madame, il est temps que je m’en aille pour tout de bon.

–Bonsoir, Marthe, vous êtes la meilleure créature que je connaisse, dit Madame Darcy en souriant.

Marthe ferma la porte sans répondre.

–Oui, la meilleure créature du monde, répéta la vieille dame restée seule. La voilà déjà qui s’oublie et se sacrifie pour cette petite fille dont elle ne voulait pas entendre parler ce matin. Allons, je ne veux plus me mettre en souci, je suis sûre que tout ira bien.

Et tout en se livrant à ces pensées consolantes, elle dénouait les cordons de son bonnet, ôtait son tour de cheveux bruns, et rassemblait ses rares cheveux gris sous une coiffe de nuit d’une forme bizarre, mais d’une blancheur irréprochable.

Bientôt on n’entendit plus dans la maisonnette, que le bruit de l’orage qui ne s’apaisa que vers le matin.

Rosa

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