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IV

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Où donc s’en allait ainsi notre petite aventurière? Elle ouvrit et referma si doucement la porte que le sommeil de la vieille dame n’en fut point troublé. Elle passa avec le même succès devant la cuisine, où Marthe, qui était occupée à polir une casserole avec autant de conscience que si c’eût été un ustensile d’argent, ne se retourna point au bruit léger de ses pas. Les yeux de Rosa brillaient comme des escarboucles. D’où leur venait donc cette étincelle? Etait-ce bien la même enfant qui la veille s’était endormie et réveillée dans les larmes, et qui le matin même repoussait toute consolation et sanglotait comme si son petit cœur eût été brisé? Sa nature était vivace, mobile, prompte aux sentiments violents, mais vite fatiguée des impressions pénibles, et revenant à la gaieté par une pente naturelle comme une branche que l’on a courbée et qui se redresse d’un élan en secouant autour d’elle une pluie de rosée. Active, remuante, elle était toujours pleine de projets, de désirs, d’inventions. Dans la maison paternelle on lui avait laissé faire tout ce qui lui plaisait; elle ignorait qu’il y eût au monde des devoirs difficiles à accomplir. Sa bonne et franche nature avait supporté mieux que d’autres ce régime dangereux, mais sa vivacité naturelle avait été redoublée par l’absence de tout frein salutaire. Pauvre petite hirondelle, dans quelle cage voulait-on l’enfermer? mais surtout pauvre Madame Darcy! Puisse son doux et paisible sommeil durer longtemps encore! Ses plus sombres prévisions n’avaient rien entrevu de pire que les tribulations qui l’attendaient. Peut-être avait-elle un peu oublié son enfance, mais ce qui est certain c’est qu’elle se figurait de bonne foi avoir toujours été soumise à la règle et docile à l’habitude comme elle l’était alors.

Un rayon de soleil qui avait entr’ouvert les nuages, en tombant sur le canevas de Rosa, avait triomphé de ses bonnes résolutions de tranquillité et de travail, On était aux premiers jours du printemps. Les arbres commençaient à se feuiller, les violettes à fleurir. La porte de la maison était entr’ouverte. Qui aurait pu résister à la tentation? Cependant l’air était encore imprégné des rudes haleines de mars; mais Rosa ne craignait pas le froid, elle avait en elle assez de chaleur et de vie pour braver les glaces du Groënland. La pauvre Grisette, qu’elle emportait dans ses bras bon gré mal gré, n’avait peut-être pas les mêmes raisons pour s’exposer à la température de cette froide journée. Arrachée à sa jeune famille et à ses moelleux coussins, elle faisait la mine du monde la plus piteuse, regardait autour d’elle d’un air effaré et accrochait ses deux pattes, garnies d’ongles acérés, aux deux épaules de la petite fille, qui lui faisait faire une course à perdre haleine tout autour du jardin. Tout à coup le gloussement des poules attira l’attention de Rosa, qui, ralentissant le pas, s’arrêta devant le petit palais peint en rouge qu’habitait la gent emplumée. Le coq, à son approche, battit majestueusement de l’aile, et redressa la tête en agitant sa crête d’une manière qui eût intimidé une petite fille moins intrépide que Rosa ne l’était de sa nature. Elle souleva le loquet, referma la porte sur elle, et passant près du coq sans daigner s’inquiéter de ses démonstrations hostiles, s’approcha d’une poule couveuse consciencieusement établie sur dix beaux œufs qui renfermaient toutes ses espérances et celles de Marthe.

–Que fait-elle là? se dit la petite fille. Ah! j’y suis. Elle couve ses œufs. C’est pour cela qu’elle me regarde d’un air si menaçant. Sois tranquille, bonne petite bête, je ne veux point te faire de mal. Il faut seulement que tu me cèdes la place un petit moment. Ce n’est pas que j’aie l’intention de la prendre pour tout de bon et de couver tes œufs pour toi, car je crois bien que je n’en aurais pas la patience. Je veux seulement les voir.

En parlant ainsi, Rosa écarta la poule, qui, intimidée par la présence du chat dans les bras de son ennemie, n’osa pas lui sauter aux yeux comme elle en avait une forte tentation et se contenta de se ranger du côté du coq et de témoigner comme lui de son indignation par des battements d’ailes et de sourds gloussements. Notre petite imprudente, en se baissant pour prendre un des jolis œufs que la poule couveuse venait d’abandonner, laissa échapper Grisette. Ce fut un événement désastreux, car cette chatte, apprivoisée et soumise avec ses supérieurs, avait conservé des instincts de férocité envers ses égaux. Elle se jeta donc sur la pauvre poule inoffensive qui n’avait d’autre tort que d’oser exprimer trop librement son opinion sur l’injustice dont on usait envers elle, et avant que le coq, son protecteur naturel, pût la défendre, l’infortunée gisait sur la terre, une aile à moitié déplumée et une large blessure dans le côté. Effrayée de tout ce vacarme, Rosa comprit trop tard qu’elle avait mal fait d’introduire un pareil ennemi dans le paisible poulailler; elle n’osa s’interposer entre les combattants, et laissant retomber dans le nid l’œuf qu’elle tenait et qui en se cassant en brisa plusieurs autres, elle s’enfuit pour demander du secours.

Sur le seuil de la maison elle rencontra Marthe qui venait voir quelle était la cause du bruit effroyable qu’elle entendait:

–Oh! Marthe, criala petite fille, courez vite! le chat va tuer toutes vos poules.

–Le chat! et qui est-ce qui l’a laissé entrer dans le poulailler? Mes pauvres poules! Miséricorde! quels cris!

Mais malgré tant de raisons de redouter ce qu’il y avait de pire, Marthe n’était point préparée au spectacle qui s’offrit à ses regards. Une poule sanglante étendue sur la terre, entourée des débris de ses ailes mutilées; le coq blessé aussi, mais toujours debout et furieux; les autres volatiles se cachant et gémissant dans le coin le plus reculé de la basse-cour, et pour comble de malheur, ses œufs, ses pauvres œufs, tous ses rêves de couvée printanière brisés et perdus! La coupable s’enfuit à sa vue, car sa conscience de chatte lui disait qu’elle avait quelque chose à se reprocher, et qu’une bonne correction pourrait bien être le résultat de cette sanglante équipée.

Marthe emporta la pauvre blessée pour lui administrer de prompts secours, et la couvée détruite dont on ne pouvait pas même tirer une omelette. Elle jeta quelques poignées de grain à ceux des habitants du poulailler qui n’avaient d’autre mal que la peur, remède très efficace à ce qu’il paraît, car au bout de quelques instants, les poules sautillaient, picotaient et gloussaient comme si rien n’eût troublé leur appétit. Le coq, il faut lui rendre cette justice, conserva plus longtemps une attitude de dignité offensée, mais on aurait pu prévoir que ses résolutions perdraient bientôt de leur vigueur en le voyant piquer rapidement un grain ici, un grain là, quand il pensait que, personne ne le regardant, ses grands airs courroucés n’avaient plus d’à-propos.

La petite fille attendait avec une certaine émotion le retour de la cuisinière.

–Ah! çà, Mademoiselle Rosa, dit Marthe d’un ton sévère, il paraît que vous vous croyez tout permis, ici? Si vous vous étiez conduite comme une petite fille bien élevée, vous n’auriez pas ouvert une porte sans en demander la permission. Les enfants doivent apprendre à respecter ce qui ne leur appartient pas.

Rosa fondit en larmes en entendant cette réprimande.

–Comment pouvais-je savoir, dit-elle, que ce malheureux chat ferait un tel dégât? C’est lui qui est mal élevé.

–Je ne vous punirai pas pour aujourd’hui, reprit Marthe, mais une autre fois, si pareille chose vous arrive, n’espérez pas vous en tirer à si bon marché. Voilà une pauvre poule qui porte toute la peine de vos sottises, car il se passera bien des jours avant qu’elle puisse reprendre ses habitudes. Et que dira Madame Darcy quand elle saura qu’il faut renoncer à notre jolie couvée?

–Oh! croyez-vous qu’elle sera bien fâchée? demanda Rosa en pâlissant.

–Sans doute, elle vous prendra pour un vrai petit démon.

Rosa hésita un moment, puis son courage et la vivacité naturelle de son caractère reprenant le dessus, elle franchit brusquement le seuil de la porte, ouvrit celle de la chambre de sa tante, et courant à elle, la figure tout animée par sa résolution:

–Ma tante, s’écria-t-elle, j’ai fait une grande sottise, j’ai ouvert la porte du poulailler, j’y suis entrée avec le chat; tous les poulets sont tués, une poule est blessée… J’en suis si fâchée! je ne le ferai plus. Voulez-vous me pardonner?

Ce compte rendu des malheurs de la journée fut fait tout d’une haleine avec une volubilité qui ne permit pas à Madame Darcy de se rendre compte de l’étendue du désastre. Elle n’entendit que les mots de tués et de blessés qui prirent dans son esprit une gravité effrayante. D’ailleurs l’entrée inattendue de Rosa la tirait subitement du sommeil dans lequel nous l’avons laissée. Elle ne savait pas qu’elle eût dormi et croyait la petite fille tranquillement assise à côté d’elle et tout occupée de son ouvrage. Il lui sembla donc au premier moment avoir affaire à un être doué de la faculté d’être partout à la fois, à un génie malfaisant qui bouleversait sa maison et ne lui laisserait plus un instant de repos. Elle se tourna avec angoisse vers Marthe, qui avait suivi l’enfant.

–Que veut-elle dire? demanda-t-elle d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre calme.

–Rien qui doive vous effrayer, Madame. Comment pouvez-vous raconter les choses d’une pareille manière, Rosa? On dirait vraiment que vous prenez plaisir à tourmenter votre tante.

Et la bonne fille, tout en rétablissant les faits dans leur stricte vérité, atténua autant qu’elle le put, les torts de l’enfant. Un peu soulagée en apprenant que la poule blessée serait vraisemblablement remise au bout de quelques jours, et que les autres n’avaient aucun mal, Madame Darcy se sentit dans le cœur une velléité de pardonner la destruction de la couvée, en considération de la franchise qui avait inspiré un si brusque aveu. Mais elle crut plus prudent de se montrer sévère, et ordonnant à Rosa de s’asseoir sur son tabouret vis-à-vis d’elle, elle lui doubla sa tâche de tapisserie pour lui apprendre à ne pas la quitter une autre fois. La petite fille se soumit de bonne grâce, mais tandis qu’elle faisait mouvoir ses petits doigts, des pensées mélancoliques gonflaient son cœur.

–Comme tout est triste ici, se disait-elle en jetant à la dérobée un regard autour d’elle; il me semble que ces beaux rayons de soleil deviennent moins brillants en passant par cette fenêtre. Et ce grand lit, avec ces vieux rideaux verts! Oh! je ne voudrais pas y dormir pour rien au monde. J’y au rais peur. Comment ma tante peut-elle se tenir toujours si tranquille dans ce vieux fauteuil? Je mourrais s’il me fallait être comme elle. Il est vrai que je suis une petite fille et qu’elle est une vieille dame; mais je sais bien que jamais, non jamais, quand même j’aurais cent ans, je ne pourrais me tenir ainsi immobile toute la journée à tricoter et à écouter le tic-tac de cette pendule. Comme on doit s’ennuyer de faire toujours la même chose! Je crois vraiment que ma tante a dû avoir de tout temps cette même figure et ce même bonnet avec cette large garniture. Et pourtant elle a été une fois une petite fille comme moi. Peut-être qu’elle aimait aussi à sauter et à courir, et qu’on la grondait parce qu’elle ne pouvait pas se tenir tranquille sur sa chaise.

Cette idée lui parut si comique qu’elle partit d’un grand éclat de rire et laissa tomber son ouvrage sur ses genoux. Madame Darcy leva les yeux d’un air fort surpris.

–Qu’y a-t-il encore? demanda-t-elle, non sans impatience, car cette subite interruption du calme qui l’entourait lui avait fortement ébranlé les nerfs. Qu’avez-vous, Rosa ? Parlez ! répondez-moi.

L’enfant devint toute rouge.

–Je pensais… balbutia-t-elle.

— Eh bien ! que pensiez-vous ?

— Je pensais, reprit la petite fille, qui ne put s’empêcher de rire encore malgré son embarras, que vous aviez peut-être été une petite fille comme moi, et…

— Je ne suis certainement pas née toute vieille comme vous me voyez. Qu’y a-t-il là de si amusant?

Ma tante, est-ce que vous aimiez à jouer quand vous étiez petite?

— J’aimais à jouer, mais j’aimais aussi à faire mon devoir, et mon ouvrage ne restait pas sur mes genoux, comme celui d’une petite fille de ma connaissance.

–C’est qu’on ne vous donnait peut-être pas de si longues tâches.

—Au contraire, on me faisait beaucoup travailler.

Le silence recommença jusqu’au moment où Rosa montra sa tapisserie à sa tante en s’écriant : J’ai fini.

Et là-dessus on croira peut être qu’elle s’empressa de plier son ouvrage et de le serrer; mais Rosa n’était point accoutumée à prendre tant de peine. Elle le jeta pêle-mêle avec ses pelotons de laine sur une chaise qui se trouvait à côté d’elle, et laissant à terre le panier qui devait le contenir, elle s’élança vers la porte pour profiter de sa liberté recouvrée. Sa tante la rappela, et, nous devons lui rendre cette justice, Rosa revint sans mauvaise humeur et sans impatience, et répara son oubli, puis elle courut à la cuisine.

Marthe était assise et occupée à peler des pommes. L’enfant s’amusa un moment de la vitesse surprenante avec laquelle le long ruban de pelure se déroulait en spirale sous son couteau. Mais sa langue ne pouvait rester longtemps inactive.

–Marthe, dit-elle tout à coup, avez-vous connu ma tante quand elle était à mon âge?

–Non, vraiment; je n’étais pas née dans ce temps-là.

–Elle m’a dit qu’elle était toujours sage et qu’elle travaillait beaucoup. Etiez-vous aussi toujours sage, Marthe?

–Loin de là. J’ai donné du fil à retordre à ma pauvre mère. Que le bon Dieu lui rende là-haut tout ce que je lui ai dû dans ce monde! Je désobéissais souvent, et surtout j’étais très étourdie.

–Ah! soupira Rosa d’un air d’intime satisfaction.

–Imaginez-vous qu’un jour que ma mère voulait m’envoyer à l’école; je m’étais si bien cachée dans un arbre qu’on ne put pas me trouver. Aussi je fus bien battue quand je redescendis.

–Oh! que ce devait être amusant! Vous saviez donc grimper sur les arbres? Quelle bonne idée vous aviez eue là, Marthe.

–Ma mère ne pensa pas comme vous, et ce fut moins amusant pour moi d’être mise au lit pour le reste de la journée.

Rosa prit un air grave.

–On était bien sévère pour vous.

–Je le méritais, car j’avais entendu ma mère m’appeler bien des fois sans vouloir répondre, et ce ne fut que l’odeur des choux au lard qu’elle cuisait pour le dîner qui me fit descendre de ma cachette.

De ce moment, Rosa ne prêta plus qu’une attention distraite à la conversation; et profitant d’un moment où Marthe s’était levée pour remettre un panier de pommes dans l’office, elle se glissa dans le jardin et se mit à chercher de l’œil un arbre assez noueux pour qu’elle pût exécuter le plan qu’elle venait de concevoir.

Rosa n’avait jamais de sa vie grimpé sur un arbre, car elle avait été élevée à Paris où l’on peut difficilement s’accorder ce divertissement quand on n’a d’autre promenade que les Tuileries ou les Champs-Elysées. Mais elle ne doutait pas d’y réussir du premier coup, et son esprit entreprenant goûtait fort une tentative de ce genre.

Tout au fond du jardin, au milieu d’un fourré d’arbustes qui commençaient à bourgeonner, s’élevait un vieux pommier, plus grand que ne le sont d’ordinaire les arbres de son espèce, et dont les branches noueuses s’entrelaçaient, puis se séparaient de manière à former plus d’un siège commode, mais difficile à atteindre. Ce fut lui qui fixa tout d’abord le choix de Rosa comme répondant le mieux à l’idée qu’elle s’était faite. Les nœuds énormes du tronc lui promettaient une ascension praticable. Après quelques efforts infructueux, elle réussit à se percher tant bien que mal dans une espèce de nid que formaient les grosses branches à leur séparation d’avec le tronc.

Mais ce n’était que le premier pas, et bien qu’on dise souvent que c’est celui-là seul qui coûte, le plus difficile restait encore à faire. Rosa ne se laissa point décourager par les obstacles. Elle travailla des pieds et des mains, tant et si bien que, quelques minutes après sa première escalade, on aurait pu la voir perchée sur une branche très élevée, les pieds pendants et se retenant avec les deux mains et de toute sa force à un rameau qui lui offrait un point d’appui très nécessaire. Ce qui gâtait un peu son plaisir, c’était que personne ne fût là pour admirer l’adresse qu’elle avait déployée. Elle éprouvait bien aussi une légère inquiétude en songeant qu’il faudrait redescendre, mais après avoir si bien réussi à monter elle se sentait une grande confiance en elle-même. Cependant le plaisir de cette situation émouvante, si grand dans sa nouveauté, commençait à lui paraître un peu monotone. Déjà elle mesurait de l’œil l’espace qu’il lui fallait franchir pour trouver où poser le pied, et se demandait s’il valait mieux descendre avec prudence et lenteur, ou bien se lancer aveuglément et sans précaution dans cette route aérienne, lorsqu’elle aperçut Marthe qui traversait le jardin dans la direction du poulailler. Elle ne résista pas à l’envie de lui faire admirer sa hardiesse. L’appeler, faire un mouvement imprudent, lâcher prise, tomber de branche en branche avec un cri perçant, et rouler quelques pas plus loin au pied de l’arbre, tout cela fut l’affaire d’un clin d’œil. Marthe avait entendu son nom sans pouvoir comprendre d’où il partait, car elle était loin de soupçonner chez Rosa des goûts aussi aventureux. Le cri qui suivit lui donna une si vive émotion qu’elle laissa tomber toute la provision de blé que contenait son tablier et s’élança vers le point d’où il partait. Lorsqu’elle arriva, Rosa s’était déjà relevée. Elle essayait de rire de sa mésaventure, mais elle ne put y réussir, ni même contenir les sanglots nerveux causés par l’émotion de sa chute. Elle avait le visage et les mains tellement ensanglantés, que Marthe crut au premier moment le mal beaucoup plus grand qu’il ne l’était en réalité. La brave fille, tout effrayée, prit Rosa dans ses bras, la porta à la maison, la lava avec de l’eau fraîche, et ce ne fut qu’après cette opération qu’elle découvrit que les légères blessures de l’enfant étaient des égratignures plutôt qu’autre chose. Après s’être assurée avec une inquiète sollicitude qu’elle pouvait marcher, remuer tous ses membres et que sa tête n’avait reçu aucune contusion dangereuse, elle reprit un air sévère pour lui reprocher son étourderie, puis elle la fit monter dans sa chambre, la déshabilla sans ajouter une parole, et la mit au lit, au grand désappointement de Rosa, qui trouvait un peu dur de se coucher si longtemps avant le soleil, mais qu’ n’osa faire aucune résistance, ni même la moindre objection. En ôtant les vêtements de la petite fille Marthe avait découvert, avec un grand chagrin que non-seulement ils avaient été salis par sa chute sur un terrain détrempé des pluies de la nuit, mais qu’ils étaient déchirés en plusieurs endroits.

–Voyez, dit-elle, en les lui montrant, quel dommage!

Rosa se retourna dans son lit sans répondre, mais lorsque Marthe fut sur le point de quitter la chambre, la conscience parla plus haut que l’orgueil. Elle se souleva et lui tendit les bras en criant:

–Oh! ne vous en allez pas sans m’avoir pardonné. Je suis si fâchée de vous donner tant de peine!

–A la bonne heure, dit Marthe en revenant sur ses pas pour l’embrasser, je pensais bien que vous ne me laisseriez pas partir comme cela.

Madame Darcy prit au tragique le récit de cet épisode.

–Mais c’est un vrai lutin que cette enfant! s’écria-t-elle, lorsque Marthe le lui eut raconté, nous pouvons être sûres que chaque jour elle se cassera un membre ou brisera quelque autre chose.

–Il faut espérer que ce sera plus souvent autre chose que ses membres.

–Quelle tâche! quel fardeau pour une pauvre femme comme moi! soupira encore Madame Darcy. Ah! mon neveu ne s’est pas fait une idée du sacrifice qu’il m’imposait.

Marthe porta à l’enfant dans son lit une tasse de lait avec une grande tartine de confiture. Rosa reçut son repas d’un air triste et soumis qui fit presque venir les larmes aux yeux de la bonne fille.

–Quelle heure est-il? demanda-t-elle, en regardant vers la fenêtre.

–Il est six heures et demie, répondit Marthe.

Les derniers rayons du soleil doraient les troncs des vieux marronniers. Les oiseaux chantaient leur chant d’adieu, si bruyant, si animé, et qui donne à ceux qui l’écoutent l’idée d’une multitude de baisers, de joyeux propos, d’amicales plaisanteries et de sages recommandations échangées au moment du repos entre les habitants du feuillage. Rosa soupira en pensant que le temps serait long encore avant le moment où elle avait coutume de s’endormir. Elle enviait ces petits chanteurs ailés, si libres et si joyeux. Une ou deux fois la pensée de se lever et de chercher à l’aventure quelque distraction en explorant le grenier voisin de sa chambre qui ne lui était pas encore connu, traversa sa petite tête folle, mais la conscience en triompha. Elle sentit qu’elle devait porter la peine de son étourderie. Elle soupira plus fort, et plus d’une fois elle murmura: «Oh! papa, papa, quand pourrai je vous embrasser encore avant de m’endormir!» Lorsque Marthe vint le soir auprès de son lit avant d’entrer dans le sien, elle la trouva toute trempée de larmes et la poitrine encore soulevée dans son sommeil par des soupirs convulsifs.

En bas la soirée s’était écoulée comme les autres. Madame Darcy s’était remise peu à peu du choc qu’elle avait ressenti. Elle approuvait beaucoup la mesure de rigueur qui avait été prise, et goûtait un certain plaisir à se retrouver comme de coutume dans un paisible tête-à-tête.

Ce soir-là, elle ne s’endormit pas de bonne heure. Elle était poursuivie comme par un cauchemar de la pensée de tous les désastres sans nom que pouvait amener le séjour de Rosa dans sa maison, si les jours suivants devaient ressembler au premier. Elle n’entrevoyait plus qu’un mélange confus de poules blessées, de robes déchirées, d’objets de tout genre brisés et mis hors d’usage. C’était à faire dresser les cheveux sur la tête. Lorsque enfin elle s’endormit, elle rêva que Rosa avait grimpé au plus haut sommet d’un arbre gigantesque, d’où elle la regardait de l’air d’un singe malicieux, et s’amusait à lui jeter tout ce que sa maison renfermait de plus précieux. C’étaient son déjeuner de porcelaine, débri sacré pour elle de ses splendeurs passées, les vases de chine qui ornaient sa cheminée, des assiettes, des verres qui volaient en éclat ou se brisaient en poussière. Puis tout à coup, ô comble d’horreur!–ses lunettes, ses précieuses lunettes elles-mêmes venaient tomber à ses pieds dans un état digne de pitié. Ce spectacle était trop douloureux pour qu’elle pût le soutenir sans s’éveiller, et s’étant assurée par un mouvement instinctif que l’utile instrument qui depuis tant d’années n’avait quitté son nez que pour reposer sur la table tout près d’elle, occupait en sûreté sa place accoutumée, elle se rendormit plus tranquille.

Rosa

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