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VI

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Un vent d’ouest avait complétement dérangé le temps. Pendant toute une semaine, la pluie tomba sans interruption. Sans le soin que prenait Marthe de l’associer à toutes ses occupations, la pauvre Rosa n’aurait su que devenir. Il ne pouvait être question du jardin; sa chambre était bien petite, et celle de Madame Darcy, était, à ses yeux, le sanctuaire de l’ennui, d’autant plus que la vieille dame, qui se ressentait du mauvais temps et était très souffrante, craignait le bruit et le mouvement encore plus que de coutume. Quelquefois Rosa prenait la vieille Bible, l’ouvrait sur le tapis et s’étendait tout de son long devant elle pour en admirer les images. Mais ces antiques gravures, avec leur texte en vieux français, étaient la plupart du temps incompréhensibles pour elle. Il lui arrivait donc souvent de refermer le livre et de le reporter à sa place, l’air plus triste encore qu’en le prenant. On n’entendait plus de joyeux éclats de rire, plus de courses précipitées du haut en bas de la maison, et, chose remarquable, depuis huit jours, sa vivacité s’était tellement éteinte, qu’on n’avait pas à lui reprocher la plus petite étourderie, pas le plus mince dégât. Madame Darcy était trop absorbée par ses maux pour observer ce changement. Elle avait grand besoin de silence et de tranquillité; pourvu qu’elle en eût autour d’elle, elle croyait que tout allait bien, et rien ne lui semblait plus naturel que de voir Rosa immobile sur son petit tabouret, absorbée dans ses pensées en suivant des yeux les nuages du ciel et le vol des oiseaux. Mais Marthe ne pensait pas de même et faisait tout ce qui était en son pouvoir pour distraire la petite fille et ranimer sa gaieté.

Un matin cependant le soleil se leva dans un ciel sans nuages. Aussitôt après le déjeuner, Rosa demanda la permission de sortir, et l’ayant obtenue, elle s’élança dans le jardin, joyeuse de sa liberté et aussi légère que si elle avait eu des ailes.

Chaque fleur, chaque buisson, chaque petit nid bien connu (car elle en avait découvert plus d’un dans les branches touffues) reçut à son tour sa visite. Il lui semblait que jamais les plantes n’avaient eu autant de parfums, la verdure autant de fraîcheur. Les lilas, que la pluie avait effeuillés, jonchaient la terre autour des arbres dépouillés de leur parure. Mais Rosa ne pensait pas à s’en attrister. Elle ne pouvait que se réjouir et admirer. Elle se sentait renaître avec le soleil, et reprenait la vie en même temps que la liberté de ses mouvements. Toute tristesse était déjà oubliée, et le jardin de Madame Darcy lui semblait le paradis sur la terre.

Bientôt cependant l’étroit espace qu’enfermait la haie de jasmin et de rosiers ne lui parut plus assez vaste pour contenir son activité. Une petite porte ouvrait au bout du jardin sur un sentier ombragé qui conduisait du côté des collines. Elle était généralement fermée, mais ce jour-là, un vieux jardinier qui venait aider Marthe dans les travaux les plus pénibles et dont la chaumière était voisine, l’avait laissée ouverte un moment pour aller chercher chez lui un outil qu’il avait oublié. Rosa fut fortement tentée de profiter de cette inadvertance. Sa conscience lui disait bien qu’elle avait tort, car elle jeta autour d’elle un regard inquiet; mais le désir de voir du pays et de se sentir plus au large dans la vaste campagne, l’emporta sur tous ses scrupules. Elle commença par marcher très vite comme une personne qui se sent coupable et qui veut s’échapper à elle-même par la rapidité de ses mouvements; mais bientôt les prairies émaillées de fleurs et la variété des objets qui s’offraient à ses regards, lui firent oublier tout le reste. De loin en loin une violette tardive ou une anémone rosée qui lui souriait au bord du chemin, l’invitait à poursuivre et à enrichir encore son bouquet. Une heure entière s’était écoulée avant que la petite étourdie songeât à regarder autour d’elle. Lorsqu’elle le fit enfin, il lui sembla se trouver dans un pays tout à fait inconnu; les collines avaient changé d’aspect, le ruisseau ne coulait plus dans la même direction, et au lieu du bouquet de marronniers qui abritait la maison de sa tante, elle ne voyait plus derrière elle que les noyers qui bordaient le chemin qu’elle venait de parcourir. Rosa était courageuse et ne se troublait pas pour peu de chose. Il y avait d’ailleurs dans cette aventure un certain attrait pour sa vive imagination. Elle se remit donc en marche, croyant fermement retourner sur ses pas. Malheureusement elle se trompait, et au lieu de se rapprocher de la maison s’en éloignait toujours davantage. Le soleil commençait à tomber d’aplomb sur la route, et bien que ce ne fut pas encore un soleil de juillet, il avait ce jour-là une chaleur suffisante pour lui donner un violent mal de tête. Elle s’aperçut bientôt que le pays changeait de plus en plus et que rien autour d’elle ne ressemblait à ce qu’elle avait vu dans le voisinage de l’habitation de sa tante. Au lieu des grands noyers elle ne voyait plus que des châtaigniers et des chênes entremêlés de quelques arbres fruitiers. Longtemps elle voulut douter qu’elle fût bien réellement égarée, mais tout à coup la détresse la prit si fortement qu’elle fondit en larmes. Peu accoutumée à une si longue marche par la chaleur, elle ne se sentait plus la force de faire un seul pas, et sans même chercher un arbre qui pût l’abriter du soleil, elle se laissa tomber au bord de la route. Au bout d’un moment elle essuya ses yeux et s’efforça de distinguer au loin si l’on ne voyait personne dans la campagne; mais partout où son regard pouvait atteindre, les champs étaient aussi déserts que silencieux. Tout à coup cependant, le hennissement d’un cheval se fit entendre à une grande distance, et un moment après Rosa vit paraître tout au bout de la route une voiture dont le devant recouvert en toile formait une sorte de cabriolet; derrière s’entassaient pêle-mêle des peaux de lapins de toutes couleurs. Le conducteur de cet équipage élégant était une vieille femme, dont la figure ridée et rouge comme une pomme d’hiver était pittoresquement encadrée d’un mouchoir plus rouge encore, d’où s’échappaient quelques mèches de cheveux gris. De l’autre côté de la banquette, tout ratatiné dans son coin, les deux mains sur ses genoux, se tenait un vieux petit homme vêtu d’un habit de toutes nuances et d’un chapeau noir défoncé. Rosa cessa aussitôt de pleurer et arrêta ses yeux sur le véhicule qui approchait d’elle à loisir et par soubresauts. La femme conduisait son maigre cheval avec force expressions énergiques de sa volonté, ne cessant de l’interpeller, de l’encourager, de le caresser et même de le frapper avec son bâton, toutefois sans lui faire grand mal. Elle remarqua de loin la petite fille et arrêta tout court sa carriole quand elle fut arrivée auprès d’elle.

–Que faites-vous là toute seule, petite? lui dit-elle d’une voix forte et rude qui la fit tressaillir.

Cette interpellation venait à propos, car Rosa après s’y être préparée d’avance par une ferme résolution, avait senti le courage lui manquer complétement pour demander du secours. Elle se leva et répondit qu’elle s’était égarée et ne savait comment retrouver son chemin. La vieille femme lui demanda toutes les indications possibles sur le lieu de sa demeure et finit par conclure qu’elle habitait près de la ville; mais où et avec qui? c’était moins facile à comprendre, car le nom de Madame Darcy lui était inconnu. Une petite maison à quelque distance de la grande route, une vieille dame et sa bonne, c’étaient là des renseignements bien vagues et d’après lesquels on ne pouvait prendre aucune détermination.

–Il faut toujours l’emmener avec nous, dit la femme.

–Je veux bien, répondit d’une voix sourde le vieux bonhomme qui avait écouté le dialogue sans s’en mêler.

–On doit être aux cent coups chez elle; on ne perd pas une petite fille comme celle-là sans s’en apercevoir. Nous la conduirons au bureau de poste ou chez l’un des marchands qui fournissent la maison, si elle peut nous en indiquer un, et pour ce qui est de nous, eh bien, nous irons à Villefranche demain si ce n’est pas aujourd’hui.

–Je veux bien, répéta le vieillard.

Il était tout émerveillé d’une si heureuse combinaison qui jamais ne lui serait venue à l’esprit, mais il ne trouvait pas d’autre moyen d’exprimer sa pensée que ces trois mots, les seuls qui sortissent naturellement de sa bouche.

–Venez, mignonne, dit la femme en se penchant pour tendre la main à Rosa, mettez votre pied sur l’essieu, l’autre sur le rebord.… Là, n’ayez pas peur! Maintenant asseyez-vous sur la paille. Ne craignez rien quand même vous sauteriez un peu. Dame, ma belle petite, nous nous passons de voitures suspendues, nous autres.

Rosa se trouvait bien heureuse que quelqu’un voulût se charger de son sort, car depuis deux heures, son indépendance lui paraissait lourde à porter.

–Connaissez-vous quelqu’un à la ville? demanda la brave femme avant de remettre son cheval en mouvement.

–Non, répondit Rosa, mais je suis allée une fois dans un magasin avec ma bonne. Je crois bien que je pourrais le retrouver. Il est dans la plus large rue.

–Qu’est-ce qu’on y vend?

–C’est une boutique d’épiceries, Madame.

–Eh bien, en route!

Le vieux manche de fouet toucha les flancs du vieux cheval, qui partit lourdement de son meilleur trot, Rosa se retint instinctivement au rebord de la voiture, car elle était si rudement secouée qu’il lui semblait à tout moment qu’elle allait être lancée dans les airs. La vieille femme se mit à rire et lui dit de sa grosse voix:

–Faut se faire à tout, ma poulette.

Plus d’une fois le véhicule s’arrêta en route. Alors la femme remettait un instant les rênes à son mari, descendait délibérément, traitait avec ses pratiques et venait reprendre sa place et son fouet que le vieux bonhomme lui rendait d’un air soumis qui semblait dire aussi: Je veux bien.

–Eh bien, mignonne, comment vous va? demandait-elle de temps en temps à la petite fille.

–Très bien, Madame, je vous remercie. C’est très amusant de voyager ainsi.

La figure de la bonne vieille s’épanouit de satisfaction.

–C’est un bonheur que nous ayons passé par là, dit-elle, car ce chemin est très désert. Il n’y passe quasiment personne dans le gros du jour. Vous auriez pu rester là jusqu’à la nuit toute seule, pauvre petit agneau.

Rosa frissonna.

–J’aurais eu bien peur, dit-elle à voix basse.

La conversation fut ici forcément interrompue. La route devenait si mauvaise, que la charrette était de plus en plus rudement cahotée. C’était un vrai travail que de s’y maintenir en équilibre et d’y garder sa respiration. Le soleil commençait à redescendre à l’horizon, et Rosa pensait à l’angoisse de sa tante et de Marthe. Enfin on entra dans la grande route et elle s’aperçut qu’on approchait de la ville. Quelques minutes avant de l’atteindre, la marchande de peaux de lapins arrêta sa voiture et dit:

–Avant de continuer il faut bien savoir ce que nous allons faire.

Son mari la regarda d’un air consterné, car personne moins que lui ne pouvait lui donner un semblable renseignement. Rosa ne savait non plus que répondre.

–Vous dites que cette boutique est dans la plus grande rue de la ville?

–Oui, Madame, je crois bien me le rappeler.

–Allons-y donc!

Et elle fouetta vigoureusement son pauvre che val, tandis que son mari très soulagé de ne pas être appelé à donner son avis, murmurait en reprenant son attitude qu’il avait quittée un instant:

–Je veux bien.

–Est-ce ici? demanda la femme à l’entrée d’une rue assez régulière et assez large, où quelques magasins étalaient de loin en loin leurs maigres devantures.

Rosa regarda tout autour d’elle d’un air indécis. Elle ne se rappelait pas y être venue avec Marthe.

–Je ne crois pas, répondit-elle tristement.

–Ecoutez! il n’y a dans cette rue qu’une seule boutique d’épicier.; si ce n’est pas celle que vous connaissez c’est qu’il faut la chercher ailleurs. Tenez, la voici! est ce la même?

–Oh! non, j’en suis bien sûre. Celle où je suis allée avait un beaucoup plus bel étalage de fruits secs, de bougies et de dragées. Il y avait aussi des fruits confits.

–Alors je sais ce que vous voulez dire. Il n’y en a qu’une dans toute la ville où l’on vende de ces choses-là. Nous allons y être dans deux minutes. En route!

Rosa jeta un cri de joie en reconnaissant bientôt à l’angle d’une rue un peu moins large, mais non moins déserte que celle qu’ils venaient de quitter, une boutique qui lui sembla appartenir, à n’en pouvoir douter, à la grosse dame aux dragées. En effet, la marchande était debout en personne sur le pas de sa porte. Elle salua Rosa d’un regard de profond étonnement lorsqu’elle la vit en si étrange compagnie et parut encore plus surprise quand le véhicule s’arrêta devant son magasin.

–Est-ce bien possible? s’écria-t-elle,–non, je ne me trompe pas! on n’oublie pas une figure comme celle-là. Que faites-vous donc avec ces gens-là, ma charmante petite demoiselle?

Rosa voulut répondre, mais elle était si troublée que sa langue se refusa à faire son service. La vieille femme ne se laissa point intimider par le regard superbe et méprisant qui la toisait. Elle raconta simplement ce qui avait eu lieu, en ajoutant qu’elle pensait que puisque la petite demoiselle lui était connue et appartenait à l’une de ses pratiques, la dame qui l’écoutait voudrait bien la faire reconduire de suite chez elle.

Lorsque la marchande eut compris que c’était un service qu’on lui demandait, elle changea un peu de physionomie. Cependant elle s’approcha de Rosa et lui dit de sa voix mielleuse qu’elle serait charmée de la recevoir chez elle; puis se tournant vers la vieille femme au mouchoir rouge:

–Vous pouvez être tranquille, lui dit-elle, elle sera bien soignée. Pour ce qui est de la reconduire tout de suite, c’est autre chose. Nous sommes très occupés, et je ne sais pas même où elle demeure. Ce ne sont pas les commandes de cette maison qui font aller notre commerce. Ce soir, quand on aura fermé la boutique, notre garçon pourra l’accompagner.

–Ce soir! s’écria la pauvre femme indignée, ce soir! mais vous n’y pensez pas, Madame; quand depuis ce matin on ne sait pas chez elle ce que cette enfant est devenue.

–Ecoute, mon vieux, ajouta-t-elle en se tournant vers son mari, irons-nous reconduire nous-mêmes cette petite? cela nous mettra un peu loin de chez nous, mais personne ne nous attend et notre bidet fera bien encore une lieue pour une bonne action.

–Je veux bien, répondit le brave homme.

Rosa reprit sa place, et la vieille marchande s’adressant à l’épicière:

–Peut-être, dit-elle, que Madame voudra bien me donner l’adresse, à moins pourtant que ce ne soit trop de peine.

A cet instant Rosa, qui depuis quelques minutes se sentait épuisée et éprouvait une sorte d’étourdissement, pâlit d’une manière effrayante. Une dame qui se trouvait dans la boutique et qui, après avoir fuit ses emplettes, avait assisté, sans être vue de personne, à cette petite scène, s’avança vivement et la prit dans ses bras.

–Il ne faut pas songer à emmener cette enfant plus loin, dit-elle, elle n’est pas en état de le supporter. Je vais la conduire chez moi et la mettre dans un bon lit chaud. On ira immédiatement rassurer sa famille. Retournez chez vous, braves gens, mais avant cela dites-moi où vous demeurez. Je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour cette enfant.

Munie de l’adresse de Madame Darcy et de celle des marchands de peaux de lapins, la dame secourable prit dans ses bras la pauvre petite qui s’était tout à fait évanouie et la porta dans sa maison située à peu de distance. Une petite fille qui l’avait vue de la fenêtre accourut au-devant d’elle.

–Oh! maman, qu’est-ce qui est arrivé? qui est cette petite fille? est-elle malade? est-elle morte, maman?

Et sa figure exprima l’effroi en voyant le pâle visage de Rosa et ses membres sans vie.

–Non, mon enfant, Dieu merci, elle vit. Mais ne me fais pas de questions, ce n’est pas le moment. Ouvre vite la porte de la chambre de Cécile et découvre le lit afin que je puisse la mettre dedans. Appelle Mariette et garde ton petit frère pendant qu’elle fera tout de suite chauffer de l’eau. Je crois que le mal vient d’un coup de soleil et que le meilleur remède sera un bain de pieds. Dis-lui de m’apporter aussi du vinaigre, ou plutôt envoie-le-moi par Cécile.

Tout en donnant ces ordres avec beaucoup de calme, la bonne dame déshabillait Rosa et la mettait au lit. La petite fille était partie comme un éclair, et un moment après une jeune fille un peu plus grande était entrée un flacon à la main. Grâces aux soins intelligents qui lui furent prodigués, la petite malade reprit bientôt connaissance, mais trop épuisée pour s’étonner de se voir entourée et soignée si tendrement par des personnes inconnues, elle referma les yeux et s’endormit d’un sommeil réparateur. Madame Reynold se retira doucement avec Cécile et ferma la porte sans bruit.

–Oh! ma tante, dit celle-ci en la suivant au salon, ne trouvez-vous pas qu’elle ressemble à Blanche?

–Cela m’a frappée dès le premier moment, dit Madame Reynold, en attachant un regard plein de larmes sur le portrait d’une enfant qu’elle avait perdue quelques mois auparavant et que Rosa lui avait rappelée par l’expression et l’ensemble de sa figure.–Je t’ai laissé bien longtemps seul, mon cher Alfred, ajouta-t-elle en se tournant vers un jeune garçon qui était assis ou plutôt couché sur une chaise longue dans un coin du salon. T’es-tu ennuyé?

–Non, ma tante, mais vous savez que le temps est toujours trop long quand vous n’êtes pas là. Maintenant, racontez-moi ce que c’est que cette aventure dont le bruit est parvenu jusqu’à moi. Une petite fille évanouie, c’est rare et très remarquable. Ordinairement une dame ne se permet d’être si intéressante qu’à partir de l’âge de seize ans, et jusque-là on se contente de crier à tue-tête ou de pleurer à chaudes larmes toutes les fois qu’il y a lieu. Mais il parait que notre petite héroïne est très avancée pour son âge. Que lui est-il arrivé?

–Je ne puis te dire que ce que je sais moi-même. Elle s’est égarée dans la campagne et a été ramenée de très loin par de braves gens qui l’ont recueillie sur une route où elle était assise et se désespérait en plein soleil. L’émotion, la chaleur et la fatigue se sont réunies pour la rendre malade.

–La verrai-je?

–Sans doute, demain matin. Je viens d’envoyer chez la tante de notre petite amie pour la rassurer sur son sort, et lui dire que nous la gardons, afin qu’elle se repose auprès de nous jusqu’à demain.

–Est-elle jolie?

–On croirait voir Blanche. Je n’ai jamais vu de ressemblance plus frappante.

Alfred ne répondit pas. Sa lèvre trembla légèrement et il devint un peu plus pâle. Après un moment de silence, il reprit la conversation; mais sans revenir au même sujet.

Il est temps que nous sachions quelle était cette famille dans laquelle notre petite Rosa venait d’être si brusquement introduite. Madame Reynold avait eu cinq enfants. La mort de sa fille aînée ne lui en, avait laissé que quatre; mais elle avait adopté, depuis plusieurs années, les enfans d’une sœur, restés orphelins. Alfred et Cécile pouvaient se considérer comme les aînés de cette nombreuse famille. Il était impossible de se douter qu’ils n’eussent pas les mêmes droits que les autres enfants à la tendresse de la mère. Alfred surtout, dont l’état maladif réclamait des soins constants et dévoués, absorbait à lui seul une partie considérable du temps, des préoccupations et des sollicitudes de sa tante. Elle n’était jamais lasse de le soigner, de le distraire, de le veiller, de l’encourager, et la source vive de ce dévouement qui jaillissait de son cœur était si riche et si abondante qu’elle ne faisait jamais défaut. Cécile ne lui donnait pas moins de peine, non par sa santé qui était aussi florissante que son intelligence était vive, mais par son caractère difficile et mécontent. Blanche, plus jeune que Cécile de quelques mois seulement, savait alléger la tâche de sa mère par sa tendresse et son aimable naturel. Elle était le charme, la joie de la maison. Il semblait qu’en sa présence la mauvaise humeur et l’ennui fussent forcés de se dissiper comme un brouillard sous les rayons d’un beau soleil. Sa mère aurait pu compter les jours par les jouissances que lui donnait l’heureux développement de cette fille bien-aimée. Une maladie violente la lui ravit en moins d’une semaine.

Après sa mère, personne n’avait aimé Blanche comme Alfred. Chétif, mélancolique et privé de tous les plaisirs de l’enfance, il n’avait compris les joies de la vie que par l’intermédiaire de sa petite cousine. C’était son sourire qui illuminait la chambre sombre où il devait souvent rester enfermé pendant de longues semaines. Sa présence le calmait et rendait ses souffrances tolérables; le son de sa voix et de son rire perlé était pour lui la plus harmonieuse des musiques. C’étaient ses petites mains adroites qui devaient, lorsqu’il avait la fièvre, préparer ses boissons pour qu’il les trouvât agréables et rafraîchissantes. En retour, il ne se lassait jamais de faire pour elle de jolis dessins et de merveilleuses découpures; jamais non plus de lui raconter des histoires gaies ou fantastiques qu’il s’amusait à composer pendant ses fréquentes insomnies. Alfred et Blanche étaient inséparables, et Madame Reynold était souvent obligée d’employer son autorité pour forcer celle–ci à faire l’exercice nécessaire à sa santé. Aussi lorsqu’un matin, après quelques jours d’angoisses, il fallut la coucher pâle et froide dans son petit cercueil, on craignit que la frêle constitution du jeune garçon ne pût pas supporter un choc aussi cruel. Il voulut qu’on le portât auprès de cette couche étroite où l’enfant reposait tout entourée de roses blanches, et portant sur ses traits délicats l’empreinte solennelle du monde invisible. Personne ne sut ce qui se passa en lui auprès de ce cercueil; mais de ce moment un grand changement s’opéra dans son caractère. D’irritable, il devint patient et doux; d’orgueilleux et exigeant qu’il était, humble et sans cesse préoccupé de la crainte de fatiguer ceux qui l’entouraient. Mais il ne parlait pas de ce qui se passait en lui, et même avec sa tante, il semblait éviter toute allusion à sa petite cousine.

Tels étaient donc les principaux habitants de cette maison, dans laquelle Rosa devait s’éveiller le lendemain, après de longues heures d’un sommeil profond et non interrompu. Plusieurs fois, pendant la soirée, Madame Reynold alla sans bruit écouter à la porte de sa chambre. Une respiration égale et lente l’avertit que son repos était aussi restaurant qu’on pouvait le désirer. Le messager était revenu, rapportant tous les remercîments de Madame Darcy. Il était arrivé au moment où Marthe et le jardinier rentraient dans une mortelle inquiétude, après une longue et infructueuse recherche. On avait ajouté que l’on viendrait reprendre la petite coupable le lendemain vers dix ou onze heures. Tout était donc pour le mieux, et jamais journée aventureuse n’aboutit à une nuit plus paisible et plus longue que celle dont Rosa s’éveilla enfin bien longtemps après que les petits oiseaux eurent salué le lever du soleil.

Rosa

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