Читать книгу Romans dauphinois - Léon Barracand - Страница 5
II
Оглавление«Vous n’avez pas connu le grand Rantanplan, mes enfants?… Non, vous êtes trop petits. Moi, je l’ai vu comme je vous vois, il n’y a guère plus de cinquante ans, ce qui vous prouve que je ne suis pas né d’hier. En voilà un qui n’était pas bête et qui savait se tirer d’affaire!
«Tout jeune, il avait servi comme tambour dans les armées de Louis XV. Il battit la charge à Fontenoy, et prit sa retraite à l’heure où éclatait la Révolution. Rentré dans ses foyers, il continua son premier métier, et fut chargé, en qualité de tambour et de garde-champêtre, de publier les arrêtés de M. le maire de Saint-Romain. C’est pour cela qu’on l’appelait Rantanplan; et l’on finit par oublier son vrai nom, si bien que je ne pourrais vous le dire.
«Il conduisait, tambour battant et marchant en tête d’un pas ferme, les conscrits qui allaient tirer au sort au chef-lieu de canton; et c’est lui qui leur faisait traverser le bac pour prendre la route de Grenoble, le jour de leur départ pour l’armée: car, à toutes ses fonctions, il joignait encore celles de passeur, qui échurent depuis au père Nicolas. Vous le connaissez bien, celui-là, puisqu’il habite la petite maison au bord de l’Isère, tout près de l’endroit où j’ai mon champ. Mais il n’a rien à faire en cette histoire.
«A l’époque dont je vous parle, on ne voyageait pas autant qu’aujourd’hui. De tous ceux que Rantanplan passait dans l’année, les plus nombreux étaient encore ces pauvres conscrits. Hélas! combien partirent ainsi, qui ne repassèrent jamais le bac et ne revirent pas leur village! Nous étions sous l’Empire, et nous nous battions un peu partout, en Italie, en Espagne, en Prusse, et partout d’abord nous fûmes vainqueurs. Austerlitz, Iéna, Friedland, Wagram, ce sont de grands noms et de grandes victoires. Mais tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse, et l’on gagne tant de batailles qu’on finit par en perdre. Tous les peuples que nous avions vaincus se coalisèrent. Après le désastre de Waterloo, Napoléon alla demander l’hospitalité aux Anglais qui le retinrent prisonnier et le transportèrent à l’île Sainte-Hélène. Et les Alliés envahirent notre territoire.
«Les Autrichiens entrèrent par le midi de la France, et nous autres, pauvres gens de Saint-Romain, trop faibles pour leur résister, nous vîmes chaque jour passer leurs détachements qui rançonnaient le pays et pillaient les habitants le plus qu’ils pouvaient. A la fin, cependant, on s’en crut débarrassé. Mais voici qu’un dimanche, dans l’après-midi, le tambour retentit à l’entrée du village et bientôt parut un détachement d’une cinquantaine d’hommes, commandés par un capitaine, un grand diable à la barbe rousse. La panique s’empara de tout le village. Tout ce qui était jeune et valide se trouvait sous les drapeaux; seuls, les vieux restaient, avec les femmes et les enfants. Ces pauvres gens étaient à l’église et chantaient les vêpres en ce moment. Les femmes s’enfuient les premières, entraînant leurs enfants avec elles, et les vieux les suivent, et les chiens et les canards et les poules et les dindons qui vaguaient ça et là sur la place, en voyant courir tout le monde, se mettent à s’enfuir aussi. Chacun s’enferme chez soi et s’y barricade.
«Cependant, la barbe rousse avait fait appeler le maire de Saint-Romain. Il réclamait des vivres et un tribut, menaçant en cas de refus de livrer les maisons au pillage. Il demandait aussi un homme qui leur fit passer le bac et leur permit de rejoindre la grande route.
«–Pour le passeur, c’est facile, répondit le magistrat. Eh! tenez, le voici là-bas… Hohé! Rantanplan, approche ici. Quant à l’argent et aux vivres, ceux qui vous ont précédés nous ont tout pris, nous ne pouvons vous satisfaire.
«–C’est ce que nous verrons. Où est le passeur?
«–Présent! répondit Rantanplan qui fit le salut militaire.
«L’officier lui fit signe de le suivre, et tous deux rejoignirent le détachement, où l’on se mit à délibérer si l’on entrerait de force dans les maisons. Rantanplan qui durant ses campagnes avait pris quelque teinte de leur langue, écoutait tout sans faire semblant de rien. Il causait avec le tambour autrichien, lui avait enlevé familièrement sa caisse, s’était passé la courroie autour des reins, et exécutait quelques ra et quelques fia, qui finirent par jeter le trouble dans le conciliabule.
«–Silence! cria l’officier.
«Mais Rantanplan fit la sourde oreille et partit du pied gauche, tambour battant.
Il–Où diable nous mènes-tu? dit l’officier furieux et courant à lui.
«–Au bac.
«–Attends un peu.
«Il se dirigea avec ses hommes vers la porte la plus proche. Il frappa, on n’ouvrit pas; il appela, on ne répondit rien. Alors les soldats commencèrent à ébranler la porte à coups de crosses de fusil. Rantanplan vit bien qu’il n’y avait rien à faire et qu’il fallait s’exécuter.
«–Ouvrez, braves gens! cria-t-il, on ne vous fera pas de mal.
«A la voix de Rantanplan la porte tourna sur ses gonds. Comme on n’attendait plus de visites d’Autrichiens, les habitants de Saint-Romain ne cachaient plus leurs provisions et leurs objets les plus précieux. Les soldats, ouvrant les armoires, pillèrent le linge et les bijoux; ils décrochaient les jambons de l’âtre et les saucisses du plafond. Et Rantanplan riant dans sa barbe guidait leur recherche, aidait au pillage, bourrant leurs sacs, empilant sur leurs épaules pain, saucisses, jambons, poulets et dindons. Quand la première maison fut nette, on passa à une autre.
«–Ouvrez, braves gens! disait Rantanplan, on ne vous mangera pas; nous n’en voulons qu’à vos saucisses et à vos jambons.
«Et le pillage recommençait, et Rantanplan les aidait encore, dénichant les cachettes, livrant aux Autrichiens tout ce qu’il y trouvait, les forçant de prendre tout ce qu’ils dédaignaient. Quand ils sortirent du village, ils pliaient tous sous le poids du butin. Rantanplan, marchant à leur tête, se mit à battre la caisse, et l’officier, content de lui, ne l’en empêcha plus.
«En entendant le bruit du tambour qui s’éloignait, les habitants de Saint-Romain mirent le nez aux fentes des volets:–Mais voyez donc! s’écriaient-ils, Rantanplan part avec eux!… Il est heureux comme un jour de conscription, il conduit ces Autrichiens comme nos enfants!… Le gredin nous a tout pris et s’en va content. C’est un traître. Je m’en étais toujours douté.
«Et Rantanplan s’éloignait toujours, battant de la caisse. Quand on fut arrivé au bord de l’eau, il mit bas sa veste, ôta ses souliers, et s’approcha du bac, suivi du détachement.
«–Tu es un brave, lui dit la barbe rousse. Tiens! voilà pour boire à ma santé.
«–Merci, gardez l’argent, dit Rantanplan. Quant à boire à votre santé, ça pourra se faire, à condition que vos hommes et vous, boirez à la mienne?
«Et là-dessus, il se mit à rire d’un air si bête, que l’officier le prit pour un fou.
«–Il va falloir faire deux voyages, dit la barbe rousse, nous ne pourrons pas tous tenir dans ton bac.
«–Pas tous tenir? vous allez voir. Holà, dit Rantanplan aux soldats, vous n’avez pas besoin de détacher vos sacs ni de vous décharger. Vous allez être sur l’autre rive à la minute. Allons! mon capitaine, faites entrer vos hommes et passez vous-même.
«Quand tout le monde fut dans le bac, Rantanplan donna un coup de rame à l’avant, puis courut s’asseoit à l’arrière, près de la barbe rousse; et la corde commença à glisser sur la traille, et la barque à traverser la rivière.
«–Tenez! mon capitaine, dit Rantanplan, lorsqu’on fut au beau milieu de l’eau, vous voyez là-bas, en aval, cet endroit où l’eau bouillonne? Ce sont des rochers à fleur d’eau. Si la corde cassait, la barque irait s’y briser, et nous serions tous perdus.
«A ces mots, l’officier fit la grimace, et tous les regards se portèrent instantanément vers l’endroit désigné. Alors Rantanplan, sans être vu, tira vivement son couteau, coupa la corde, et se dressant:–Bon voyage! s’écria-t-il. et il piqua une tête dans la rivière.–
«Après avoir nagé quelques secondes entre deux eaux, Rantanplan, mettant le nez à l’air, aperçut la barque au loin qui pirouettait sur elle-même, et qui, en un instant, alla se briser contre les rochers, comme il l’avait prédit. Ceux qui avaient sauté à la nage sans prendre le temps d’ôter leur sac, descendirent au fond de l’eau, comme s’ils avaient eu une pierre au cou. Les autres périrent avec la barque, et le capitaine lui-même qui n’était chargé d’aucun butin, ne put se sauver, faute de savoir nager.
«Lorsque tout eut disparu dans l’abîme, et la barque défoncée, et les Autrichiens, et leur chargement, Rantanplan ne vit plus surnager que le tambour. Il fit force brasses pour l’atteindre et gagna le bord avec ce trophée. Là, il remit sa veste et ses souliers, et, battant encore du tambour, il se dirigea vers Saint-Romain. Les habitants, à ce bruit, recommencèrent à trembler, et quelques-uns mirent de nouveau le nez aux fentes des volets:–C’est encore ce diable de Rantanplan! s’écrièrent-ils… Mais il est seul… Comment peut-il avoir l’audace de revenir. Ah! le coquin… Il va nous le payer…
«Et tous de sortir et de courir après Rantanplan qui marcha fièrement jusqu’au milieu de la place. Là, il s’arrêta et exécuta un long roulement pour donner à tout le village le temps de se rassembler. Puis, cessant de battre:– Mes amis, s’écria-t-il, je n’ai pu sauver que ce tambour… Ma barque s’est brisée, et toutes vos provisions, vos saucisses, vos jambons…
«–Et les Autrichiens? demandèrent les assistants.
«–Tous au fond de l’eau!
«–Vive Rantanplan! cria la foule. Nous nous cotiserons pour lui acheter une barque. Vive! vive à jamais Rantanplan!
«C’est une triste nécessité que la guerre, mes enfants. Elle fait louer bien des actes qui ne paraîtraient en temps ordinaire que barbares et cruels. Si elle doit être éternelle, comme le prétendent ceux qui la croient inhérente à notre misérable condition humaine, quelque chose du moins peut en diminuer l’horreur, la rendre moins fréquente et moins terrible: c’est le progrès des lumières et de la raison. Instruisez-vous! c’est le conseil que je ne cesse de vous donner, à vous et à tous vos condisciples.»