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V
ОглавлениеJe ne veux pas raconter par le menu tous les incidents de ma vie d’écolier chez monsieur Gagnepain. Chacun, en fouillant dans ses propres souvenirs, peut en retrouver tous les détails.
Ce que j’ai dit du premier jour, suffira pour connaître les autres, qui se succédèrent à peu près les mêmes, pendant toute la durée de l’hiver.
Le dimanche de chaque semaine, j’allais passer la journée chez moi. Mais la nuit vient vite en hiver, et il était trop tard, après souper, pour rentrer au village. Je couchais donc à la maison. Quelquefois, lorsque ma mère venait le matin me réveiller en m’embrassant, la terre au dehors était couverte de neige et la bise soufflait avec rage. Mais Joseph m’attendait en bas, il me prenait sur ses épaules et me portait ainsi jusqu’à l’école. Et Pierrette, en me voyant revenir malgré le froid et le mauvais temps, s’étonnait de mon courage.
Depuis le premier jour de mon arrivée, sa tendresse s’était partagée entre Béchard et moi; et Béchard qui avait le naturel jaloux, prétendait même que j’étais le préféré. Il est vrai qu’elle était plus indulgente pour moi.
Dans les matinées d’hiver, il nous était souvent pénible de nous lever à sept heures, et pour dormir quelques instants de plus, nous avions bien vite fait de prétexter une maladie. Mais Pierrette se laissait rarement prendre aux doléances de maître Béchard qu’elle forçait à se lever, tandis que moi, je n’avais qu’un mot à dire pour qu’elle me laissât dormir sans objection.
Elle attendait que tout le monde fût en classe, puis elle remontait dans ma chambre, et m’apportait une tasse de lait qu’elle avait préparée à mon intention.
–Tenez, me disait-elle, vous n’en direz rien à personne.
Je m’asseyais sur mon séant, elle me jetait mon caban sur les épaules, et, appuyée contre le lit de Béchard, elle attendait que j’eusse fini.
D’autres fois, quand je descendais un peu tard de ma chambre, je la trouvais seule dans la salle à manger, en train de dresser les couverts pour le dîner. Pressé de la voir, je n’avais pas donné à ma toilette tout le soin voulu, et mes cheveux étaient tout ébouriffés.
–Mais voyez donc! s’écriait-elle en m’apercevant. Quelles broussailles!… Eh bien! si madame votre mère vous voyait ainsi. Venez vite avec moi.
Et, me prenant par la main, elle montait en courant l’escalier et m’entraînait dans ma chambre où elle me faisait asseoir. Et là, comme une sœur aînée qui s’occupe de son petit frère, elle saisissait un peigne et travaillait à débrouiller mes cheveux. Cela demandait du temps et de la patience; sans compter que la raie n’était jamais assez droite à son gré. Enfin, quand elle avait fini:
–Ah! voilà qui est mieux! s’écriait-elle, vous pouvez maintenant aller en classe.
Et j’allais rejoindre mon ami Béchard qui, une fois de plus, constatait avec peine que Pierrette le négligeait pour ne s’occuper que de moi. Aussi, au sortir de la classe, son premier soin était-il de me chercher querelle. Nous nous précipitions l’un sur l’autre, nous nous prenions aux cheveux, et tout le bel édifice de Pierrette était détruit.
Mais ces disputes n’étaient pas journalières, et il m’arriva de passer de bons instants en compagnie de mon camarade Béchard. C’était un garçon industrieux, et s’il avait consacré à l’étude tout le temps et tout l’esprit qu’il employait à se créer des distractions, il serait devenu un grand savant. Il n’avait pas son pareil pour construire des cerfs-volants, pour fabriquer des trébuchets à prendre les oiseaux, des filets à pêcher le poisson, toutes inventions qu’il passait le meilleur temps de la classe à ruminer et à perfectionner.
Sa plus belle imagination avait été de transformer son pupitre en une véritable ménagerie. Il y mit d’abord un lézard, il y joignit bientôt un moineau. Ces deux bêtes insociables se firent la guerre, et le moineau tua le lézard, qui fut remplacé aussitôt par une souris. Nouveaux combats! mais cette fois ce fut la souris qui eut le dessus. Elle ne jouit pas longtemps de son triomphe. Un jour que Béchard s’en amusait dans la cour, un chat fondit sur elle, la tua et la croqua. Béchard furieux vengea sa mort. Le lendemain, armé d’un bâton, il attendit le chat au passage, l’assomma, mais ne le mangea pas.
Quand vint le printemps, il se mit en tête d’élever des vers à soie dans son pupitre. Le jeudi, quand nous allions nous promener avec Pierrette et le maître d’école, au champ de M. Gagnepain, nous faisions une ample provision de feuilles de mûrier.
–Il faut tout de même que M. Gagnepain soit un peu borné pour ne pas s’apercevoir qu’il y a une magnanerie dans sa classe, me disait souvent Béchard en riant.
–Eh! mais, à propos, compère Béchard, lui dit un jour le maître d’école, quand le temps des vers fut passé, j’ai oublié de vous demander si vous aviez fait une bonne récolte.
Le brave homme s’était bien douté que ce n’était pas pour rien que nous dévalisions les mûriers de son champ, mais il avait fermé les yeux.
C’était un très-joli champ que celui de M. Gagnepain, clos de murs des quatre côtés, avec une petite maisonnette,–ce qu’on appelle une chabotte dans le pays,– s’élevant au milieu d’un bouquet de lilas et ombragée de deux grands acacias. On y entrait par une porte donnant sur le chemin qui longe l’Isère, et on remontait une allée, de chaque côté de laquelle s’étendaient des parterres pleins de fleurs et des carrés de beaux légumes.
Nous fîmes là de bonnes parties, nous livrant, sous la surveillance du maître d’école, aux plaisirs de la pêche et de la natation. Après le bain, une petite collation nous attendait sous les acacias, dressée par les soins de Pierrette.
Peu à peu, le printemps, puis l’été étant arrivés, nos condisciples, les jeunes paysans du village et des environs, désertèrent l’école. Ce n’est qu’en hiver que l’on s’instruit dans les campagnes; aux autres saisons, tous ces petits bras trouvent à s’utiliser dans les champs. Nous nous vîmes donc un jour, Béchard et moi, livrés à nous-mêmes et à nos propres ressources.
M. Gagnepain n’ayant plus que nous sur lesquels il dût concentrer tous ses soins, abrégeait les heures de la classe pour ne pas fatiguer notre attention. D’ailleurs les vacances approchaient, les grandes chaleurs étaient arrivées; c’est le moment où l’impatience de la liberté commence à saisir tous les enfants, en même temps qu’une torpeur invincible s’empare de leur cerveau. Le maître d’école eut pitié de notre état et ne nous surchargea plus de devoirs.
Je me souviens d’une partie que, la veille du jour où je devais prendre mes vacances, nous fîmes à la ferme de Jean Béchard.
C’était à l’époque des moissons, et nous partîmes tous les quatre, Pierrette, le maître d’école, Béchard et moi, par une belle après-midi. Le père Béchard nous attendait, et nous reçut très-cordialement. M. Gagnepain resta à causer avec lui; quant à Pierrette, Béchard et moi, nous nous échappâmes de la ferme, et nous allâmes tout courant rejoindre les moissonneurs dans les champs.
Quand nous les eûmes atteints, nous étions tout essoufflés, et nous nous laissâmes tomber sur une meule de blé fraîchement coupée. Le soleil penchait sur l’horizon, mais il était encore chaud, et ses rayons embrasaient la vaste campagne environnante. Dans toute l’étendue du paysage qui nous entourait, il circulait de tièdes effluves; mais ma pensée et mes regards ne se portaient pas si loin et ils étaient concentrés tout entiers sur le groupe que nous formions. Je vois encore Pierrette, assise en face de nous; elle avait dénoué son chapeau de paille et l’avait jeté loin d’elle. La sueur perlait sur son front, et ses joues étaient aussi rouges que les coquelicots qu’on apercevait près de là mêlés aux tiges de blé. Tout en nous regardant avec des yeux dont cette course avait avivé l’éclat, elle souriait de la folie qui nous avait pris de courir ainsi tous les trois à perdre haleine. Peu à peu cep endant son sourire s’effaça, elle détourna les yeux de nous, sembla oublier notre présence et resta quelques instants, les regards fixes, plongée dans une méditation profonde.
Moi qui ne la quittais pas des yeux, je voulus rappeler son attention à nous.
–Quel âge avez-vous, Madame Gagnepain? lui demandai-je.
–Voyez-vous le curieux! s’écria-t-elle. Vous saurez, M. Alfred, qu’on ne demande jamais son âge à une dame… Au surplus je n’en suis pas une, moi. j’ai vingt-deux ans.
–Et depuis quand êtes-vous mariée?
–Voilà qui est plus fort! il y a eu deux ans au mois de juin.
–Et vous avez toujours été heureuse depuis cette époque?
Mais à cette question, elle ne répondit pas. Elle me regarda avec de grands yeux étonnés, puis elle éclata de rire, et je ne l’interrogeai plus.
Son sourire s’éteignit de nouveau, elle sembla près de retomber dans sa tristesse; mais sans doute elle voulut réagir. Elle avait pris par distraction quelques bluets fauchés avec les blés, qui se trouvaient à portée de sa main.
–Tenez! dit-elle, allez me chercher tous les bluets que vous trouverez; j’en ferai une couronne… Vous verrez comme ce sera beau!
Béchard et moi, nous nous levâmes aussitôt, et nous voilà, suivant les moissonneurs, ramassant les bluets et les apportant par brassée à Pierrette.
Alors, les prenant un à un, elle en tressa une longue guirlande, dont elle joignit les deux bouts au moyen d’un ruban détaché de ses cheveux. Puis, élevant en l’air triomphalement la couronne, elle nous demanda en souriant:
–Comment la trouvez-vous?
–C’est magnifique, lui dis-je.
Alors, sans doute parce que j’étais assis le plus près d’elle et qu’en ce moment j’avais la tête découverte, l’idée lui vint d’en essayer l’effet et elle la posa sur mon front.
A cette vue, Béchard pâlit et jeta sur Pierrette des regards de colère; puis il s’élança vers moi, saisit la couronne, et la rompant en mille pièces:
–Toujours des préférences! s’écria-t-il. J’ai ramassé les bluets, moi aussi, et c’est à lui que vous la donnez… Vous vous en repentirez, Pierrette!
Puis la colère fit place au désespoir, et il fondit en larmes. Pierrette et moi, nous restâmes confondus de ce mouvement de jalousie. Après le premier moment de surprise passé, Pierrette essaya de le consoler, mais sans y réussir comme elle l’aurait voulu; et nous rentrâmes tous les trois silencieux à la ferme.
Le lendemain, je quittai l’école de M. Gagnepain, et je retournai chez moi pour y passer mes vacances.
Mon frère aussi, revenu du collège, passait ses vacances à la maison. Mais il avait grandi, c’était presque un homme maintenant, et il ne pouvait prendre part à mes jeux. Je me trouvai complétement isolé, d’autant plus qu’à cette époque il fit, en compagnie de quelques amis de son âge, une excursion dans les montagne du Dauphiné, qui dura plusieurs semaines.
Je ne savais comment tuer le temps, et il ne se passait pas de jour ni d’heure sans que le souvenir de Pierrette ne me revînt. Après quinze jours écoulés, je fus pris d’une envie irrésistible de la revoir, et un soir, vers sept heures, au moment où on me laissait jouer dans le jardin en attendant que la nuit fût venue, je résolus, sans en rien dire à personne, de mettre mon projet à exécution.
Je marchai à grands pas jusqu’au village, mais, en y arrivant, je m’aperçus que l’école était fermée et que les hôtes en étaient absents. Ils ne pouvaient être à cette heure qu’à leur champ. Je me dirigeai donc rapidement vers les bords de l’Isère et je suivis le chemin qui devait me conduire devant le champ de M. Gagnepain.
Je n’en étais plus qu’à cent pas, quand je vis quelqu’un se dresser sur la berge de la rivière où il était assis, et je reconnus aussitôt mon camarade Béchard qui vint à moi en courant.
–Arrête-toi, me dit-il d’un ton impératif. Où vas-tu?
–Voir M. Gagnepain.
–M. Gagnepain n’est pas à son champ. Il est allé à Grenoble.
–Et Pierrette?
–Pierrette est là.
–Eh bien! alors.
–Tu n’y iras pas, Pierrette n’est pas seule.
–Et qui est avec elle?
–Ça ne te regarde pas.
–Tu crois qu’il serait désagréable à Pierrette de me voir en ce moment?
–Peut-être! dit-il avec un mauvais sourire.
–Je veux passer, lui dis-je.
–Tu ne passeras pas!
Il se planta devant moi en fermant les poings. Béchard, un peu plus âgé que moi, était beaucoup plus fort, mais la pensée d’un danger inconnu auquel Pierrette pouvait être exposée, doubla mon courage. Je m’élançai sur lui; mais il me saisit au collet, me donna un croc en jambes et me terrassa.
–Jure-moi, me dit-il, en me maintenant à terre, que tu ne crieras pas, que tu resteras là avec moi, et je te lâcherai.
Je le lui promis, il savait que je tiendrais parole et il me permit de me relever.
J’allai m’asseoir à quelque distance, sur le bord de la rivière, et je regardai tristement couler l’eau dont le volume avait été grossi par les pluies et qui passait en grondant et en tourbillonnant. La nuit venait. Sur l’autre rive, et à cinquante pas autour de moi, je ne voyais qu’indistinctement les objets. C’eût été le moment de retourner chez moi, mais je me sentais cloué à cette place, et la honte d’avoir été battu, le sentiment de mon impuissance, autant que la pensée de Pierrette, m’arrachaient des larmes silencieuses.
J’étais perdu dans ces réflexions, et Béchard, debout à quelques pas, tantôt me considérait d’un air de vengeance satisfaite, tantôt jetait les yeux du côté du champ de M. Gagnepain, quand tout à coup, de l’intérieur de l’enclos, un bruit de pas précipités arriva jusqu’à nous, et presque aussitôt la porte s’ouvrit, une forme humaine traversa rapidement le chemin, courut vers la rive, et nous entendîmes, en même temps qu’un grand cri, le bruit d’une chute dans l’eau.