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HONORÉ DAUMIER

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(1808-1879)

Un grand artiste, une singulière destinée. Célèbre à vingt-cinq ans comme caricaturiste, il est demeuré pendant quarante ans en contact quotidien avec le public et il a été regardé comme le plus grand parmi ceux dont le crayon amusait les foules; mais il était peintre, et malgré ses efforts continus, malgré l’estime de ses amis dont quelques uns comptent parmi les meilleurs artistes de son temps, il ne parvint pas à sortir du rôle qui lui avait été assigné.

Aujourd’hui, au contraire, justice a été rendue à sa peinture et les tableaux que les contemporains s’obstinèrent à ignorer, figurent à la place d’honneur dans les musées et dans les collections. Mais, par un retour de fortune, on tend à oublier les pages sur lesquelles se fonda sa réputation on regrette la contrainte qui l’obligea à les produire, elles apparaissent indignes de lui.

C’est substituer à l’injustice ancienne une injustice nouvelle et montrer la même tendance simplificatrice dont, en sens contraire, il fut victime. Daumier a été un grand maître et un maître très complexe, et c’est en étudiant tous les aspects de son génie qu’il le faut honorer.

Daumier a été d’abord un satiriste politique; les circonstances l’ont voulu ainsi puisqu’il a débuté en 1830, au moment où la caricature politique prenait un extraordinaire essor. Mais ces circonstances secondaient son génie, il s’est donné à la lutte avec passion, avec frénésie; il l’a menée avec une ardeur sans cesse soutenue, il a souffert quand, en 1835, la guerre contre la monarchie de Juillet lui a été interdite, il a salué avec enthousiasme l’occasion que lui offrait la révolution de 1848 de reprendre les armes et bataillait avec furie quand le 2 Décembre a brisé son crayon. Aux derniers jours de l’empire, dès qu’un peu de liberté fut rendue à la presse, il s’est trouvé de nouveau prêt et il a eu, après le quatre septembre et jusqu’au moment où, à demi-aveugle, il a été contraint au silence, le même entrain, des colères et des enthousiasmes aussi vifs qu’au temps de ses escarmouches juvéniles.

En tout cela, point de fantaisie, nul besoin de plaisanter pour provoquer le rire; il n’a jamais été le spectateur ironique qui s’amuse au jeu de la politique et en souligne les petitesses, indifférent aux idées, frappé seulement des ridicules des acteurs. Il a eu son idéal, qui n’a jamais varié, qu’il a défendu toutes les fois qu’il lui fut possible, par le crayon, parce que c’était sa manière de s’exprimer — non pas en amuseur — en citoyen. Sa politique était simple et généreuse; il était profondément, ardemment démocrate, républicain, cela va sans dire, mais l’étiquette républicaine ne lui suffisait pas. En 48, en 71, il a combattu ceux qui, sous le couvert d’un respect officiel pour la république, dirigeaient le pays vers la réaction. Que de telles convictions aient entraîné dans son langage de l’âpreté et de la violence, qu’il ait été injuste pour ses adversaires, qui voudrait s’en étonner!

Mais, il a dû à la sincérité de ses convictions des élans magnifiques, et la satire, partie du cœur, s’est élevée souvent jusqu’à l’épopée. Pour défendre les grandes idées autour desquelles il monta la garde, il a, dans un combat cent fois repris, varié infiniment ses procédés; il a eu recours à tous les artifices que pratiquent les satiristes, mais il a surtout manié avec puissance deux méthodes opposées d’un usage également difficile: l’exposé de la réalité simple et l’allégorie.

La réalité simple: il faut avoir dans la justesse de sa cause une confiance absolue pour produire, sans commentaires, le fait qui, par lui seul, doit porter sa condamnation; il faut aussi une franchise de talent, une netteté d’expression bien rares pour que le fait serve de leçon. Les cadavres gisant dans la maison de la rue Transnonain, les murailles incendiées et les champs saccagés dans la banlieue de Paris, demeurent des réquisitoires contre la brutalité des soldats de Louis-Philippe dans les luttes civiles, et contre les excès de la guerre de 70; en même temps, ils sont, hors de toute contingence, des protestations contre les guerres fratricides ou internationales, car c’est un des côtés les plus admirables du génie de Daumier d’avoir su, par delà le fait individuel, atteindre la leçon générale et l’absolu.

Il a manié avec un bonheur presque constant le genre périlleux de l’allégorie; la Presse, la République, la Liberté, se sont incarnées sous son crayon en des figures qu’il a su rendre belles, puissantes, émouvantes, parce qu’il les traçait avec respect, avec amour. Il faut que les contemporains aient été bien occupés par les catégories consacrées pour trouver matière à rire dans les images où Daumier, avec toute l’éloquence d’un homme de cœur alarmé, les invitait, non à des plaisanteries, mais à la vigilance civique.


Ces luttes sont maintenant éloignées de nous; les plus anciennes sont oubliées, les plus récentes datent de quarante ans et trouvent à peine à nous toucher; les dessins de Daumier demeurent conçus et exécutés par un artiste, ils restent des morceaux d’art de premier ordre. Il n’est pas besoin d’étudier la monarchie de juillet, les intrigues qui se vouèrent sous la seconde République ou au lendemain de la chute de l’Empire, pour en admirer la puissance d’invention ou d’exécution; mais c’est faire tort à Daumier que de les admirer uniquement ainsi; il faut auprès d’elles revivre les émotions de celui qui les créa et qui ne fut pas seulement un artiste. Michelet assignait à Daumier, si la seconde République n’avait été étranglée, un rôle d’éducateur par l’image, et naguère, M. Gustave Kahn, examinant les œuvres politiques de Daumier, le proposait en exemple à ceux des artistes de demain qui, dans une démocratie élargie, voudront par l’image parler au peuple.

Honorons donc, tout d’abord chez Daumier, satiriste politique, un citoyen et un initiateur.

Il a été un analyste des mœurs; il y a été contraint par les circonstances qui l’écartaient de la satire politique, il s’y est attaché par la puissance de son génie. Il n’a pas, comme Henri Monnier, collectionné des menus faits avec la patience vétilleuse d’un entomologiste; il n’a pas eu, ainsi que Gavarni, la fantaisie spirituelle et désinvolte d’un dandy. Il n’a eu ni les prétentions, ni la philosophie vulgaire et courte d’un Grandville. Il a moins observé le détail des faits qu’il ne s’est pénétré de leur signification; bien qu’il ait parfois relevé des faits précis, ce n’est pas par ce côté qu’il nous arrête. Il se peut même qu’il ait allégué parfois des faits littéralement inexacts, mais nul n’a eu une vision plus aiguë et n’a été si perspicace dans l’analyse des ressorts qui font agir les hommes. Comme Balzac, avec lequel on l’a si souvent comparé, il a eu des qualités divinatrices; il a imaginé avec un sens très sûr, plutôt qu’observé : il a été visionnaire de la réalité. Il serait absurde de se borner à son témoignage, il est impossible de le négliger; nul n’a connu comme lui l’âme de la petite bourgeoisie. Il l’a définie avec perspicacité et sans acrimonie; sensible à ses vertus comme à sa médiocrité, narrant avec bonhommie, avec bonne foi.

Sous le second Empire, alors qu’il se désintéressait d’une façon visible de sa besogne coutumière, dans cette partie de son œuvre qu’il ne songeait pas à dérober au public, mais qui demeura cependant son jardin secret, il porta son attention sur les gens du peuple, déclassés ou humbles. Ses facultés d’observation, aiguisées par un long exercice, s’enrichirent alors de la clairvoyance que donne l’émotion humaine. Il cessa d’être uniquement un témoin pour mettre son cœur dans des travaux qui participèrent désormais de la même passion et reflétèrent la même foi que ses satires politiques. Il avait été polémiste républicain, il devint peintre démocratique.

Penseur original, il fut aussi un grand artiste; sa technique, comme son inspiration, est personnelle, hardie, novatrice.

Les estampes par lesquelles il a communiqué le plus souvent avec le public réunissent à un degré éminent les qualités techniques que comporte la lithographie.

S’il n’a pas été en ce genre un initiateur, si Géricault, Delacroix et Decamps, avaient, avant lui, montré les ressources du dessin sur la pierre, il a, au moment où ce procédé était à son apogée, été un surprenant lithographe. Il ne paraît pas nécessaire d’insister sur un mérite qui ne lui a jamais été contesté. Remarquons bien plutôt que, dans la seconde partie de son activité, lorsque l’art lithographique était en décadence, il a su résumer et simplifier sa manière sur des pierres confiées à des mains brutales et inexpertes; et surtout, protestons contre cette assertion maintes fois reprise qu’après avoir été à ses débuts un dessinateur merveilleux, il a sombré dans une progressive et lamentable décadence.

Le dessin de Daumier, tel qu’il a paru sous la monarchie de juillet, est une traduction pleine, forte, de la réalité, faite par un coloriste sensible aux masses, aux valeurs, au jeu des lumières. Mais ces qualités que Baudelaire célébrait en 1845 et qui lui permettaient d’opposer Daumier dessinateur à Ingres et de l’égaler à Delacroix, ces qualités ne se sont pas, par la suite, évanouies. Elles ont évolué et elles se sont exaspérées. Les tendances synthétiques qui, dès le début, donnaient au crayon de la grandeur, l’ont emporté ; la notation est devenue brève, impérieuse, fiévreuse. Au travail très poussé, immédiatement lisible pour tous, et qui n’exige aucune collaboration de nos yeux paresseux, s’est substituée une sténographie vivante, d’une lecture moins immédiate, mais éminemment suggestive. J’en trouve le témoignage même dans les pièces bâclées, lâchées, expédiées rapidement sous le second Empire, où parfois un éclair d’inspiration montre que l’instrument ne se désagrège pas, qu’il se métamorphose, dans les admirables lithographies enlevées de verve, pendant les quatre dernières années d’activité de l’artiste, dans ses dessins, ses lavis, ses aquarelles.

Il y annonce les abréviations prestigieuses d’un Toulouse-Lautrec, d’un Forain, d’un Steinlen. A travers des défaillances apparentes, le dessin de Daumier, loin de s’enliser dans un bégaiement, a évolué, selon la norme la plus sûre, pour répondre à nos hyperesthésies actuelles.

Après avoir proclamé la légitimité des titres par lesquels Daumier a d’abord conquis la célébrité, nous pouvons en toute impartialité, et avec plus de force peut-être, affirmer qu’il fut aussi un admirable peintre, comparable aux plus grands et par la valeur propre des œuvres et par leur action efficace sur l’évolution de l’art français.

Parmi ses aquarelles, parmi ses tableaux à l’huile, il en est qui, achevés avec amour, donnent à l’œil cette impression d’harmonie savoureuse, complexe, que l’on ressent devant les toiles des meilleurs romantiques près desquels il a d’abord vécu. Une pâte grasse, des accords subtils, une lumière chaude, attestent son tempérament de peintre et de coloriste.

Par ailleurs, il a choisi ses sujets et ses héros dans la réalité la plus immédiate et la plus humble, et il a magnifié ses thèmes en en dégageant la signification essentielle, ainsi que le faisaient parallèlement à lui Courbet et Millet.

Plus souple que Courbet, beau praticien héritier des techniques traditionnelles, plus hardi et plus peintre que Millet, il a, comme ce dernier et avec plus d’audace, cherché un style nouveau pour traduire la vie et la sensibilité contemporaines.

Ce sont ces efforts précisément qui le classent. Plus encore que les pages accomplies auxquelles l’admiration va d’abord, les morceaux inachevés, tumultueux, imparfaits, sont révélateurs de sa mission. Par un métier très synthétique, élimiminant la particularité, le détail des lignes et des formes, construisant, charpentant, par masses solides, des ensembles que les couleurs, que la lumière venaient inonder de vie, il a recherché l’expression épique et rapide du fait, perpétuellement renouvelé, banal et rare, qui s’accomplit chaque jour auprès de nous.

Ses contemporains ne l’ont pas compris et, remarquez-le bien, ils ne pouvaient le faire. Eux, que déconcertait le métier de Corot et qui trouvaient rudimentaires les œuvres de Millet, pouvaient-ils voir dans les toiles de Daumier autre chose que des ébauches informes. Selon une observation de M. Klossowsky, pareille aventure est arrivée à Delacroix et à Daumier: il a fallu l’éclosion des impressionnistes pour que pleine justice fût rendue au génie de Delacroix; pour comprendre Daumier peintre, il a été nécessaire que nous nous intéressions à Manet, à Degas, à Toulouse-Lautrec, à Van Gogh. L’inspiration démocratique de Carrière, de Constantin Meunier, de Steinlen, nous permet aujourd’hui de mesurer la grandeur de celui qui fut de leur famille, avant eux.

La gloire de Daumier ne cesse de grandir; il devient chaque jour davantage notre contemporain. Nous l’admirons pour ce qu’il a réalisé et plus encore pour ce qu’il a entrevu. Peu à peu nous découvrons le sens des forces tumultueuses qui agitèrent son cerveau puissant. Inaccessible à ceux que n’intéresse pas le langage pur de l’art, il est aimé des esprits libres et des artistes originaux. Il soutient les dessinateurs et les peintres, les sculpteurs, aussi, puisqu’il a manié la glaise, dans leurs efforts d’affranchissement. Il leur propose un idéal démocratique et hautain: traduire la pensée la plus généreuse par les moyens les plus personnels et les plus simples. Il est et demeurera la nourriture des forts.

LÉON ROSENTHAL.

Daumier

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