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Analyse de la Divine Comédie.–Conclusion philosophique et littéraire de la Divine Comédie.

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Table des matières

Analyse de la Divine Comédie.

Il n’y a pas cent ans que la Divine Comédie était connue chez nous seulement par deux ou trois épisodes de l’Enfer, tels que ceux de Françoise de Rimini et d’Ugolin. De notre temps, l’admiration ou la curiosité du public s’est portée également sur les deux autres parties du poëme. Il convient, désormais, d’étudier l’ensemble de l’ouvrage et de mettre à profit tant d’études accumulées sur ce sujet par la critique. Nous nous efforcerons, dans les pages qui suivent, de présenter une analyse de cette épopée si remplie, quelques vues sur l’ensemble de l’œuvre, et un aperçu rapide de l’influence exercée par le poëte sur la littérature de son pays.

Une analyse de la Divine Comédie est obscure sans le secours d’un itinéraire du poétique voyage et du plan des trois parties du monde surnaturel qu’il décrit. L’enfer de Dante est un vaste entonnoir, formé de cercles concentriques divisés eux-mêmes en plusieurs régions, suivant l’espèce et l’énormité des péchés qui reçoivent là leur châtiment. Dante et son conducteur Virgile descendent, de région en région et de cercle en cercle, la spirale funeste qui conduit jusqu’au fond où séjourne Lucifer et qui est le contre même de la terre. Une marque entre autres de l’esprit qui a présidé à cette conception, associant l’idée morale et abstraite à l’idée matérielle et plastique, c’est que les deux poëtes voyageurs tournent toujours à gauche en descendant le long des parois du cône infernal. Au contraire, en montant par les divers degrés de la purification morale et gravissant le long des flancs de la montagne du purgatoire, c’est toujours à droite qu’ils tournent. Soit que le côté droit fût dans l’esprit du poëte celui des auspices favorables, soit qu’il fût le chemin du salut, dans les deux sens, l’auteur se souvenait des croyances des anciens et de son guide même sur ce point. Au centre et dans le fond de cet entonnoir, Lucifer se trouve engagé par le milieu du corps, dans des roches qui le tiennent pour ainsi dire suspendu entre l’enfer et le vide correspondant qu’il faut remonter pour revenir à la lumière du jour. Au sortir de cet immense puits on est aux antipodes, au pied de la montagne du purgatoire, sur le sommet de laquelle fleurit l’éternel printemps du paradis terrestre. En tombant du ciel la tête la première, l’ange déchu, suivant le poëte, à la fin de son Enfer, fit une longue trouée dans le globe terrestre. Par une image grandiose, il suppose que la terre des antipodes s’enfuit devant le monstre et re monta dans notre hémisphère, «se faisant un voile de la mer» pour ne pas le voir. En même temps, la terre déplacée de l’autre côté du globe, par sa chute, se serait enfuie également et aurait formé la montagne du purgatoire.

Giambullari, l’Hérodote italien, historien et géographe très-savant du xvie siècle, a dessiné ce plan: il fallait toute sa science en cosmographie pour interpréter les textes subtils dans lesquels il a plu au poëte d’en déposer les linéaments. Grâce à certaines données du poëme et à un calcul de proportions, il est parvenu à mesurer la profondeur de l’enfer et la hauteur de la montagne du purgatoire: il croit pouvoir assurer que celle-ci a3250milles en ligne verticale, et l’enfer environ la moitié, puisqu’il n’occupe que la moitié du vide dont les matériaux expulsés ont formé la montagne. Celle-ci est placée par le poëte à32degrés de latitude méridionale, et à114degrés de longitude des îles Canaries, en allant vers l’ouest. Enfin, il suppose qu’elle est diamétralement opposée à la montagne de Sion ou de Jérusalem, en sorte que suivant ses notions en cosmographie elles ont exactement le même horizon. Si l’on songe que c’était une opinion reçue par des philosophes du moyen âge que le purgatoire et le paradis terrestre étaient aux antipodes, tellement que cette idée ajoutait aux craintes des compagnons de Christophe Colomb, nous avons dans ce plan même la preuve que la Divine Comédie résume la science contemporaine avec une subtilité scolastique et avec l’ingéniosité moderne, qu’elle est jetée sur le passage même des temps anciens aux temps nouveaux, qu’elle allie, suivant l’expression de Niccolini, la force d’une barbarie relative qui cesse aux grâces de la civilisation qui commence. Quant au paradis, les localités, si l’on peut s’exprimer ainsi, en sont plus idéales. Le poëte accompagné, emporté par Beatrice, passe d’une sphère à l’autre et visite les constellations où il range les bienheureux suivant la nature de leurs vertus: il n’avait ici qu’à suivre fidèlement les rêves de l’astrologie, et à mettre dans la planète de Mars les âmes guerrières, dans celle de Vénus les héros de l’amour, dans Jupiter les rois, dans Saturne les contemplatifs; ainsi pour le reste. Nous ne savons si Goethe possédait une connaissance complète du plan de cette œuvre extraordinaire: qu’aurait-il dit de cet abus manifeste du talent plastique, lui qui blâme la construction de certaines parties de l’enfer comme trop réelle?

Sur les traces de Dante, mais plus rapidement que lui, entreprenons le mystérieux voyage. Quand les anciens racontaient la descente d’un mortel aux enfers, ils ménageaient une transition entre ce monde et l’autre. Her l’Arménien, dans Platon, est laissé pour mort sur un champ de bataille; son âme, dégagée quelque temps des liens du corps, visite le royaume des ombres. Entre l’arrivée * d’Énée aux rivages de Cumes et son excursion aux enfers, , il y a le sanctuaire de la Sibylle et le bois de l’Averne.) Mais au moyen âge la vision est dans les croyances, dans les mœurs, et Dante commence simplement par ces mots: «Dans le milieu du chemin de notre vie, je me trouvai en i une forêt obscure, ayant perdu le droit chemin.» Il se dirige vers une côte dont la hauteur est illuminée des rayons du soleil. Trois bêtes menaçantes lui barrent successive ment le chemin, une panthère, un lion et une louve. Il reculait vers la forêt obscure, quand Virgile lui apparaît et s’offre à lui pour le conduire. Beatrice, qui a vu d’en haut les angoisses de son poëte, lui envoie ce guide qu’il aime.

«Par moi l’on va dans la cité des souffrances, par moi l’on va dans l’éternelle douleur, par moi l’on va chez la race des damnés....»

«Avant moi rien n’était créé que les choses éternelles, et je dure éternellement. Laissez toute espérance vous qui entrez.»

Telle est l’inscription lue sur la porte de l’enfer. On entend sur le seuil le bruit des gémissements et les cris qui sortent de l’abîme. Grâce à Charon qui se retrouve ici sous la forme non plus d’un dieu, mais d’un démon, Dante et son guide parviennent au premier cercle, celui des âmes qui n’ont pas reçu le baptême, ou qui n’ont fait ni bien ni mal. Par un compromis entre le théologien et le poëte, il invente ici un terrain neutre, un séjour honorable pour les grands païens de l’antiquité.

Le second cercle contient les sensuels: un tourbillon les bat sans cesse au milieu des ténèbres. C’est ici qu’il rencontre les deux victimes célèbres de l’amour, Francesca de Rimini et Paolo, son beau-frère; c’est ici qu’est l’un des deux épisodes les plus fameux de l’épopée.

«La terre où je naquis est située sur le rivage où le Pô descend pour se reposer avec les fleuves qui le suivent.»

«L’amour, qui se prend vite à un noble cœur, enflamma celui-ci pour une beauté que je n’ai plus, et je pleure encore la manière dont je la perdis.»

«L’amour qui n’exempta jamais une personne aimée d’aimer à son tour, m’attacha si fort au plaisir de celui-ci que, comme tu le vois, il ne me peut quitter encore.»

«L’amour nous conduisit à une mort commune: le cercle de Caïnattend celui qui nous ôta la vie. Telles furent leurs paroles.»

«Quand j’eus entendu ces âmes blessées, je penchai la tête et la tins baissée, en sorte que le Poëte me dit: «Quel «est ton souci?»

«Quand je pus répondre, je dis: «Hélas! combien de doux pensers, combien de délires les menèrent au pas douloureux!»

«Puis je me retournai vers eux, et je parlai et je dis: Francesca, tes martyres me font verser des larmes de tristesse et d’attendrissement.»

«Mais, dis-moi, au temps des doux soupirs, à quelle occasion et comment Amour vous accorda-t-il de connaître vos désirs hésitants?»

«Et elle à moi: «Point de douleur plus grande que de se rappeler le temps heureux dans le malheur! Ton maître le sait bien.»

«Mais si ton vœu est de savoir la première origine de notre amour, je ferai comme celui qui pleure et parle à la fois.»

«Nous lisions un jour par divertissement l’histoire de Lancelot, comment amour le saisit: nous étions seuls et sans défiance.»

«Plusieurs fois cette lecture anima nos yeux et fit pâlir notre visage; mais ce fut un seul passage qui triompha de nous.»

«Quand nous lûmes le baiser de l’amant déposé sur le doux sourire de l’amante, celui-ci qui jamais ne me quittera,»

«Baisa mes lèvres en tremblant. Le livre et son auteur fut notre Galéhault complaisant. Ce jour-là nous ne lûmes pas plus avant.»

«Tandis que l’un des esprits parlait ainsi, l’autre pleurait si fort que de pitié je m’évanouis comme si j’allais mourir,»

«Et je tombai ainsi qu’un corps inanimé tombe.»

Le troisième cercle est destiné à punir une autre espèce de sensualité, la gourmandise. Les coupables y reçoivent sans relâche une pluie éternelle, froide et pesante; ils sont écorchés, déchirés, écartelés par Cerbère, dont la description est un chef-d’œuvre d’horreur. Plutus, démon de la richesse, préside au quatrième qui renferme les avares et les prodigues. Il fallait que l’habitude de l’allégorie fût devenue comme une seconde nature dans les esprits du temps pour que le supplice froidement ingénieux de ces damnés ne fît pas sourire les lecteurs. Avares et prodigues forment deux troupes distinctes qui courent à l’encontre l’une de l’autre et s’entre-choquent dans une mêlée où les premiers conservent un fardeau qu’ils portent, et les seconds le laissent tomber. Ils se retournent ensuite pour recommencer l’étrange supplice.

Des âmes fangeuses s’agitent dans un marais qui est le Styx et ’qui couvre le cinquième cercle, celui de la colère. Le Lapithe Phlégias, autre souvenir de l’Éneide, est le batelier de cette eau impure. Il passe à travers le Styx ceux qui doivent entrer dans la cité de Dité. Ici le plan de l’enfer présente un aspect nouveau: au centre du marécage s’élève une forteresse qui sépare à jamais les damnés de l’intérieur de ceux du dehors, limite redoutable entre deux régions du mal. La progression des supplices est calquée sur celle des crimes et le plan du poëte suit le plan de la morale du temps. Les incrédules occupent le sixième cercle, qui est la première enceinte de la cité de Dité. Les damnés y trouvent leur châtiment dans des tombes enflammées. L’auteur y voit deux matérialistes ou épicuriens célèbres de Florence, Cavalcante, le père de son ami, et Farinata degli Uberti, le fier Gibelin qui sauva la ville de la destruction.

Les violents sont relégués dans le septième cercle. Lorsqu’ils ont attenté à la vie de leurs semblables, ils sont plongés dans un lac de sang; lorsqu’ils se sont donné la mort à eux-mêmes, ils sont enfermés dans l’écorce d’arbres animés qui gémissent sous la main qui les blesse; lorsqu’ils ont fait violence à la nature par leur audace ou leurs débordements, ils souffrent sous une pluie de feu. Un de ces arbres sert de prison à Pierre Des Vignes, le secrétaire de Frédéric II qui mourut en se brisant la tête contre les murs de son cachot. La pluie de feu indique le crime dont le poëte n’a pu laver son maître Brunetto Latini.

Descendons dans le huitième cercle, celui de la fraude: il est composé de dix enceintes appelées Male bolge, fosses maudites, et contient dix espèces de [criminels, séducteurs, flatteurs, simoniaques, etc. Cette partie est la plus considérable de la longue description de l’enfer, puisqu’elle va du chant XVIIe au XXXIe. Parmi ces fosses on peut s’arrêter à celle des concussionnaires et des mauvais ministres: c’est l’enfer grotesque. Les démons Calcabrina, Libicocco, Draghinazzo, Graffiacane, Farfarello et tout le reste de la bande, plongent les âmes dans une poix bouillante. La gravité ne permet pas de dire avec quelle trompette Malacoda, leur chef, donne le signal.

Les supplices décrits par Dante sont une des marques de la puissance de son imagination. La mémoire ne peut oublier ni le châtiment des hypocrites qui portent des chapes de plomb écrasantes, dorées et toutes luisantes par dehors, ni celui des simoniaques enfoncés dans le roc jusqu’aux jarrets; leurs pieds seuls sont en dehors et flamboient sans cesse. Un des passages les plus merveilleux d’énergie est la description de la métamorphose d’un homme en serpent. On trouvera au chant XXVe ce morceau où le poëte a voulu engager la lutte avec Ovide. Les traîtres habitent le neuvième et dernier cercle du puits de Satan gardé par des géants et divisé en quatre enceintes, la Caïna, celle de Gaïn ou des traîtres à leurs parents, l’Antenora, celle d’Anténor ou des traîtres à leur patrie, la Tolomea, celle de Ptolémée ou des traîtres qui ont abusé de la confiance de leur victime, la Giudecca, celle de Judas ou des traîtres à Dieu. Parmi les traîtres à la patrie et dans la glace où ils sont pris et enchaînés, le poëte aperçoit un damné qui ronge la tête d’un autre. C’est Ugolin della Gherardesca, qui mourut de faim avec ses deux fils et ses deux petits-fils dans une tour de Pise où il avait été enfermé par son ennemi l’archevêque Ruggieri. Ce morceau, d’une effrayante beauté, est le second des deux chefs-d’œuvre dont nous avons parlé.

«Ce pécheur releva, la bouche de l’horrible repas, s’essuyant aux cheveux de la tête qu’il avait rongée par derrière.»

«Puis il commença: Tu veux que je renouvelle la douleur qui m’oppresse le cœur, rien que d’y penser, avant que j’en parle.»

«Mais si mes paroles doivent être des semences d’infamie pour le traître que je ronge, tu me verras à la fois parler et pleurer....»

«Tu dois savoir que je fus le comte Ugolin et celui-ci l’archevêque Ruggieri. Je te dirai pourquoi je suis à cet homme un si cruel voisin.»

«Que par l’effet de sa perfidie, me fiant à. lui, je fus pris et condamné à mourir, il n’est pas besoin de le dire.»

«Mais ce que tu ne peux avoir entendu, combien ma mort fut cruelle, tu vas l’entendre et tu sauras si je dois être son ennemi.»

«Un trou de la sombre cage qui a reçu de moi le nom de Tour de la Faim et où d’autres encore doivent être enfermés,»

«M’avait par son ouverture montré plusieurs lunes déjà, quand je fis un triste songe qui me déchira le voile de l’avenir.»

«Je crus voir celui-ci, comme maître et seigneur, chassant le loup et les louveteaux par la montagne qui empêche les Pisans de voir Lucques.»

«Il avait lancé en avant les Gualandi, les Sismondi, les Lanfranchi, avec des chiens maigres, ardents, agiles.»

«Une petite course fatigua le père et les fils, je crus les voir déchirer à belles dents.»

«Quand je fus éveillé avant l’aurore, j’entendis pleurer clans le sommeil mes enfants qui étaient avec moi, et demander du pain.»

«Tu es bien cruel, si déjà tu ne t’affliges, prévoyant ce qui s’annonçait à mon cœur; et si tu ne pleures, de quoi es-tu capable de pleurer?»

«Déjà ils étaient éveillés, et l’heure approchait où le repas nous était habituellement servi, et le songe faisait concevoir à chacun de nous des doutes.»

«Et j’entendis clouer la porte au bas de la terrible tour: je regardai mes enfants dans les yeux sans dire mot.»

«Moi je ne pleurais pas: j’étais devenu comme de pierre; mais ils pleuraient, eux, et mon petit Anselme dit: «Comme tu nous regardes, père, qu’as-tu donc?»

«Cependant je ne versai pas de larmes, je ne répondis pas de cette journée, ni la nuit suivante, jusqu’au lever d’un nouveau soleil.»

«Quand un peu de lumière fut entrée dans la douloureuse prison et que j’eus aperçu dans quatre visages l’image de ma propre misère,»

«De douleur je me mordis les deux mains. Eux, pensant que je le faisais par besoin de manger, se levèrent aussitôt»

«Et dirent: «Père, nous souffrirons beaucoup moins si tu manges de notre chair: tu nous as donné ce misérable corps, reprends-le.»

«Je me contins pour ne les rendre pas plus malheureux. Ce jour et le suivant nous demeurâmes tous muets. Ah! terre inflexible, pourquoi ne t’ouvris-tu pas?»

«Quand nous fûmes au quatrième jour, Gaddo se jeta tout raide à mes pieds, disant: «Mon père, ne viendras-tu pas à mon secours?»

«Il mourut là-dessus, et de même que tu me vois je vis tomber les trois autres un à un, entre le cinquième et le sixième jour. Alors je me mis,»

«Aveugle déjà, à les chercher tous à tâtons, et deux jours je les appelai après leur mort. Puis la faim eut plus de force que la douleur.»

Au centre du neuvième cercle et de tout l’enfer est Satan. Le grand poëte du moyen âge s’est bien gardé de donner la beauté au prince des démons: c’eût été un démenti à l’art gothique tout entier. Le Satan de Milton est d’ailleurs placé à une époque bien plus reculée; on peut supposer que venant de déchoir du rang des anges il conserve dans sa beauté sombre un rayon de sa primitive gloire. De plus, Milton est un esprit composite tenant partout un milieu entre la doctrine puritaine et l’art païen de l’antiquité. Le Satan d’Alighieri a trois têtes, l’une rouge, l’autre jaune, la troisième noire; il pleure de ses six yeux et agite deux grandes ailes sans plumes, semblables à celles d’une immense chauve-souris. La bouche rouge dévore Judas, les deux autres Brutus et Cassius. Pourquoi les derniers des Romains sont-ils assimilés à Judas? Ils ont trahi César, crime irrémissible dans la doctrine de l’auteur du de Monarchia: après les déicides les régicides.

Parvenus au fond, Virgile et Dante se retournent, mettant la tête où ils avaient les pieds et remontent de l’autre côté de la terre vers la lumière.

Par respect pour un vers célèbre de Virgile et sans offenser la théologie, Dante prépose Caton à la garde des enceintes qui entourent le purgatoire. Elles sont au nombre de quatre. Les contumaces de l’Église occupent la première: le poëte veut ménager une chance de salut à ceux qui, tels que Manfred l’excommunié, se sont repentis avant la mort. La deuxième enceinte est le séjour de ceux qui ont remis jusqu’à la fin le soin de la pénitence. Ceux qui ont péri de mort violente attendent dans la troisième: parmi eux est Sordello, le poëte mantouan, avec lequel Dante se souvient du doux nom de leur patrie commune, et cette idée touchante lui inspire une belle digression sur l’Italie esclave, hôtellerie de douleurs; Dieu négligé pour les lettres, pour les armes, pour le gouvernement, en un mot pour la gloire, telle est la faute qui fait ranger les derniers dans la quatrième.

Sept plates-formes circulaires tournent autour de la montagne du purgatoire; chacune d’elles est un lieu de purification pour un des péchés capitaux; elles se succèdent dans le même ordre que ces péchés dans la doctrine de saint Grégoire le Grand et de saint Thomas. Si Dante a suivi la théologie parisienne, ainsi que le lui reprochaient les critiques minutieux du XVIe et du XVIIe siècle, ce n’est pas au moins dans l’ordre des péchés expiés au purgatoire. Suivant une ingénieuse remarque du philosophe Schelling, l’Enfer est la partie la plus plastique du poëme. En traversant une obscurité traversée seulement par de livides rayons et des flammes infernales, le poëte décrivait plutôt des formes et des figures que des couleurs. Le purgatoire de Dante, tout éclairé de rayons célestes, mais de rayons où se mêle en quelque sorte un peu de matière, est riche de couleurs et plein de reflets. Tout y est pittoresque, les pénitences mêmes imposées aux pécheurs. L’orgueil est puni par de lourds fardeaux qui font ressembler les âmes à des cariatides dont les genoux touchent la poitrine. Les envieux ont les paupières percées et cousues d’un fil de fer comme l’épervier non encore dressé à la chasse; la colère est plongée dans une fumée noire comme une nuit sans étoiles; l’avarice est couchée la face contre terre. La montée du purgatoire est un changement perpétuel de sites et de paysages; et quand le poëte parvient au fleuve du Léthé, il communique à ses couleurs un éclat presque surnaturel. Rien n’égale la fraîcheur de son paradis terrestre, et son chef-d’œuvre est le portrait de sa Beatrice dans une nuée de fleurs, portant un voile blanc sur son manteau vert et sur sa robe de pourpre.

Dante s’associe lui-même aux expiations du Purgatoire et son poëme devient l’histoire de sa propre sanctification. Sur le seuil formé d’une diamant il rencontre un ange qui, avec la pointe d’une épée, lui trace au front sept fois la lettre P, symbole du péché; pus chacun de ces stigmates est effacé d’un coup d’aile par les anges qui président aux purifications successives.

Quelles que soient la grâce et la douceur que désormais répande la plume du poëte sur ces descriptions, ses jugements ne perdent rien de leur âpreté ni ses colères de leur éloquence enflammée. C’est dans l’enceinte de l’avarice qu’ils placé le vieil ancêtre des rois de France, Hugues le Grand. Le discours de celui-ci au poëte qu’un de ses petits-fils doit jeter dans l’exil est une des plus curieuses pages de ce poëme.

«Je suis la racine du méchant arbre qui répand son ombre funeste sur toute la chrétienté, si méchant que rarement un bon fruit s’en détache.»

«Mais si Douai, Gand, Lille et Bruges pouvaient, prompte en serait la vengeance. Et je la demande à Celui, qui juge tous les hommes.»

«Je fus appelé dans ce pays Hugues Capet; de moi sont nés les Philippes et les Louis, par qui maintenant la France est gouvernée.»

«Je fus le fils d’un boucher de Paris. Quand les rois anciens vinrent à manquer tous, sauf un seul revêtu de la robe grise,»

«Je trouvai dans mes mains le frein du gouvernement de ce pays, et assez dé puissance acquise, assez d’amis»

«Pour que la tête de mon fils fût promue à la couronne devenue veuve, et il fut le commencement de la race sacrée de ceux-ci.»

«Tant que la grande dot de Provencen’ôta pas la pudeur à mes descendants, ils valaient peu, mais ils ne firent pas le mal.»

«Avec cet héritage commença la rapine aidée de la force et du mensonge; plus tard et par pénitence ils prirent le Ponthieu, la Normandie, la Gascogne.»

«Charles vint en Italie; par pénitence encore il fit de Conradin une victime, et puis, envoya au ciel Thomas d’Aquin, toujours par pénitence.»

Ici sont placés les vers sur Charles de Valois, cités plus haut. Hugues continue en ces termes:

«Un autre Charles déjà sorti de France, fait prisonnier sur son navire, vend sa fille et en fait marché comme les corsaires font des esclaves.»

«Oavarice, que peux-tu faire de plus? Tu as si bien gagné mon sang qu’il ne tient plus compte de la parenté.»

Suivent les vers sur Boniface VIII et sur l’attentat d’Anagni que nous avons déjà rapportés.

Le purgatoire se termine sur une vision du triomphe de l’Église, tel qu’il est représenté parfois sur les vitraux de nos cathédrales. Ce morceau symbolique, tiré d’Ézéchiel et de saint Jean, est comme l’apocalypse de Dante.

Jusqu’à cette limite Virgile a conduit le poëte, et Stace s’est joint à eux. Stace avait l’admiration particulière du moyen âge; Dante s’est plu à faire de lui un chrétien honteux expiant dans le purgatoire la faute d’avoir caché sa foi. Il l’a bien cachée sans doute, car il est malaisé de savoir les causes de l’exception faite en sa faveur. Désormais Beatrice à la fois aimée comme femme et adorée comme symbole de la science divine, voilà désormais le guide du poëte. Qu’on se figure le ciel de Ptolémée: la terre immobile au centre et les cieux tournant au-dessus d’elle; après la région de l’air celle du feu, puis les sphères des sept planètes ou astres; au-dessus de ces sphères, la huitième, celle des étoiles fixes; enfin la sphère du premier mobile et l’empyrée: dix ciels concentriques et superposés où les corps célestes sont entraînés dans un mouvement d’autant plus rapide qu’ils sont plus éloignés de la terre; tel est le plan du paradis dantesque. Plus de couleurs, plus de rayons réfléchis; tout est lumière, harmonie céleste et pure musique: les âmes elles-mêmes sont des points brillants et reçoivent le nom de lumière. Le poëte, suivant l’expression de Schelling, s’élève graduellement à l’intuition de la divine substance.

La même force qui emporte les astres soulève le corps de Dante, le ravit aux cieux sans qu’il ait conscience de son mouvement. Par une conception des plus poétiques, Beatrice, devenant toujours plus belle et plus divine, est pour lui la seule mesure du chemin qu’il parcourt. Il commence par la lune qui conserve quelques-uns des priviléges de la Diane du paganisme: elle est habitée par les âmes qui après avoir fait vœu de virginité ont été contraintes d’y renoncer. La sphère de Mercure est le ciel des âmes actives et fortes qui cherchèrent la gloire et servirent la patrie. Une d’entre elles adresse la parole à Dante et raconte l’histoire de l’aigle romaine chère au souvenir du poëte impérial. La planète de Vénus recueille les âmes qui de l’amour terrestre se sont élevées à l’amour divin. C’est dans la sphère même du soleil que Dante rencontre les saints docteurs. Parmi eux Thomas d’Aquin lui montre les maîtres les plus illustres de la scolastique, et parmi eux «la lumière de Sigier», dont le poëte plus tard suivra les cours à Paris, assis sur la paille qui a fait donner son nom à la rue du Fouarre. Au milieu d’une croix lumineuse inscrite dans la sphère de Mars, séjour des âmes qui ont combattu pour la vraie foi, le poëte trouve son trisaïeul Cacciaguida degli Elisei. Cet épisode, qui remplit les cinquante derniers vers du XVe chant et les chants XVIe et XVIIe tout entiers, est le plus intéressant du Paradis. L’ancêtre parle à son petit-neveu du siècle où leur commune patrie honorait encore la vertu.

Après avoir décrit les mœurs primitives de la cité à cette époque, dans des vers que nous avons déjà cités, voici comme il parle des Florentines au temps des croisades:

«L’une veillait sur le berceau, et, consolant les pleurs de l’enfant, employait le langage primitif qui charme les pères et les mères.»

«L’autre, tirant la chevelure de la quenouille, devisait avec sa famille des Troyens, de Fiesole et de Rome....»

«C’est parmi ces mœurs si calmes et si belles, dans cette vie loyale des citoyens, dans ce doux abri,»

«Que Marie, implorée à grands cris par ma mère, me donna de naitre, et, dans votre antique baptistère, je fus chrétien et nommé Cacciaguida.»

«Moronto, ainsi qu’Eliseo, fut mon frère; ma femme me vint de la vallée du Pô, et c’est de là qu’est sorti ton nom de famille. »

Sur les questions que lui adresse son arrière-petit-fils, Cacciaguida raconte en abrégé l’histoire de ses ancêtres et celle de Florence; puis il lui prédit son exil et ses malheurs. Enfin, le petit-neveu demande à l’aïeul s’il faut qu’il publie toutes les merveilles qu’il a vues et il est encouragé par lui à le faire.

«Dans le monde amer et souterrain, sur la montagne du sommet duquel Beatrice avec ses yeux m’a ravi dans les sphères,»

«Et puis dans le ciel, de lumière en lumière, j’ai appris des choses qui, si je les redis, auront pour beaucoup une saveur bien âcre;»

«Si d’autre part je me montre ami timide de la vérité, je crains de n’avoir aucune existence parmi ceux pour qui mon temps sera une antiquité.»

«La lumière dans laquelle me souriait mon aïeul bienaimé, se fit brillante comme à un rayon du soleil un miroir d’or;»

«Puis elle répondit: Une conscience obscurcie par sa honte ou par celle des siens trouvera ta parole bien âpre.»

« Néanmoins écartant. tout mensonge, manifeste ta vision ( entière, et laisse le rogneux se gratter.»

«Car si ta parole est fâcheuse au premier goût, elle laissera à ceux qui l’auront digérée un aliment vital.»

«Ton cri fera comme le vent qui frappe les plus hautes cimes, et ce ne sera pas pour toi le sujet d’un petit honneur.»

«C’est pourquoi dans ces sphères sur la montagne et dans la vallée de douleurs, on t’a montré les âmes connues par la renommée; »

«Car l’esprit de l’auditeur ne s’arrête ni n’ajoute foi à des exemples inconnus et obscurs.»

Nous n’avons pas le loisir de décrire les autres sphères, celle de Jupiter, qui renferme les rois justes et où les lumières des âmes forment un aigle symbolique, ni celle de Saturne ou des contemplatifs, au centre de laquelle s’élève une échelle d’or: les âmes y montent et en descendent avec la rapidité des étincelles. Après les sphères des étoiles fixes et du premier mobile, Beatrice avec son amant parvient à l’empyrée où elle reprend son siége divin et confie Dante à saint Bernard. Celui-ci lui montre la gloire de la Vierge, et obtient de Marie que le poëte aperçoive l’essence divine dans l’abîme de l’éternelle lumière. Beatrice l’a quitté, comme l’avait fait Virgile, silencieusement: à la fin du XXVe chant, il ne la retrouve plus quand il se retourne pour la voir. Les discussions théologiques, les satires sur le clergé, les examens successifs que le poëte subit avec saint Pierre, saint Jacques et saint Jean, forment les épisodes des seize derniers chants du Paradis. Cet abus de théologie, il est permis avec Giordani de le regretter. Après avoir montré les crimes et les fautes des hommes, surtout de son siècle, châtiés dans l’enfer et corrigés dans le purgatoire, raconter les vertus récompensées dans le paradis eût été plus conforme à l’unité du poëme. Mais cette surabondance de doctrine n’est pas seulement une fantaisie du poëte; elle fait corps avec l’ensemble de ce poëme multiple. Image de l’Italie du temps, la Divine Comédie a tout un aspect hiératique et sacré. La religion ne pouvait posséder une moindre place dans l’épopée d’un temps et d’un pays où elle était l’âme de tous les arts.

Conclusion philosophique et littéraire de la Divine Comédie.

Cette analyse explique assez pourquoi le but de Dante n’est pas manifeste et comment l’unité de l’œuvre est une question litigieuse. Mais sans descendre dans le détail des systèmes opposés bâtis sur cette matière, il est possible de se faire une juste idée de l’ensemble en choisissant parmi les vues des critiques quelques-unes des plus judicieuses et en conciliant parmi les opinions diverses les moins excessives et les moins divergentes.

Les meilleurs critiques français ont surtout été frappés de l’objet personnel que s’est proposé le poëte, et l’on peut dire que pour eux Dante est le héros de son poëme. Suivant Fauriel, l’idée principale de la Divine Comédie est une pensée d’amour; le poëte a tenu la promesse faite dans les dernières lignes de la Vie nouvelle: de la vision dernière dans laquelle lui apparut sa Beatrice il a fait une épopée qui embrasse les trois grands domaines du monde surnaturel. Nul ne peut contester que Beatrice soit une personne vivante, placée d’abord en perspective, puis réelle et présente dans le poëme. On ne peut nier davantage que le centre même de l’épopée se trouve à la fin du Purgatoire et à la rencontre de l’amant avec sa dame. Seulement l’allégorie des trois bêtes du commencement de l’œuvre embarrasse Fauriel, et comme la pensée d’amour serait obscurcie et rendue confuse par celle d’une conversion, il voit dans la panthère la démocratie florentine, dans le lion, Charles de Valois, dans la louve affamée, le parti des Guelfes noirs: la forêt est l’infortune dans laquelle il est jeté par ses ennemis que représentent les trois bêtes. Il n’en sort que par l’accomplissement de l’œuvre promise, et voilà le poétique voyage expliqué.

Ozanam reprenant l’allégorie traditionnelle des trois bêtes, justifiée alors par l’usage général, l’explique par la triple concupiscence des sens, de l’orgueil et de l’avarice. Mais il entend surtout par là le retour de Dante à des sentiments plus chrétiens, et le poëme devient l’histoire de sa conversion. A l’appui de cette opinion il fait observer que le poëte est à l’âge de35ans, époque de résistance et de sagesse, que son voyage a lieu l’an1300, où se célébrait le premier jubilé, et qu’il pénètre en enfer le samedi saint, pour en sortir le jour de Pâques. Ce n’est pas tout: le chant neuvième du Purgatoire contient l’allégorie du sacrement de pénitence, et Ozanam y voit la confession même de l’auteur, confitentem reum. C’est Beatrice qui la première a fait naître dans le cœur de Dante le repentir; il a formé le projet de son voyage allégorique, c’est-à-dire de sa conversion, aussitôt après la mort de sa dame; aussi l’apothéose de Beatrice combinée avec la conversion de son amant paraît-elle à Ozanam le thème primitif de l’épopée: ce n’est plus la fille de Portinari, ni une jeune femme de vingt-six ans; c’est la théologie. Ce critique a pénétré, n’en doutons pas, bien profondément dans les racines de la religieuse conception de Dante. Cependant, à cause même du caractère sacré de l’époque et de l’œuvre, nous ne pensons pas que le poëte ait voulu remplir à ce point son œuvre de sa personne. Ozanam, à notre avis, a trop généralisé le caractère de Beatrice béatifiée, comme si la dame de l’auteur était devenue, non pour lui seul, mais pour tous, l’initiatrice de la science divine; il a aussi trop particularisé la conversion de Dante, comme s’il s’agissait seulement de son propre salut, non de celui de tous les hommes. N’y a-t-il pas un peu de préoccupation moderne dans cette manière si personnelle d’entendre le poëme? Gasparo Gozzi dit avec bien de la raison que le poëte ne songe pas seulement à ses vices, mais à ceux de la ville et de l’Italie entière. D’ailleurs Ozanam, comme Fauriel, nous semble trop oublier la part si considérable de la politique et de la satire dans l’œuvre de Dante, et rien que les dernières paroles de Cacciaguida et de son petit-neveu sur les dangers de la publication de son poëme aurait dû peut-être les empêcher de ramener cette épopée, l’un à une pensée d’amour, l’autre à une pensée de repentir.

Les critiques d’Italie n’ont pas entièrement négligé la partie personnelle du poëme, celle qui touche au cœur et aux sentiments intimes de l’écrivain. Aussi Benedetto Varchi, dans son Ercolano, définit la Divine Comédie une œuvre d’amour, parto d’amore, et de nos jours, M. Missirini, auteur de plusieurs écrits dantesques et d’une Vie de Dante, soutient la même opinion que Fauriel avec plus de chaleur et de passion. Mais le côté politique de l’ouvrage absorbe et devait absorber l’attention des Italiens, surtout de nos jours. Remarquons d’abord que les discours philosophiques et politiques y occupent la plus large place, tellement que l’on doute s’il faut appeler épopée un poëme où la narration est au second plan, et qu’on s’accorde avec l’auteur, mais par d’autres raisons que lui, à appeler une comédie. Déjà Gravina, vers la fin du XVIIe siècle, rappelant ses compatriotes à l’étude de Dante, expliquait tout d’abord sa politique. Jurisconsulte éminent plein des souvenirs de l’empire romain, il regrette le temps où sa patrie commandait aux nations qui maintenant l’asservissent, et se reportant au temps où les divisions commencèrent à préparer cette servitude, il voit surtout dans la Divine Comédie une leçon de concorde et une aspiration vers l’unité: le but philosophique et moral n’est pas nié par lui, mais il le rattache avec raison à la pensée politique. Gasparo Gozzi, au commencement du XVIIIe siècle, est un des premiers qui aient envisagé le poëme dans son ensemble, et l’idée générale qu’il y aperçoit, est la réforme de ses concitoyens. De nos jours, les idées de celui-ci sont à peu près reproduites, en meilleur style, il est vrai, par le poëte Niccolini. Désormais la réforme, la reconstitution de la patrie, il riordinamento dell’ Italia est devenu, pour les Italiens, presque sans exception, le but de Dante. Les dantistes passent pour une école de politique nationale non moins que de littérature. Cette idée est poussée quelquefois jusqu’à une exagération que le patriotisme encourage. Ugo Foscolo exilé regarde son auteur du point de vue anglais et ne l’aperçoit que de profil; il s’empare des vers où le poëte reçoit de saint Pierre l’imposition des mains pour soutenir qu’il avait pour but de changer la forme religieuse et politique de son pays: en un mot il écrit tout un ouvrage pour faire de Dante un Luther. A son tour Rossetti en fait un carbonaro. Un poëte qui ne craint pas en cinquante endroits d’attaquer des papes et de les mettre dans l’enfer, qui ne prend aucun détour pour louer les empereurs et les appeler en Italie, le plus hardi, le plus intraitable des poëtes, aurait inventé sans nécessité un langage mystérieux pour couvrir sa pensée d’un voile impénétrable pour tous, excepté pour Rossetti: il aurait forgé tout un argot qui serait resté un secret jusqu’à Rossetti. Bien plus, tous les écrivains italiens auraient formé une société secrète qui écrivait dans cet argot, en l’élevant à la dignité de langue poétique. Dans le vocabulaire que Rossetti en a dressé, amour signifierait attachement à l’empire, dame puissance impériale, salut empereur, vivre être Gibelin, vie nouvelle affiliation à ce parti, et ainsi de suite.

La vérité est à égale distance de toutes ces exagérations: aucun des buts qu’on a donnés à ce poëme n’est le seul: l’auteur les a touchés tous sans s’y arrêter exclusivement. Apothéose de Beatrice, purification personnelle du poëte, réforme morale et politique de son siècle et de son pays, tout cela est au même titre dans la Divine Comédie; ce sont des aspects différents d’une même œuvre complexe. L’unité de conception dans cette épopée est la même que dans une cathédrale gothique: elle se divise en perspectives diverses dont chacune occupe assez l’attention pour faire oublier les autres. Lorsque Cesarotti, avec moins de dédain que de timidité, représentait cet ouvrage extraordinaire comme un grand édifice d’une architecture un peu grotesque, il était à notre avis sur le chemin de la comparaison la plus juste.

Deux nouvelles de Franco Sacchetti et une phrase bien connue d’une lettre de Pétrarque à Boccace prouvent que la Divine Comédie fut populaire au xiv" siècle. «J’ai entendu, dit Pétrarque pour se défendre du reproche d’envie, j’ai entendu chanter et estropier ces vers sur les places; comment serais-je tenté d’envier à Dante les applaudissements des cardeurs de laine, taverniers, bouchers et autres gens de cette sorte?» Le caractère national du sujet qu’il avait choisi, lui gagna le cœur du peuple: mais la nationalité du génie italien alla bientôt s’effaçant; l’Italie n’est, revenue à son. grand poëte que depuis la fin du dernier siècle. On a dit avec raison que la Bassvilliana de Monti, imitation éloquente de la vision dantesque, a rendu la faveur au père de la poésie italienne. Durant cet intervalle de quatre siècles, l’influence de Dante, quoique purement littéraire, fut combattue presque avec acharnement. Un écrivain dont le pinceau a seul en Italie rencontré la force et la sobriété antiques, celui qui seul chez les modernes peut avec quelque succès être rapproché d’Homère, à partir du xiv" siècle tomba à peu près dans le discrédit. Au xvie siècle les critiques les plus autorisés, tels que Bembo, accusaient en lui le mélange du sacré et du profane, la bassesse de certaines comparaisons, l’âpreté du style, les fautes de langage, les mots vieillis et sentant le rance, rancidumi. On discutait alors un écrivain du moyen âge avec l’Iliade d’une main et la poétique d’Aristote de l’autre. Ce fut la gloire de Florence de s’être liée solidairement à la réputation de son poëte. La pensée nationale se réfugia du moins dans ce sanctuaire de la langue dont la Divine Comédie était le plus admirable monument. Ce fut l’honneur des Vincenzo Borghini, des Salviati, des Ridolfi, des Salvini, d’avoir écrit en faveur de cette cause des pages ingénieuses ou éloquentes qu’il faut aujourd’hui tirer de la poussière des académies pédantesques où se concentrait le mouvement littéraire de ces temps de confusion ou de langueur. Au XVIIIe siècle, un mouvement contraire commença; les plaisanteries demi-italiennes, demi-françaises de Bettinelli lui valurent les louanges de Voltaire, mais elles ne firent qu’appeler à la rescousse le brave Vénitien Gasparo Gozzi. Peu à peu, l’on vit s’effacer la strophe uniformément musicale ou octave, et revenir le tercet ou chaîne, catena, qui suivant la comparaison d’un poëte anglais ressemble pour l’harmonie sévère au mouvement des vagues de la mer dont elle rappelle la suite ininterrompue; on vit reparaitre avec les visions les conceptions idéales, la poésie élevée, et surtout les accents de la nationalité. Dante a eu cette destinée unique de donner à son pays, il y a cinq ou six siècles, et de lui rendre de nos jours, le sentiment et le besoin d’une littérature nationale.

Histoire de la littérature italienne

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