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TOME PREMIER
MÉMOIRES DE CONSTANT
CHAPITRE XIII

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Retour à Paris du premier consul.—Arrivée du prince Camille Borghèse.—Pauline Bonaparte et son premier mari, le général Leclerc.—Amour du général pour sa femme.—Portrait du général Leclerc.—Départ du général pour Saint-Domingue.—Le premier consul ordonne aussi le départ de sa sœur.—Révolte de Christophe et de Dessalines.—Arrivée au Cap, du général et de sa femme.—Courage de madame Leclerc.—Insurrection des noirs.—Les débris de l'armée de Brest, et douze mille nègres révoltés.—Valeur héroïque du général en chef, atteint d'une maladie mortelle.—Courage de madame Leclerc.—Noblesse et intrépidité.—Pauline sauvant son fils.—Mort du général Leclerc.—Mariage de Pauline.—Chagrin de Lafon, et réponse de mademoiselle Duchesnois.—M. Jules de Canouville, et la princesse Borghèse.—Disgrâce de la princesse auprès de l'empereur.—Générosité de la princesse pour son frère.—La seule amie qui lui reste.—Les diamans de la princesse dans la voiture de l'empereur à la bataille de Waterloo.

Le premier consul quitta Boulogne pour retourner à Paris, où il voulait assister au mariage d'une de ses sœurs. Le prince Camille Borghèse, descendant de la plus noble famille de Rome, y était déjà arrivé pour épouser madame Pauline Bonaparte, veuve du général Leclerc, mort de la fièvre jaune à Saint-Domingue.

Je me souviens d'avoir vu ce malheureux général, chez le premier consul, quelque temps avant son départ pour la funeste expédition qui lui coûta la vie, et à la France la perte de tant de braves soldats, et un argent énorme. Le général Leclerc, dont le nom est aujourd'hui à peu près oublié, ou même, en quelque sorte, voué au mépris, était un homme doux et bienveillant. Il était passionnément amoureux de sa femme, dont la légèreté, pour ne pas dire plus, le désolait, et le jetait dans une mélancolie profonde et habituelle qui faisait peine à voir. La princesse Pauline (qui était loin encore d'être princesse) l'avait pourtant épousé librement et par choix; ce qui ne l'empêchait pas de tourmenter son mari par des caprices sans fin, et en lui répétant cent fois le jour qu'il était trop heureux d'avoir pour femme une sœur du premier consul. Je suis convaincu qu'avec ses goûts simples et son humeur pacifique, le général Leclerc aurait mieux aimé beaucoup moins d'éclat et plus de repos.

Le premier consul avait exigé que sa sœur accompagnât le général à Saint-Domingue. Il lui avait fallu obéir et quitter Paris, où elle tenait le sceptre de la mode, et éclipsait toutes les femmes par son élégance et sa coquetterie, autant que par son incomparable beauté, pour aller braver un climat dangereux et les féroces compagnons de Christophe et de Dessalines. À la fin de l'année 1801, le vaisseau amiral l'Océan avait mis à la voile, de Brest, conduisant au Cap le général Leclerc, sa femme et leur fils.

Arrivée au Cap, la conduite de madame Leclerc fut au dessus de tout éloge. Dans plus d'une occasion, mais particulièrement dans celle que je vais essayer de rappeler, elle déploya un courage digne de son nom et de la situation de son mari. Je tiens ces détails d'un témoin oculaire, que j'ai connu à Paris au service de la princesse Pauline.

Le jour de la grande insurrection des noirs, en septembre 1802, les bandes de Christophe et de Dessalines, composées de plus de 12,000 nègres exaspérés par leur haine contre les blancs, et par la certitude que s'ils succombaient, il ne leur serait point fait de quartier, vinrent donner l'assaut à la ville du Cap, qui n'était défendue que par un millier de soldats. C'étaient les seuls restes de cette nombreuse armée qui était sortie de Brest, un an auparavant, si brillante et si pleine d'espérance. Cette poignée de braves, la plupart minés par la fièvre, ayant à sa tête le général en chef de l'expédition, déjà souffrant lui-même de la maladie dont il mourut, repoussa avec des efforts inouïs et une valeur héroïque les attaques multipliées des noirs.

Pendant le combat, où la fureur, sinon le nombre et la force, était égale des deux côtés, madame Leclerc était avec son fils, et sous la garde d'un ami dévoué qui n'avait à ses ordres qu'une faible compagnie d'artillerie, dans la maison où son mari avait fixé sa résidence, au pied des mornes qui bordent la côte. Le général en chef, craignant que cette résidence ne fût surprise par un parti ennemi, et ne pouvant d'ailleurs prévoir l'issue de la lutte qu'il soutenait au haut du cap où se livraient les assauts les plus acharnés des noirs, envoya l'ordre de transporter à bord de la flotte française sa femme et son fils. Pauline n'y voulut point consentir. Toujours fidèle à la fierté que lui inspirait son nom (mais cette fois il y avait dans sa fierté autant de grandeur que de noblesse), elle dit aux dames de la ville qui s'étaient réfugiées auprès d'elle, et la conjuraient de s'éloigner, en lui faisant une effrayante peinture des horribles traitemens auxquels des femmes seraient exposées de la part des nègres: «Vous pouvez partir? vous. Vous n'êtes point sœur de Bonaparte.»

Cependant le danger devenant plus pressant de minute en minute, le général Leclerc envoya un aide-de-camp à la résidence, et il lui fut enjoint, en cas d'un nouveau refus de Pauline, de l'enlever de force, et de la porter à bord malgré elle. L'officier se vit obligé d'exécuter cet ordre à la rigueur. Madame Leclerc fut retenue de force dans un fauteuil porté par quatre soldats. Un grenadier marchait à côté d'elle, portant dans son bras le fils de son général; et pendant cette scène de fuite et de terreur, l'enfant, déjà digne de sa mère, jouait avec le panache de son conducteur. Suivie de son cortége de femmes tremblantes et en pleurs, dont son courage était le seul rempart pendant ce trajet périlleux, Pauline fut ainsi transportée jusqu'au bord de la mer. Mais, au moment où on allait la déposer dans la chaloupe, un autre aide-de-camp de son mari lui apporta la nouvelle de la déroute des noirs. «Vous le voyez bien, dit-elle en retournant à la résidence; j'avais raison de ne pas vouloir m'embarquer.» Elle n'était pourtant pas encore hors de tout danger. Une troupe de nègres, faisant partie de l'armée qui venait d'être si miraculeusement repoussée, et cherchant elle-même à opérer sa retraite dans les moles, rencontra la faible escorte de madame Leclerc. Les insurgés firent mine de vouloir l'attaquer; il fallut les écarter à coups de fusil tirés presque à bout portant. Au milieu de cette échaufourée, Pauline conserva une imperturbable présence d'esprit.

On ne manqua point de rapporter au premier consul toutes ces circonstances, qui faisaient tant d'honneur à madame Leclerc; son amour-propre en fut flatté, et je crois que ce fut au prince Borghèse qu'il dit un jour à son lever: «Pauline était prédestinée à épouser un Romain; car, de la tête aux pieds, elle est toute Romaine.»

Malheureusement ce courage, qu'un homme aurait pu lui envier, n'était pas accompagné chez la princesse Pauline de ces vertus, moins brillantes et plus modestes, mais aussi plus nécessaires à une femme, et que l'on a droit d'attendre d'elle, plutôt que l'audace et que le mépris du danger.

Je ne sais s'il est vrai, comme on l'a écrit quelque part, que madame Leclerc, lorsqu'elle fut obligée de partir pour Saint-Domingue, avait de l'affection pour un acteur du Théâtre-Français. Je ne pourrais pas dire non plus si en effet mademoiselle Duchesnois eut la naïveté de s'écrier devant cent personnes, à propos de ce départ: «Lafon ne s'en consolera pas; il est capable d'en mourir!» Mais ce que j'ai pu savoir par moi-même, des faiblesses de cette princesse, me porterait assez à croire cette anecdote.

Tout Paris a connu la faveur particulière dont elle honora M. Jules de Canouville,9 jeune et brillant colonel, beau, brave, d'une tournure parfaite et d'une étourderie qui lui valait ses innombrables succès auprès de certaines femmes, quoiqu'il usât fort peu de discrétion avec elles. La liaison de la princesse Pauline avec cet aimable officier fut la plus durable quelle ait jamais formée. Par malheur ils n'étaient pas plus réservé l'un que l'autre, et leur mutuelle tendresse acquit en peu de temps une scandaleuse publicité. J'aurai occasion plus tard de raconter, en son lieu, l'aventure qui causa la disgrâce, l'éloignement et peut-être la mort du colonel de Canouville, dont toute l'armée pleura la perte si prématurée et surtout si cruelle, puisque ce ne fut pas d'un boulet ennemi qu'il fut frappé.10

Au reste, quelle qu'ait été la faiblesse de la princesse Pauline pour ses amans, et quoique l'on en pût citer les plus incroyables exemples, sans toutefois sortir de la vérité, son dévouement admirable à la personne de S. M. l'empereur, en 1814, doit faire traiter ses fautes avec indulgence.

Cent fois l'étourderie de sa conduite, et surtout son manque d'égards et de respect pour l'impératrice Marie-Louise, avait irrité l'empereur contre la princesse Borghèse. Il finissait toujours par lui pardonner. Cependant à l'époque de la chute de son auguste frère, elle était de nouveau dans sa disgrâce. Informée que l'île d'Elbe avait été assignée pour prison à l'empereur, elle courut s'y enfermer avec lui, abandonnant Rome et l'Italie, dont les plus beaux palais étaient à elle. Avant la bataille de Waterloo, Sa Majesté, dans ce moment de crise, retrouva toujours fidèle le cœur de sa sœur Pauline. Craignant pour lui le manque d'argent, elle lui envoya ses plus riches parures de diamans, dont le prix était énorme. Elles se trouvaient dans la voiture de l'empereur, qui fut prise à Waterloo, et exposée à la curiosité des habitans de Londres. Mais les diamans ont été perdus, du moins pour leur légitime propriétaire.

9

M. Bousquet, célèbre dentiste, fut appelé à Neuilly (résidence de la princesse Pauline), afin de visiter la bouche et de nettoyer les dents de Son Altesse Impériale. Introduit près d'elle, il se prépare à commencer son opération. «Monsieur, dit un charmant jeune homme en robe de chambre, négligemment couché sur un canapé, prenez bien garde, je vous prie, à ce que vous allez faire. Je tiens extrêmement aux dents de ma Paulette, et je vous rends responsable de tout accident.—Soyez tranquille, mon prince; je puis assurer votre altesse impériale qu'il n'y aura aucun danger.» Pendant tout le temps que M. Bousquet fut occupé à arranger cette jolie bouche, les recommandations continuèrent; enfin, ayant terminé ce qu'il avait à faire, il passa par le salon de service, où se trouvaient réunies les dames du palais, les chambellans, etc., qui attendaient le moment d'entrer chez la princesse. On s'empressa de demander des nouvelles à M. Bousquet. «Son Altesse impériale est très-bien, et doit être heureuse du tendre attachement que lui porte son auguste époux, et qu'il vient de lui témoigner devant moi, d'une manière si touchante. Son inquiétude était extrême, je ne réussissais que difficilement à le rassurrer sur les suites de la chose du monde la plus simple. Je dirai partout ce dont je viens d'être témoin. Il est doux d'avoir de tels exemples de tendresse conjugale à citer dans un rang si élevé. J'en suis vraiment pénétré.» On ne cherchait point à arrêter l'honnête M. Bousquet dans les expressions de son enthousiasme; l'envie de rire empêchait de prononcer une parole; et il partit convaincu que nulle part il n'existait un meilleur ménage que celui de la princesse et du prince Borghèse.... Ce dernier était en Italie, et le beau jeune homme était M. de Canouville.

J'emprunte cette curieuse anecdote aux Mémoires de Joséphine, dont l'auteur, qui a vu et observé la cour de Navarre et de Malmaison, avec tant de vérité et un si bon jugement, est, m'a-t-on dit, une femme, et ne peut être, en effet, qu'une femme fort spirituelle, et qui s'est trouvée mieux placée que personne pour connaître l'intérieur de S. M. l'impératrice.

10

Il fut tué par le boulet d'une pièce française, que l'on déchargeait après une action, dans laquelle il avait montré le plus brillant courage.

Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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