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TOME PREMIER
MÉMOIRES DE CONSTANT
CHAPITRE PREMIER

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Naissance de l'auteur.—Son père, ses parens.—Ses premiers protecteurs.—Émigration et abandon.—Le suspect de 12 ans.—Les municipaux ou les imbéciles.—Le chef d'escadron Michau.—M. Gobert.—Carrat.—Madame Bonaparte et sa fille.—Les bouquets et la scène de sentiment.—Économie de Carrat pour les autres et sa générosité pour lui-même.—Poltronnerie.—Espiégleries de madame Bonaparte et d'Hortense.—Le fantôme.—La douche nocturne.—La chute.—L'auteur entre au service de M. Eugène de Beauharnais.

Je ne parlerai que très-peu de moi dans mes mémoires, car je ne me cache pas que le public ne peut y chercher avec intérêt que des détails sur le grand homme au service duquel ma destinée m'a attaché pendant seize ans, et que je ne quittai presque jamais pendant ce temps. Cependant je demanderai la permission de dire quelques mots sur mon enfance, et sur les circonstances qui m'ont amené au poste de valet de chambre de l'empereur.

Je suis né le 2 décembre 1778, à Péruelz, ville qui devint française, lors de la réunion de la Belgique à la république, et qui se trouva alors comprise dans le département de Jemmapes. Peu de temps après ma naissance, mon père prit aux bains de Saint-Amand un petit établissement nommé le Petit-Château, où logeaient les personnes qui fréquentaient les eaux. Il avait été aidé dans cette entreprise par le prince de Croï, dans la maison duquel il avait été maître d'hôtel. Nos affaires prospéraient au delà des espérances de mon père, car nous recevions un grand nombre d'illustres malades. Comme je venais d'atteindre ma onzième année, le comte de Lure, chef d'une des premières familles de Valenciennes, se trouva au nombre des habitans du Petit-Château; et comme cet excellent homme m'avait pris en grande affection, il me demanda à mes parens pour être élevé avec ses fils, qui étaient à peu près de mon âge. L'intention de ma famille était alors de me faire entrer dans les ordres, pour plaire à un de mes oncles, qui était doyen de Lessine. C'était un homme d'un grand savoir et d'une vertu rigide. Pensant que la proposition du comte de Lure ne changerait rien à ses projets futurs, mon père l'accepta, jugeant que quelques années passées dans une famille aussi distinguée me donneraient le goût de l'étude et me prépareraient aux études plus sérieuses que j'aurais à faire pour embrasser l'état ecclésiastique. Je partis donc avec le comte de Lure, fort affligé de quitter mes parens, mais bien aise en même temps, comme on l'est ordinairement à l'âge que j'avais, de voir un pays nouveau. Le comte m'emmena dans une de ses terres située près de Tours, où je fus reçu avec la plus bienveillante amitié par la comtesse et ses enfans, et je fus traité sur un pied parfait d'égalité avec eux, prenant chaque jour les leçons de leur gouverneur.

Hélas! je ne profitai malheureusement pas assez long-temps des bontés du comte de Lure et des leçons que je recevais chez lui. Une année à peine s'était écoulée depuis notre installation au château, lorsque l'on apprit l'arrestation du roi à Varennes. La famille dans laquelle je me trouvais en éprouva un violent désespoir, et tout enfant que j'étais, je me rappelle que j'éprouvai un vif chagrin de cette nouvelle, sans pouvoir m'en rendre compte, mais parce que, sans doute, il est naturel de partager les sentimens des personnes avec lesquelles on vit, quand elles nous traitent avec autant de bonté que le comte et la comtesse de Lure en avaient pour moi. Toutefois j'étais dans cette heureuse imprévoyance de l'enfance, lorsqu'un matin je fus réveillé par un grand bruit. Bientôt je me vis entouré d'un nombre considérable d'étrangers, dont aucun ne m'était connu, et qui m'adressèrent une foule de questions auxquelles il m'était bien impossible de répondre. Seulement j'appris alors que le comte et la comtesse de Lure avaient pris le parti d'émigrer. On me conduisit à la municipalité, où les questions recommencèrent de plus belle, et toujours aussi inutilement; car je ne savais rien du projet de mes protecteurs, et je ne pus répondre que par les larmes abondantes que je versai en me voyant abandonné de la sorte et éloigné de ma famille. J'étais trop jeune alors pour réfléchir sur la conduite du comte; mais j'ai pensé depuis, que mon abandon même était de sa part un acte de délicatesse, n'ayant pas voulu me faire émigrer sans l'assentiment de mes parens; j'ai toujours eu la conviction qu'avant de partir, le comte de Lure m'avait recommandé à quelques personnes, mais que celles-ci n'osèrent pas me réclamer, dans la crainte de se trouver compromises; ce qui, comme l'on sait, était alors extrêmement dangereux.

Me voilà donc seul, à l'âge de douze ans, sans guide, sans appui, sans soutien, sans conseil et sans argent, à plus de cent lieues de mon pays, et déjà habitué aux douceurs de la vie d'une bonne maison. Qui le croirait? dans cet état, j'étais presque regardé comme un suspect, et les autorités du lieu exigeaient que je me présentasse chaque jour à la municipalité, pour la plus grande sûreté de la république; aussi me rappelé-je parfaitement que lorsque l'empereur se plaisait à me faire raconter ces tribulations de mon enfance, il ne manquait jamais de répéter plusieurs fois: Les imbéciles! en parlant de mes honnêtes municipaux. Quoi qu'il en soit, les autorités de Tours, jugeant enfin qu'un enfant de douze ans était incapable de renverser la république, me délivrèrent un passe-port avec l'injonction expresse de quitter la ville dans les vingt-quatre heures; ce que je fis de bien grand cœur, mais non sans un profond chagrin de me voir seul et à pied sur la route, avec un long chemin à faire. À force de privation, et avec beaucoup de peine, j'arrivai enfin auprès de Saint-Amand, que je trouvai au pouvoir des Autrichiens. Les Français entouraient la ville, mais il me fut impossible d'y entrer. Dans mon désespoir je m'assis sur les rebords d'un fossé, et là je pleurais amèrement quand je fus remarqué par le chef d'escadron Michau,2 qui devint par la suite colonel et aide-de-camp du général Loison. M. Michau s'approcha de moi, me questionna avec beaucoup d'intérêt, me fit raconter mes tristes aventures, en parut touché, mais ne me cacha pas l'impossibilité où il était de me faire conduire dans ma famille; venant d'obtenir un congé, qu'il allait passer dans la sienne à Chinon, il me proposa de l'accompagner, ce que j'acceptai avec une vive reconnaissance. Je ne saurais dire combien la famille de M. Michau eut pour moi de bonté et d'égards, pendant les trois ou quatre mois que je passai auprès d'elle; au bout de ce temps M. Michau m'emmena avec lui à Paris, où je ne tardai pas à être placé chez un M. Gobert, riche négociant, qui me traita avec la plus grande bonté pendant tout le temps que je restai chez lui.

J'ai revu dernièrement M. Gobert, et il m'a rappelé que, quand nous voyagions ensemble, il avait l'attention de laisser à ma disposition une des banquettes de sa voiture, sur laquelle je m'étendais pour dormir. Je mentionne avec plaisir cette circonstance, d'ailleurs assez indifférente, mais qui prouve toute la bienveillance que M. Gobert avait pour moi.

Quelques années après, je fis la connaissance de Carrat, qui était au service de madame Bonaparte, pendant que le général se livrait à son expédition d'Égypte; mais avant de dire comment j'entrai dans la maison, il me semble à propos de commencer par raconter comment Carrat lui-même avait été attaché à madame Bonaparte, et en même temps quelques anecdotes qui le concernent, et qui sont de nature à faire connaître les premiers passe-temps des habitans de la Malmaison.

Carrat se trouvait à Plombières quand madame Bonaparte y alla prendre les eaux. Tous les jours il lui apportait des bouquets, et lui adressait de petits complimens, si singuliers, si drôles même, que cela divertissait beaucoup Joséphine, aussi bien que quelques dames qui l'avaient accompagnée, parmi lesquelles étaient mesdames de Cambis et de Crigny,3 et surtout sa fille Hortense, qui riait aux éclats de ses facéties; et la vérité est qu'il était extrêmement plaisant à cause d'une certaine niaiserie et d'une certaine originalité de caractère qui ne l'empêchaient pas d'avoir de l'esprit. Ses espiégleries ayant plu à madame Bonaparte, il y ajouta une scène de sentiment, au moment où cette excellente femme allait quitter les eaux. Carrat pleura, se lamenta, exprima de son mieux le vif chagrin qu'il allait éprouver à ne plus voir madame Bonaparte tous les jours, comme il en avait contracté l'habitude, et madame Bonaparte était si bonne, qu'elle n'hésita pas à l'emmener à Paris avec elle. Elle lui fit apprendre à coiffer, et se l'attacha définitivement en qualité de valet de chambre coiffeur; telles étaient du moins les fonctions qu'il avait à remplir auprès d'elle, quand je fis la connaissance de Carrat. Il avait avec elle un franc-parler étonnant, au point même que quelquefois il la grondait. Quand madame Bonaparte, qui était extrêmement généreuse, et toujours bienveillante pour tout le monde, faisait des cadeaux à ses femmes, ou s'entretenait familièrement avec elles, Carrat lui en faisait des reproches: «Pourquoi donner cela?» disait-il; puis il ajoutait: «Voilà comme vous êtes, Madame, vous vous mettez à plaisanter avec vos domestiques! eh bien, au premier jour, ils vous manqueront de respect.» Mais s'il mettait ainsi obstacle à la générosité de sa maîtresse quand elle se répandait sur ses entours, il ne se gênait pas davantage pour la stimuler en ce qui le concernait, et quand quelque chose lui plaisait, il disait tout simplement: «Vous devriez bien me donner cela?»

La bravoure n'est pas toujours la compagne inséparable de l'esprit, et Carrat en offrit plus d'une fois la preuve. Il était doué d'une de ces sortes de poltronneries naïves et insurmontables qui ne manquent jamais dans les comédies d'exciter le rire des spectateurs; aussi était-ce un grand plaisir pour madame Bonaparte que de lui jouer des tours qui mettaient en évidence sa rare prudence.

Il faut savoir, d'abord, qu'un des grands plaisirs de madame Bonaparte à la Malmaison était de se promener à pied sur la grande route qui longe les murs du parc; elle préféra toujours cette promenade extérieure, et où il y avait presque continuellement des tourbillons de poussière, aux délicieuses allées de l'intérieur du parc. Un jour, étant accompagnée de sa fille Hortense, madame Bonaparte dit à Carrat de la suivre à la promenade. Celui-ci était enchanté d'une pareille distinction, lorsque tout à coup on vit s'élever de l'un des fossés une grande figure recouverte d'un drap blanc, enfin un vrai fantôme, tels que j'en ai vus de décrits dans la traduction de quelques anciens romans anglais. Il est inutile que je dise que le fantôme n'était autre qu'une personne placée exprès par ces dames pour épouvanter Carrat, et certes la comédie réussit à merveille; Carrat, en effet, eut à peine aperçu le fantôme, qu'il s'approcha fort effrayé de madame Bonaparte, en lui disant tout tremblant: «Madame, Madame, regardez donc ce fantôme!… c'est l'esprit de cette dame qui est morte dernièrement à Plombières!…—Taisez-vous, Carrat, vous êtes un poltron.—Ah! c'est bien son esprit qui revient.» Comme Carrat parlait ainsi, l'homme au drap blanc, achevant de remplir son rôle, s'avança sur lui en agitant son long voile, et le pauvre Carrat, saisi de terreur, tomba à la renverse, et se trouva tellement mal, qu'il fallut tous les soins qui lui furent prodigués pour lui faire reprendre connaissance.

Un autre jour, toujours pendant que le général était en Égypte, et par conséquent avant que je ne fusse attaché à personne de sa famille, madame Bonaparte voulut donner à quelques-unes de ses dames une représentation de la peur de Carrat. Ce fut alors parmi les dames de la Malmaison une conspiration générale, dans laquelle mademoiselle Hortense joua le rôle du principal conjuré. Cette scène a été assez racontée devant moi par madame Bonaparte pour que je puisse en donner les détails assez comiques. Carrat couchait dans une chambre auprès de laquelle existait un petit cabinet; on fit percer la cloison de séparation, et l'on y fit passer une ficelle au bout de laquelle était attaché un pot rempli d'eau. Ce vase rafraîchissant était suspendu précisément au-dessus de la tête du patient; et ce n'était pas tout encore, car on avait en outre pris la précaution de faire ôter les vis qui retenaient la sangle du lit de Carrat, et comme celui-ci avait l'habitude de se coucher sans lumière, il ne vit ni les préparatifs d'une chute préméditée, ni le vase contenant l'eau destinée à son nouveau baptême. Tous les membres de la conspiration attendaient depuis quelques instans dans le cabinet, quand il se jeta assez lourdement sur son lit, qui ne manqua pas de s'enfoncer à l'instant même, pendant que le jeu de la ficelle faisait produire au pot à l'eau tout son effet. Victime à la fois d'une chute et d'une inondation nocturnes, Carrat se récria avec violence contre ce double attentat: «C'est une horreur!» criait-il de toutes ses forces; et cependant la maligne Hortense, pour ajouter à ses tribulations, disait à sa mère, à madame de Crigny, depuis madame Denon, à madame Charvet et à plusieurs autres dames de la maison: «Ah! maman, les crapauds et les grenouilles qui sont dans l'eau vont lui tomber sur la figure.» Ces mots, joints à une profonde obscurité, ne servaient qu'à augmenter la terreur de Carrat, qui, se fâchant sérieusement, s'écriait: «C'est une horreur, Madame, c'est une atrocité que de se jouer ainsi de vos domestiques.» Je n'oserais assurer que les plaintes de Carrat fussent tout-à-fait déplacées, mais elles ne servaient qu'à exciter la gaieté des dames qui l'avaient pris pour le plastron de leurs plaisanteries.

Quoi qu'il en soit, tels étaient le caractère et la position de Carrat, lorsque, ayant fait depuis quelque temps connaissance avec lui, le général Bonaparte étant de retour de son expédition d'Égypte, il me dit que M. Eugène de Beauharnais s'était adressé à lui pour un valet de chambre de confiance, le sien ayant été retenu au Caire par une maladie assez grave au moment du départ. Il s'appelait Lefebvre, et était un vieux serviteur tout dévoué à son maître, comme durent l'être toutes les personnes qui ont connu le prince Eugène; car je ne crois pas qu'il ait jamais existé un homme meilleur, plus poli, plus rempli d'égards et même d'attentions pour les personnes qui lui ont été attachées. Carrat m'ayant donc dit que M. Eugène de Beauharnais désirait un jeune homme pour remplacer Lefebvre, et m'ayant proposé de prendre sa place, j'eus le bonheur de lui être présenté et de lui convenir. Il voulut même bien me dire, dès le premier jour, que ma physionomie lui plaisait beaucoup, et qu'il voulait que j'entrasse chez lui sur-le-champ. De mon côté, j'étais enchanté de cette condition, qui, je ne sais pourquoi, se présentait à mon imagination sous les plus riantes couleurs. J'allai sans perdre de temps chercher mon modeste bagage, et me voilà valet de chambre, par intérim, de M. de Beauharnais, ne pensant point que je serais un jour admis au service particulier du général Bonaparte, et encore moins que je deviendrais le premier valet de chambre d'un empereur.

2

Depuis j'ai été assez heureux pour lui faire obtenir de l'empereur, une place qu'il désirait pour retraite, ayant perdu l'usage de son bras droit.

3

Madame de Crigny fut depuis madame Denon.

Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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