Читать книгу Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour - Louis Constant Wairy - Страница 19
TOME PREMIER
MÉMOIRES DE CONSTANT
CHAPITRE XVIII
ОглавлениеPopularité de l'empereur à Boulogne.—Sa funeste obstination.—Fermeté de l'amiral Bruix.—La cravache de l'empereur et l'épée d'un amiral.—Exil injuste.—Tempête et naufrage.—Courage de l'empereur.—Les cadavres et le petit chapeau.—Moyen infaillible d'étouffer les murmures.—Le tambour sauvé sur sa caisse.—Dialogue entre deux matelots.—Faux embarquement.—Proclamation.—Colonne du camp de Boulogne.—Départ de l'empereur.—Comptes à régler.—Difficultés que fait l'empereur pour payer sa baraque.—Flatterie d'un créancier.—Le compte de l'ingénieur acquitté en rixdales et en frédérics.
À Boulogne, comme partout ailleurs, l'empereur savait se faire chérir par sa modération, sa justice et la grâce généreuse avec laquelle il reconnaissait les moindres services. Tous les habitans de Boulogne, tous les paysans des environs se seraient fait tuer pour lui. On se racontait les plus petites particularités qui lui étaient relatives. Un jour pourtant, sa conduite excita les plaintes, il fut injuste. Il fut généralement blâmé: son injustice avait causé tant de malheurs! Je vais rapporter ce triste événement dont je n'ai encore vu nulle part un récit fidèle.
Un matin, en montant à cheval, l'empereur annonça qu'il passerait en revue l'armée navale, et donna l'ordre de faire quitter aux bâtimens qui formaient la ligne d'embossage, leur position, ayant l'intention, disait-il, de passer la revue en pleine mer. Il partit avec Roustan pour sa promenade habituelle, et témoigna le désir que tout fût prêt pour son retour, dont il désigna l'heure. Tout le monde savait que le désir de l'empereur était sa volonté; on alla, pendant son absence, le transmettre à l'amiral Bruix, qui répondit avec un imperturbable sang-froid qu'il était bien fâché, mais que la revue n'aurait pas lieu ce jour-là. En conséquence, aucun bâtiment ne bougea.
De retour de sa promenade, l'empereur demanda si tout était prêt; on lui dit ce que l'amiral avait répondu. Il se fit répéter deux fois cette réponse, au ton de laquelle il n'était point habitué, et frappant du pied avec violence, il envoya chercher l'amiral, qui sur-le-champ se rendit auprès de lui.
L'empereur, au gré duquel l'amiral ne venait point assez vite, le rencontra à moitié chemin de sa baraque. L'état-major suivait Sa Majesté, et se rangea silencieusement autour d'elle. Ses yeux lançaient des éclairs.
«Monsieur l'amiral, dit l'empereur d'une voix altérée, pourquoi n'avez-vous point fait exécuter mes ordres?»
–«Sire, répondit avec une fermeté respectueuse l'amiral Bruix, une horrible tempête se prépare.... Votre Majesté peut le voir comme moi: veut-elle donc exposer inutilement la vie de tant de braves gens?» En effet, la pesanteur de l'atmosphère et le grondement sourd qui se faisait entendre au loin ne justifiaient que trop les craintes de l'amiral. «Monsieur, répond l'empereur de plus en plus irrité, j'ai donné des ordres; encore une fois, pourquoi ne les avez-vous point exécutés? Les conséquences me regardent seul. Obéissez!—Sire, je n'obéirai pas.—Monsieur, vous êtes un insolent!» Et l'empereur, qui tenait encore sa cravache à la main, s'avança sur l'amiral en faisant un geste menaçant. L'amiral Bruix recula d'un pas, et mettant la main sur la garde de son épée: «Sire! dit-il en pâlissant; prenez garde!» Tous les assistans étaient glacés d'effroi. L'empereur, quelque temps immobile, la main levée, attachait ses yeux sur l'amiral, qui, de son côté, conservait sa terrible attitude. Enfin, l'empereur jeta sa cravache à terre, M. Bruix lâcha le pommeau de son épée, et, la tête découverte, il attendit en silence le résultat de cette horrible scène.
«Monsieur le contre-amiral Magon, dit l'empereur, vous ferez exécuter à l'instant le mouvement que j'ai ordonné. Quant à vous, monsieur, continua-t-il en ramenant ses regards sur l'amiral Bruix, vous quitterez Boulogne dans les vingt-quatre heures, et vous vous retirerez en Hollande. Allez.» Sa Majesté s'éloigna aussitôt; quelques officiers, mais en bien petit nombre, serrèrent en partant la main que leur tendait l'amiral.
Cependant le contre-amiral Magon faisait faire à la flotte le mouvement fatal exigé par l'empereur. À peine les premières dispositions furent-elles prises, que la mer devint effrayante à voir. Le ciel, chargé de nuages noirs, était sillonné d'éclairs, le tonnerre grondait à chaque instant, et le vent rompait toutes les lignes. Enfin, ce qu'avait prévu l'amiral arriva, et la tempête la plus affreuse dispersa les bâtimens de manière à faire désespérer de leur salut. L'empereur, soucieux, la tête baissée, les bras croisés, se promenait sur la plage, quand tout-à-coup des cris terribles se firent entendre. Plus de vingt chaloupes canonnières chargées de soldats et de matelots venaient d'être jetées à la côte, et les malheureux qui les montaient, luttant contre les vagues furieuses, réclamaient des secours que personne n'osait leur porter. Profondément touché de ce spectacle, le cœur déchiré par les lamentations d'une foule immense que la tempête avait rassemblée sur les falaises et sur la plage, l'empereur, qui voyait ses généraux et officiers frissonner d'horreur autour de lui, voulut donner l'exemple du dévoûment, et malgré tous les efforts que l'on put faire pour le retenir, il se jeta dans une barque de sauvetage en disant: «Laissez-moi! laissez-moi! il faut qu'on les tire de là.» En un instant sa barque fut remplie d'eau. Les vagues passaient et repassaient par dessus, et l'empereur était inondé. Une lame encore plus forte que les autres faillit jeter Sa Majesté par dessus le bord, et son chapeau fut emporté dans le choc. Electrisés par tant de courage, officiers, soldats, marins et bourgeois se mirent, les uns à la nage, d'autres dans des chaloupes, pour essayer de porter du secours. Mais, hélas! on ne put sauver qu'un très-petit nombre des infortunés qui composaient l'équipage des canonnières, et le lendemain la mer rejeta sur le rivage plus de deux cents cadavres, avec le chapeau du vainqueur de Marengo.
Ce triste lendemain fut un jour de désolation pour Boulogne et pour le camp. Il n'était personne qui ne courût au rivage cherchant avec anxiété parmi les corps que les vagues amoncelaient. L'empereur gémissait de tant de malheurs, qu'intérieurement il ne pouvait sans doute manquer d'attribuer à son obstination. Des agens chargés d'or parcoururent par son ordre la ville et le camp, et arrêtèrent des murmures tout près d'éclater.
Ce jour-là, je vis un tambour, qui faisait partie de l'équipage des chaloupes naufragées, revenir sur sa caisse, comme sur un radeau. Le pauvre diable avait la cuisse cassée. Il était resté plus de douze heures dans cette horrible situation.
Pour en finir avec le camp de Boulogne, je raconterai ici ce qui ne se passa en effet qu'au mois d'août 1805, après le retour de l'empereur de son voyage et de son couronnement en Italie.
Soldats et matelots brûlaient d'impatience de s'embarquer pour l'Angleterre; le moment tant désiré n'arrivait pas. Tous les soirs on se disait: Demain il y aura bon vent, il fera du brouillard, nous partirons; et l'on s'endormait dans cet espoir. Le jour venait avec du soleil ou de la pluie.
Un soir pourtant que le vent favorable soufflait, j'entendis deux marins, causant ensemble sur le quai, se livrer à des conjectures sur l'avenir: «L'empereur fera bien de partir demain matin, disait l'un, il n'aura jamais un meilleur temps, il y aura sûrement de la brume.»—«Bah! disait l'autre, il n'y pense seulement pas; il y a plus de quinze jours que la flotte n'a bougé. On ne veut pas partir de sitôt.»—«Pourtant toutes les munitions sont à bord; avec un coup de sifflet, tout ça peut démarer.» On vint placer les sentinelles de nuit, et la conversation des vieux loups de mer en resta là. Mais j'eus lieu bientôt de reconnaître que leur expérience ne les avait pas trompés. En effet, sur les trois heures du matin, un léger brouillard se répandit sur la mer, qui était un peu houleuse; le vent de la veille commençait à souffler. Le jour venu, le brouillard s'épaissit de manière à cacher la flotte aux Anglais. Le silence le plus profond régnait partout. Aucune voile ennemie n'avait été signalée pendant la nuit, et comme l'avaient dit les marins, tout favorisait la descente.
À cinq heures du matin, des signaux partirent du sémaphore. En un clin-d'œil, tous les marins furent debout; le port retentit de cris de joie; on venait de recevoir l'ordre du départ! Tandis qu'on hissait les voiles, la générale battait dans les quatre camps. Elle faisait prendre les armes à toute l'armée, qui descendit précipitamment dans la ville, croyant à peine ce qu'elle venait d'entendre. «—Nous allons donc partir, disaient tous ces braves; nous allons donc dire deux mots à ces (....) d'Anglais!» Et le plaisir qui les agitait s'exprimait en acclamations qu'un roulement de tambour fit cesser. L'embarquement s'opéra dans un silence profond, avec un ordre que j'essayerais vainement de décrire. En sept heures, deux cent mille soldats furent à bord de la flotte; et, lorsqu'un peu après midi cette belle armée allait s'élancer au milieu des adieux et des vœux de toute la ville rassemblée sur les quais et sur les falaises, au moment où tous les soldats debout, et la tête découverte, se détachaient du sol français en criant: Vive l'empereur! un message arriva de la baraque impériale, qui fit débarquer et rentrer les troupes au camp. Une dépêche télégraphique reçue à l'instant même par Sa Majesté l'obligeait à donner une autre direction à ses troupes.
Les soldats retournèrent tristement dans leurs quartiers; quelques-uns témoignaient tout haut, et d'une manière fort énergique, le désappointement que leur causait cette espèce de mystification. Ils avaient toujours regardé le succès de l'entreprise contre l'Angleterre comme une chose de toute certitude, et se voir arrêté à l'instant du départ était à leurs yeux le plus grand malheur qui pût leur arriver.
Lorsque tout fut en ordre, l'empereur se rendit au camp de droite, et là, il prononça devant les troupes une proclamation que l'on porta dans les autres camps, et qui fut affichée partout. En voici à peu près la teneur:
«Braves soldats du camp de Boulogne!
«Vous n'irez point en Angleterre. L'or des Anglais a séduit l'empereur d'Autriche, qui vient de déclarer la guerre à la France. Son armée a rompu la ligne qu'il devait garder; la Bavière est envahie. Soldats! de nouveaux lauriers vous attendent au delà du Rhin; courons vaincre des ennemis que nous avons déjà vaincus.»
Des transports unanimes accueillirent cette proclamation. Tous les fronts s'éclaircirent. Il importait peu à ces hommes intrépides d'être conduits en Autriche ou en Angleterre. Ils avaient soif de combattre, on leur annonçait la guerre: tous leurs vœux étaient comblés.
Ce fut ainsi que s'évanouirent tous ces grands projets de descente en Angleterre, si long-temps mûris, si sagement combinés. Il n'est pas douteux aujourd'hui qu'avec du temps et de la persévérance, l'entreprise n'eût été couronnée du plus beau succès. Mais il ne devait pas en être ainsi.
Quelques régimens restèrent à Boulogne; et tandis que leurs frères écrasaient les Autrichiens, ils érigeaient sur la plage une colonne destinée à rappeler long-temps le souvenir de Napoléon, et de son immortelle armée.
Aussitôt après la proclamation dont je viens de parler, Sa Majesté donna l'ordre de préparer tout pour son prochain départ. Le grand maréchal du palais fut chargé de régler et de payer toutes les dépenses que l'empereur avait faites, ou qu'il avait fait faire pendant ses différens séjours; non sans lui recommander, selon son habitude, de prendre bien garde à ne rien payer de trop, ou de trop cher. Je crois avoir déjà dit que Sa Majesté était extrêmement économe pour tout ce qui la regardait personnellement, et que vingt francs lui faisaient peur à dépenser sans un but d'utilité bien direct.
Parmi beaucoup d'autres comptes à régler, le grand maréchal du palais reçut celui de M. Sordi, ingénieur des communications militaires, qui avait été chargé par lui des ornemens intérieurs et extérieurs de la baraque de Sa Majesté. Le compte s'élevait à une cinquantaine de mille francs. Le grand maréchal jeta les hauts cris à la vue de cet effrayant total; il ne voulut point régler le compte de M. Sordi, et le renvoya en lui disant qu'il ne pouvait autoriser le paiement sans avoir, au préalable, pris les ordres de l'empereur.
L'ingénieur se retira, après avoir assuré le grand maréchal qu'il n'avait surchargé aucun article et qu'il avait suivi pas à pas ses instructions.
Il ajouta que dans cet état de choses, il lui était impossible de faire la moindre réduction.
Le lendemain, M. Sordi reçut l'ordre de se rendre auprès de Sa Majesté.
L'empereur était dans la baraque, objet de la discussion: il avait sous les yeux, non pas le compte de l'ingénieur, mais une carte sur laquelle il suivait la marche future de son armée. M. Sordi vint et fut introduit par le général Cafarelli: la porte entr'ouverte permit au général, ainsi qu'à moi, d'entendre la conversation qui vint à s'établir. «Monsieur, dit Sa Majesté, vous avez dépensé beaucoup trop d'argent pour décorer cette misérable baraque: oui certainement, beaucoup trop.... Cinquante mille francs! y songez-vous, monsieur? mais c'est effrayant, cela. Je ne vous ferai pas payer.» L'ingénieur, interdit par cette brusque entrée en matière, ne sut d'abord que répondre. Heureusement l'empereur en rejetant les yeux sur la carte qu'il tenait déroulée, lui donna le temps de se remettre. Il répondit: «Sire, les nuages d'or qui forment le plafond de cette chambre (tout cela se passait dans la chambre du conseil), et qui entourent l'étoile tutélaire de Votre Majesté, ont coûté vingt mille francs, à la vérité. Mais si j'avais consulté le cœur de vos sujets, l'aigle impérial qui va foudroyer de nouveau les ennemis de la France et de votre trône, eût étendu ses ailes au milieu des diamans les pins rares.—C'est fort bien, répondit en riant l'empereur, c'est fort bien, mais je ne vous ferai point payer à présent, et puisque vous me dites que cet aigle qui coûte si cher doit foudroyer les Autrichiens, attendez qu'il l'ait fait, je paierai votre compte avec les rixdales de l'empereur d'Allemagne et les frédérics d'or du roi de Prusse.» Et Sa Majesté reprenant son compas, se mit à faire voyager l'armée sur la carte.
En effet, le compte de l'ingénieur ne fut soldé qu'après la bataille d'Austerlitz, et, comme l'avait dit l'empereur, en rixdales et en frédérics.