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TOME PREMIER
MÉMOIRES DE CONSTANT
CHAPITRE VI

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La machine infernale.—Le plus invalide des architectes.—L'heureux hasard.—Précipitation et retard également salutaires.—Hortense légèrement blessée.—Frayeur de madame Murat, et suites obligeantes.—Le cocher Germain.—D'où lui venait le nom de César.—Inexactitudes à son sujet.—Repas offert par cinq cents cochers de fiacre.—L'auteur à Feydeau, pendant l'explosion.—Frayeur.—Course sans chapeau.—Les factionnaires inflexibles.—Le premier consul rentre aux Tuileries.—Paroles du premier consul à Constant.—La garde consulaire.—La maison du premier consul mise en état de surveillance.—Fidélité à toute épreuve.—Les jacobins innocens et les royalistes coupables.—Grande revue.—Joie des soldats et du peuple.—La paix universelle.—Réjouissances publiques et fêtes improvisées.—Réception du corps diplomatique et de lord Cornwallis.—Luxe militaire.—Le diamant le Régent.

Le 3 nivôse an IX (21 décembre 1800), l'Opéra donnait, par ordre, la Création de Haydn, et le premier consul avait annoncé qu'il irait entendre, avec toute sa famille, ce magnifique oratorio. Il dîna ce jour-là avec madame Bonaparte, sa fille, et les généraux Rapp, Lauriston, Lannes et Berthier. Je me trouvai précisément de service; mais le premier consul allant à l'Opéra, je pensai que ma présence serait superflue au château, et je résolus d'aller de mon côté à Feydeau, dans la loge que madame Bonaparte nous accordait, et qui était placée sous la sienne. Après le dîner, que le premier consul expédia avec sa promptitude ordinaire, il se leva de table, suivi de ses officiers, excepté le général Rapp, qui resta avec mesdames Joséphine et Hortense. Sur les sept heures environ, le premier consul monta en voiture avec MM. Lannes, Berthier et Lauriston, pour se rendre à l'Opéra; arrivé au milieu de la rue Saint-Nicaise, le piquet qui précédait la voiture trouva le chemin barré par une charrette qui paraissait abandonnée, et sur laquelle un tonneau était fortement attaché avec des cordes; le chef de l'escorte fit ranger cette charrette le long des maisons, à droite, et le cocher du premier consul, que ce petit retard avait impatienté, poussa vigoureusement ses chevaux, qui partirent comme l'éclair. Il n'y avait pas deux secondes qu'ils étaient passés, lorsque le baril que portait la charrette éclata avec une explosion épouvantable. Des personnes de l'escorte et de la suite du premier consul, aucune ne fut tuée, mais plusieurs reçurent des blessures. Le sort de ceux qui, résidant ou passant dans la rue, se trouvèrent près de l'horrible machine, fut beaucoup plus triste encore; il en périt plus de vingt, et plus de soixante furent grièvement blessés. M. Trepsat, architecte, eut une cuisse cassée; le premier consul, par la suite, le décora et le fit architecte des Invalides, en lui disant qu'il y avait assez long-temps qu'il était le plus invalide des architectes. Tous les carreaux de vitre des Tuileries furent cassés; plusieurs maisons6 s'écroulèrent; toutes celles de la rue Saint-Nicaise et même quelques-unes des rues adjacentes furent fortement endommagées. Quelques débris volèrent jusque dans l'hôtel du consul Cambacérès. Les glaces de la voiture du premier consul tombèrent par morceaux.

Par le plus heureux hasard, les voitures de suite, qui devaient être immédiatement derrière celle du premier consul, se trouvaient assez loin en arrière, et voici pourquoi: madame Bonaparte, après le dîner, se fit apporter un schall pour aller à l'Opéra; lorsqu'on le lui présentait, le général Rapp en critiqua gaiement la couleur et l'engagea à en choisir un autre. Madame Bonaparte défendit son schall, et dit au général qu'il se connaissait autant à attaquer une toilette qu'elle-même à attaquer une redoute; cette discussion amicale continua quelque temps sur le même ton. Dans cet intervalle, le premier consul, qui n'attendait jamais, partit en avant, et les misérables assassins, auteurs du complot, mirent le feu à leur machine infernale. Que le cocher du premier consul eût été moins pressé et qu'il eût seulement tardé de deux secondes, c'en était fait de son maître; qu'au contraire madame Bonaparte se fut hâtée de suivre son époux, c'en était fait d'elle et de toute sa suite; ce fut en effet ce retard d'un instant qui lui sauva la vie ainsi qu'à sa fille, à sa belle-sœur madame Murat, et à toutes les personnes qui devaient les accompagner. La voiture où se trouvaient ces dames, au lieu d'être à la file de celle du premier consul, débouchait de la place du Carrousel, au moment où sauta la machine; les glaces en furent aussi brisées. Madame Bonaparte n'eut rien qu'une grande frayeur; mademoiselle Hortense fut légèrement blessée au visage, par un éclat de glace; madame Caroline Murat, qui se trouvait alors fort avancée dans sa grossesse, fut frappée d'une telle peur, qu'on fut obligé de la ramener au château; cette catastrophe influa même beaucoup sur la santé de l'enfant qu'elle portait dans son sein. On m'a dit que le prince Achille Murat est sujet encore aujourd'hui à de fréquentes attaques d'épilepsie. On sait que le premier consul poussa jusqu'à l'Opéra, où il fut reçu avec d'inexprimables acclamations, et que le calme peint sur sa physionomie contrastait fortement avec la pâleur et l'agitation de madame Bonaparte, qui avait tremblé non pas pour elle, mais pour lui.

Le cocher qui conduisit si heureusement le premier consul s'appelait Germain; il l'avait suivi en Égypte, et dans une échauffourée il avait tué de sa main un Arabe, sous les yeux du général en chef, qui, émerveillé de son courage, s'était écrié: «Diable, voilà un brave! c'est un César.» Le nom lui en était resté. On a prétendu que ce brave homme était ivre lors de l'explosion; c'est une erreur, que son adresse même dans cette circonstance dément d'une manière positive. Lorsque le premier consul, devenu empereur, sortait incognito dans Paris, c'était César qui conduisait, mais sans livrée. On trouve dans le Mémorial de Sainte-Hélène que l'empereur, parlant de César, dit qu'il était dans un état complet d'ivresse; qu'il avait pris la détonation pour un salut d'artillerie, et qu'il ne sut que le lendemain ce qui s'était passé. Tout cela est inexact, et l'empereur avait été mal informé sur le compte de son cocher. César mena très-vivement le premier consul, parce que celui-ci le lui avait recommandé, et parce qu'il avait cru, de son côté, son honneur intéressé à ne point être mis en retard par l'obstacle que la machine infernale lui avait opposé avant l'explosion. Le soir de l'événement, je vis César, qui était parfaitement récent et qui me raconta lui-même une partie des détails que je viens de donner. Quelques jours après, quatre ou cinq cents cochers de fiacre de Paris se cotisèrent pour le fêter, et lui offrirent un magnifique dîner, à 24 fr. par tête.

Pendant que l'infernal complot s'exécutait et coûtait la vie à un si grand nombre de citoyens innocents sans toutefois atteindre le but que les assassins s'étaient proposé, j'étais, comme je l'ai dit, au théâtre Feydeau, où je me préparais à savourer à loisir toute une soirée de liberté et le plaisir du spectacle, pour lequel j'ai eu toute ma vie une véritable passion; mais à peine m'étais-je installé carrément dans la loge, que tout à coup l'ouvreuse entra précipitamment et dans le plus grand désordre: «Monsieur Constant, s'écria-t-elle, on dit qu'on vient de faire sauter le premier consul; tout le monde a entendu un bruit épouvantable; on assure qu'il est mort.» Ces terribles mots sont pour moi comme un coup de foudre; ne sachant plus ce que je faisais, je me précipite dans l'escalier, et sans songer à prendre mon chapeau, je cours comme un fou vers le château. En traversant ainsi la rue Vivienne et le Palais-Royal, je n'y vis aucun mouvement extraordinaire; mais dans la rue Saint-Honoré le tumulte était extrême; je vis emporter sur des brancards quelques morts et quelques blessés que l'on avait d'abord retirés dans les maisons voisines de la rue Saint-Nicaise; mille groupes s'étaient formés; et il n'y avait qu'une voix pour maudire les auteurs encore inconnus de cet exécrable attentat. Mais les uns en accusaient les jacobins, qui, trois mois auparavant, avaient mis le poignard aux mains de Ceracchi, d'Aréna et de Topino-Lebrun; tandis que les autres, moins nombreux pourtant, nommaient les aristocrates, les royalistes comme seuls coupables de cette atrocité. Je n'eus pour prêter l'oreille à ces accusations diverses que le temps nécessaire pour percer une foule immense et serrée; dès que je le pus, je repris ma course, et en deux secondes je fus au Carrousel. Je m'élance au guichet, mais au même instant les deux factionnaires croisent la baïonnette sur ma poitrine. J'ai beau leur crier que je suis valet de chambre du premier consul, ma tête nue, mon air effaré, le désordre de toute ma personne et de mes idées, leur semblent suspects, et ils me refusent obstinément et fort énergiquement l'entrée; je les prie alors de faire demander le concierge du château; il arrive et je suis introduit, ou plutôt je me précipite dans le château, où j'apprends ce qui venait de se passer. Peu de temps après, le premier consul arriva, et il fut aussitôt entouré de tous ses officiers, de toute sa maison; il n'y avait âme présente qui ne fût dans la plus grande anxiété. Lorsque le premier consul descendit de voiture, il paraissait fort calme et souriait; il avait même comme de la gaieté. En entrant dans le vestibule, il dit à ses officiers, en se frottant les mains: «Eh bien, Messieurs, nous l'avons échappé belle!» Ceux-ci frémissaient d'indignation et de colère. Il entra ensuite dans le grand salon du rez-de-chaussée, où grand nombre de conseillers d'état et de fonctionnaires s'étaient déjà rassemblés; à peine avaient-ils commencé à lui adresser leur félicitations, qu'il prit la parole et sur un ton si éclatant, qu'on entendait sa voix hors du salon. On nous dit après ce conseil qu'il avait eu une vive altercation avec M. Fouché, ministre de la police, à qui il avait reproché son ignorance du complot, et qu'il avait hautement accusé les jacobins d'en être les auteurs.

Le soir, à son coucher, le premier consul me demanda en riant si j'avais eu peur. «Plus que vous, mon général» lui répondis-je; et je lui contai comment j'avais appris la fatale nouvelle à Feydeau, et comme quoi j'avais couru sans chapeau jusqu'au guichet du Carrousel, où les factionnaires avaient voulu s'opposer à mon passage. Il s'amusa des jurons et des épithètes peu flatteuses dont je lui dis qu'ils avaient accompagné leur défense, et finit par me dire: «Après tout, mon cher Constant, il ne faut pas leur en vouloir, ils ne faisaient qu'exécuter leur consigne. Ce sont de braves gens, et sur lesquels je puis compter.» Le fait est que la garde consulaire n'était pas moins dévouée à cette époque qu'elle ne l'a été depuis en recevant le nom de garde impériale. Au premier bruit du danger qu'avait couru le premier consul, tous les soldats de cette fidèle milice s'étaient spontanément réunis dans la cour des Tuileries.

Après cette funeste catastrophe, qui porta l'inquiétude dans toute la France et le deuil parmi tant de familles, toutes les polices furent activement employées à la recherche des auteurs du complot. La maison du premier consul fut tout d'abord mise en état de surveillance. Nous étions sans cesse espionnés, sans nous en douter. On savait toutes nos démarches, toutes nos visites, toutes nos allées et venues. On connaissait nos amis, nos liaisons, et on ne manquait pas d'avoir aussi l'œil ouvert sur eux. Mais tel était le dévouement de tous et de chacun à la personne du premier consul, telle était l'affection qu'il savait inspirer à ses entours, que nulle des personnes attachées à son service ne fut même un instant soupçonnée d'avoir trempé dans cet infâme attentat. Ni alors, ni dans aucune autre affaire de ce genre, les gens de sa maison ne se trouvèrent compromis, et jamais le nom du moindre des serviteurs de l'empereur ne s'est trouvé mêlé à des trames criminelles contre une vie si chère et si glorieuse.

Le ministre de la police soupçonnait les royalistes de cet attentat. Le premier consul n'en chargeait que la conscience des jacobins, déjà lourde, il faut l'avouer, de crimes aussi odieux. Cent trente des hommes les plus marquans de ce parti furent déportés sur de simples soupçons et sans forme de procédure. On sait que la découverte, le procès et l'exécution de Saint-Régent et Carbon, les vrais coupables, prouva que les conjectures du ministre étaient plus justes que celles du chef de l'état.

Le 4 nivôse, à midi, le premier consul passa une grande revue sur la place du Carrousel. Une foule innombrable de citoyens s'y étaient réunis pour le voir et lui témoigner leur affection pour sa personne et leur indignation contre des ennemis qui n'osaient l'attaquer que par des assassinats. À peine eut-il commencé à diriger son cheval vers la première ligne des grenadiers de la garde consulaire, que d'innombrables acclamations s'élevèrent de toutes parts. Il parcourut les rangs au pas et très-lentement, se montrant fort sensible et répondant par quelques saluts simples et affectueux à cette effusion de la joie populaire. Les cris de vive Bonaparte! vive le premier consul! ne cessèrent qu'après qu'il eut remonté dans ses appartemens.

Les conspirateurs qui s'obstinaient avec tant d'acharnement à attaquer les jours du premier consul n'auraient pu choisir une époque où les circonstances eussent été plus contraires à leurs projets qu'en 1800 et 1801; car alors on aimait le premier consul non-seulement pour ses hauts faits militaires, mais encore et surtout pour les espérances de paix qu'il donnait à la France. Ces espérances furent bientôt réalisées. Au premier bruit qui se répandit que la paix avait été conclue avec l'Autriche, la plupart des habitans de Paris se rendirent sous les fenêtres du pavillon de Flore. Des bénédictions, des cris de reconnaissance et de joie se firent entendre; puis des musiciens rassemblés pour donner une sérénade au chef de l'état finirent par se former en orchestres, et les danses durèrent toute la nuit. Je n'ai rien vu de plus singulier ni de plus gai que le coup d'œil de cette fête improvisée.

Lorsque, au mois d'octobre, la paix d'Amiens ayant été conclue avec l'Angleterre, la France se trouva délivrée de toutes les guerres qu'elle soutenait depuis tant d'années et au prix de tant de sacrifices, on ne saurait se faire une idée des transports qui éclatèrent de toutes parts. Les décrets qui ordonnaient soit le désarmement des vaisseaux de guerre, soit l'organisation des places fortes sur le pied de paix, étaient accueillis comme des gages de bonheur et de sécurité. Le jour de la réception de lord Cornwallis, ambassadeur d'Angleterre, le premier consul déploya la plus grande pompe. «Il faut, avait-il dit la veille, montrer à ces orgueilleux Bretons que nous ne sommes pas réduits à la besace.» Le fait est que les Anglais, avant de mettre le pied sur le continent français, s'étaient attendus à ne trouver partout que ruines, disette et misère. On leur avait peint la France entière sous le jour le plus triste, et ils s'étaient crus au moment de débarquer en Barbarie. Leur surprise fut extrême quand ils virent combien de maux le premier consul avait déjà réparés en si peu de temps, et toutes les améliorations qu'il se proposait d'opérer encore. Ils répandirent dans leur pays le bruit de ce qu'ils appelaient eux-mêmes les prodiges du premier consul, et des milliers de leurs compatriotes s'empressèrent devenir en juger parleurs propres yeux. Au moment où lord Cornwallis entra dans la grande salle des ambassadeurs, avec les personnes de sa suite, la vue de tous ces Anglais dut être frappée de l'aspect du premier consul, entouré de ses deux collègues, de tout le corps diplomatique et d'une cour militaire déjà brillante. Au milieu de tous ces riches uniformes, le sien était remarquable par sa simplicité; mais le diamant appelé le Régent, qui avait été mis en gage sous le directoire, et depuis quelques jours dégagé par le premier consul, étincelait à la garde de son épée.

6

Le préfet de police adressa aux consuls un rapport dans lequel, après avoir raconté les détails de cet événement affreux, il donnait la liste des morts et celle des blessés. La première était de huit individus; la seconde de vingt-huit.

«Quarante-six maisons, ajoute le rapport, sont extrêmement endommagées.

Le dégât des immeubles est estimé à la somme de 40,845 francs.

Celui des meubles à celle de 123,645 francs.

Les maisons nationales ne sont point comprises dans cette estimation.

Le cheval, les débris de la voiture et quelques parties des tonneaux ont été apportés à la préfecture.

Ces débris ont été scrupuleusement recueillis. L'on a pris avec le plus grand soin le signalement du cheval.»

M. Dubois avait cru devoir terminer son rapport par un compliment au premier consul, dans lequel il y a pourtant quelque chose de vrai: c'est que l'attentat du 3 nivôse avait redoublé l'attachement des Français pour le chef de l'état. Voici l'avant-dernière phrase du rapport:

«Dès les premiers momens de l'explosion, on a fait une enquête sur les lieux mêmes. Des déclarations furent reçues; et au milieu des cris que la douleur arrachait aux malheureuses victimes du plus atroce des attentats, le cœur put encore éprouver une sensation agréable: ces infortunés s'oubliaient pour ne penser qu'au premier consul: c'était pour lui qu'ils demandaient vengeance.»

Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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