Читать книгу Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour - Louis Constant Wairy - Страница 8
TOME PREMIER
MÉMOIRES DE CONSTANT
CHAPITRE VII
ОглавлениеLe roi d'Étrurie.—Madame de Montesson.—Le monarque peu travailleur.—Conversation à son sujet entre le premier et le second consul.—Un mot sur le retour des Bourbons.—Intelligence et conversation de don Louis.—Traits singuliers d'économie.—Présent de cent mille écus et gratification royale de six francs.—Dureté de don Louis envers ses gens.—Hauteur vis-à-vis d'un diplomate, et dégoût des occupations sérieuses.—Le roi d'Étrurie installé par le futur roi de Naples.—La reine d'Étrurie.—Son peu de goût pour la toilette.—Son bon sens.—Sa bonté.—Sa fidélité à remplir ses devoirs.—Fêtes magnifiques chez M. de Talleyrand.—Chez madame de Montesson.—À l'hôtel du ministre de l'intérieur, le jour anniversaire de la bataille de Marengo.—Départ de Leurs Majestés.
Au mois de mai 1801 arriva à Paris, pour de là se rendre dans son nouveau royaume, le prince de Toscane, don Louis Ier, que le premier consul venait de faire roi d'Étrurie. Il voyageait sous le nom de comte de Livourne, avec son épouse l'infante d'Espagne Marie-Louise, troisième fille de Charles IV. Malgré l'incognito que, d'après le titre modeste qu'il avait pris, il paraissait vouloir garder, peut-être à cause du peu d'éclat de sa petite cour, il fut aux Tuileries accueilli et traité en roi. Ce prince était d'une assez faible santé, et tombait, dit-on, du haut-mal. On l'avait logé à l'hôtel de l'ambassade d'Espagne, ancien hôtel Montesson, et il avait prié madame de Montesson, qui habitait l'hôtel voisin, de lui permettre de faire rétablir une communication condamnée depuis long-temps. Il se plaisait beaucoup, ainsi que la reine d'Étrurie, dans la société de cette dame, veuve du duc d'Orléans, et y passait presque tous les jours plusieurs heures de suite. Bourbon lui-même, il aimait sans doute à entendre tous les détails que pouvait lui donner sur les Bourbons de France une personne qui avait vécu à leur cour et dans l'intimité de leur famille, à laquelle elle tenait même par des liens qui, pour n'être point officiellement reconnus, n'en étaient pas moins légitimes et avoués. Madame Montesson recevait chez elle tout ce qu'il y avait de plus distingué à Paris. Elle avait réuni les débris des sociétés les plus recherchées autrefois, et que la révolution avait dispersées. Amie de madame Bonaparte, elle était aimée et vénérée par le premier consul, qui désirait que l'on pensât et que l'on dît du bien de lui dans le salon le plus noble et le plus élégant de la capitale. D'ailleurs il comptait sur les souvenirs et sur le ton exquis de cette dame pour établir dans son palais et dans sa société, dont il songeait dès lors à faire une cour, les usages et l'étiquette pratiqués chez les souverains.
Le roi d'Étrurie n'était pas un grand travailleur, et, sous ce rapport, il ne plaisait guère au premier consul, qui ne pouvait souffrir le désœuvrement. Je l'entendis un jour, dans une conversation avec son collègue M. Cambacérès, traiter fort sévèrement son royal protégé (absent, cela va sans dire). «Voilà un bon prince, disait-il, qui ne prend pas grand souci de ses très-chers et aimés sujets. Il passe son temps à caqueter avec de vieilles femmes, à qui il dit tout haut beaucoup de bien de moi, tandis qu'il gémit tout bas de devoir son élévation au chef de cette maudite république française. Cela ne s'occupe que de promenades, de chasse, de bals et de spectacles.—On prétend, observa M. Cambacérès, que vous avez voulu dégoûter les Français des rois en leur en montrant un tel échantillon, comme les Spartiates dégoûtaient leurs enfans de l'ivrognerie en leur faisant voir un esclave ivre.—Non pas, non pas, mon cher, repartit le premier consul; je n'ai point envie qu'on se dégoûte de la royauté; mais le séjour de sa majesté le roi d'Étrurie contrariera ce bon nombre d'honnêtes gens qui travaillent à faire revenir le goût des Bourbons.»
Don Louis ne méritait peut-être pas d'être traité avec tant de rigueur, quoiqu'il fût, il faut en convenir, doué de peu d'esprit, moins encore d'agrémens. Lorsqu'il dînait aux Tuileries, il ne répondait qu'avec embarras aux questions les plus simples que lui adressait le premier consul; hors la pluie et le beau temps, les chevaux, les chiens et autres sujets d'entretien de cette force, il n'était rien sur quoi il pût donner une réponse satisfaisante. La reine sa femme lui faisait souvent des signes pour le mettre sur la bonne voie, et lui soufflait même ce qu'il aurait dû dire ou faire; mais cela ne faisait que rendre plus choquant son défaut absolu de présence d'esprit. On s'égayait assez généralement à ses dépens, mais on avait soin pourtant de ne pas le faire en présence du premier consul, qui n'aurait point souffert que l'on manquât d'égards vis-à-vis d'un hôte à qui lui-même il en témoignait beaucoup. Ce qui donnait le plus matière aux plaisanteries dont le prince était l'objet, c'était son excessive économie; elle allait à un point véritablement inimaginable; on en citait mille traits, dont voici peut-être le plus curieux.
Le premier consul lui envoya plusieurs fois, durant son séjour, de magnifiques présens, des tapis de la Savonnerie, des étoffes de Lyon, des porcelaines de Sèvres; dans de telles occasions, Sa Majesté ne refusait rien, sinon de donner quelque légère gratification aux porteurs de tous ces objets précieux. On lui apporta, un jour, un vase du plus grand prix (il coûtait, je crois, cent mille écus); il fallut douze ouvriers pour le placer dans l'appartement du roi. Leur besogne finie, les ouvriers attendaient que Sa Majesté leur fît témoigner sa satisfaction, et ils se flattaient de lui voir déployer une générosité vraiment royale. Cependant le temps s'écoule, et ils ne voient point arriver la récompense espérée. Enfin ils s'adressent à un de messieurs les chambellans, et le prient de mettre leur juste réclamation aux pieds du roi d'Étrurie. Sa Majesté, qui n'avait pas encore cessé de s'extasier sur la beauté du cadeau et sur la magnificence du premier consul, fut on ne peut plus surprise d'une pareille demande. C'était un présent, disait-elle; donc elle avait à recevoir et non à donner. Ce ne fut qu'après bien des instances que le chambellan obtint pour chacun des ouvriers un écu de six francs, que ces braves gens refusèrent.
Les personnes de la suite du prince prétendaient qu'à cette aversion outrée pour la dépense il joignait une extrême sévérité à leur égard. Toutefois la première de ces deux dispositions portait probablement les gens du roi d'Étrurie à exagérer la seconde. Les maîtres par trop économes ne manquent jamais d'être jugés sévères, et en même temps sévèrement jugés, par leurs serviteurs. C'est peut-être (soit dit en passant) d'après quelque jugement de ce genre que s'est accrédité parmi de certaines personnes le bruit calomnieux qui représentait l'empereur comme pris souvent d'humeur de battre; et pourtant l'économie de l'empereur Napoléon n'était que l'amour de l'ordre le plus parfait dans les dépenses de sa maison. Ce qu'il y a de certain pour S. M. le roi d'Étrurie, c'est qu'il ne sentait pas au fond tout l'enthousiasme ni toute la reconnaissance qu'il témoignait au premier consul. Celui-ci en eut plus d'une preuve; voilà pour la sincérité. Quant au talent de gouverner et de régner, le premier consul dit à son lever à M. Cambacérès, dans ce même entretien dont j'ai tout à l'heure rapporté quelques mots, que l'ambassadeur d'Espagne se plaignait de la hauteur du prince à son égard, de sa complète ignorance, et du dégoût que lui inspirait toute espèce d'occupation sérieuse. Tel était le roi qui allait gouverner une partie de l'Italie. Ce fut le général Murat qui l'installa dans son royaume, sans se douter, selon toute apparence, qu'un trône lui était réservé, à lui-même, à quelques lieues de celui sur lequel il faisait asseoir don Louis.
La reine d'Étrurie était, au jugement du premier consul, plus fine et plus avisée que son auguste époux. Cette princesse ne brillait ni par la grâce ni par l'élégance; elle se faisait habiller dès le matin pour toute la journée, et se promenait dans son jardin, un diadème ou des fleurs sur la tête, et en robe à queue dont elle balayait le sable des allées. Le plus souvent aussi elle portait dans ses bras un de ses enfans encore dans les langes, et qui était sujet à tous les inconvéniens d'un maillot. On conçoit que, lorsque venait le soir, la toilette de sa majesté était un peu dérangée. De plus, elle était loin d'être jolie, et n'avait pas les manières qui convenaient à son rang. Mais, ce qui certainement faisait plus que compensation à tout cela, elle était très-bonne, très-aimée de ses gens, et remplissait avec scrupule tous ses devoirs d'épouse et de mère; aussi le premier consul, qui faisait si grand cas des vertus domestiques, professait-il pour elle la plus haute et la plus sincère estime.
Durant tout le mois que leurs majestés séjournèrent à Paris, ce ne fut qu'une suite de fêtes. M. de Talleyrand leur en offrit une à Neuilly d'une richesse et d'une splendeur admirables. J'étais de service, et j'y suivis le premier consul. Le château et le parc étaient illuminés d'une brillante profusion de verres de couleur. Il y eut d'abord un concert, à la fin duquel le fond de la salle fut enlevé comme un rideau de théâtre, et laissa voir la principale place de Florence, le palais ducal, une fontaine d'eau jaillissante, et des Toscans se livrant aux jeux et aux danses de leur pays, et chantant des couplets en l'honneur de leurs souverains. M. de Talleyrand vint prier leurs majestés de daigner se mêler à leurs sujets; et à peine eurent-elles mis le pied dans le jardin qu'elles se trouvèrent comme dans un lieu de féerie: les bombes lumineuses, les fusées, les feux du Bengale éclatèrent en tous sens et sous toutes les formes; des colonnades des arcs de triomphe et des palais de flammes s'élevaient, s'éclipsaient et se succédaient sans relâche. Plusieurs tables furent servies dans les appartemens, dans les jardins, et tous les spectateurs purent successivement s'y asseoir. Enfin un bal magnifique couronna dignement cette soirée d'en chantemens; il fut ouvert par le roi d'Étrurie et madame Leclerc (Pauline Borghèse).
Madame de Montesson offrit aussi à leurs majestés un bal auquel assista toute la famille du premier consul. Mais de tous ces divertissemens celui dont j'ai le mieux gardé souvenir est la soirée véritablement merveilleuse que donna M. Chaptal, ministre de l'intérieur. Le jour qu'il choisit était le 14 juin, anniversaire de la bataille de Marengo. Après le concert, le spectacle, le bal, et une nouvelle représentation de la ville et des habitans de Florence, un splendide souper fut servi dans le jardin, sous des tentes militaires, décorées de drapeaux, de faisceaux d'armes et de trophées. Chaque dame était accompagnée et servie à table par un officier en uniforme. Lorsque le roi et la reine d'Étrurie sortirent de leur tente, un ballon fut lancé, qui emporta dans les airs le nom de Marengo en lettres de feu.
Leurs majestés voulurent visiter, avant de partir, les principaux établissemens publics. Elles allèrent au conservatoire de musique, à une séance de l'Institut, à laquelle elles n'eurent pas l'air de comprendre grand'chose, et à la Monnaie, où une médaille fut frappée en leur honneur. M. Chaptal reçut les remercîmens de la reine pour la manière dont il avait accueilli et traité les nobles hôtes, comme savant à l'Institut, comme ministre dans son hôtel, et dans les visites qu'ils avaient faites dans divers établissemens de la capitale. La veille de son départ, le roi eut un long entretien secret avec le premier consul. Je ne sais ce qui s'y passa; mais, en en sortant, ils n'avaient l'air satisfaits ni l'un ni l'autre. Toutefois leurs majestés durent emporter, au total, la plus favorable idée de l'accueil qui leur avait été fait.