Читать книгу Dictionnaire critique et raisonné du langage vicieux ou réputé vicieux - Louis Platt de Concarneau - Страница 3
PRÉFACE.
ОглавлениеS’il est une étude d’une indispensable nécessité c’est bien certainement celle de la langue maternelle. Les meilleurs esprits en ont toujours proclamé la haute importance.
Et cependant, que de gens ne voyons-nous pas tous les jours chercher à faire étalage de science littéraire, à qui nous pourrions avec raison adresser le reproche d’ignorer les rudimens de cette science: la grammaire. Hommes imprévoyans, ils veulent élever l’édifice de leur renommée, sans avoir songé à sa base! Ils ambitionnent notre admiration, et ils n’ont pas su prendre le soin d’éviter d’abord le ridicule, qui, sur notre moqueuse terre de France, fait des blessures dont on guérit si rarement. Oui, tout homme qui estropiera la grammaire, ne devra jamais se flatter d’exercer une grande influence intellectuelle sur ses concitoyens. Il verra, avec amertume, malgré toute son éloquence, le rire dédaigneux effleurer les lèvres de ses lecteurs ou de ses auditeurs, et détruire peut-être le germe d’une pensée utile ou généreuse, qui, ornée d’une phrase correcte, eût laissé un ineffaçable et fécond souvenir. Cet homme dira sans doute que notre futilité nous fait en cette circonstance sacrifier l’accessoire au principal, la grammaire n’étant réellement autre chose que l’art de présenter les idées; et cet homme n’aura pas tout-à-fait tort. Mais ne pourrait-on pas aussi lui répondre: en thèse générale, l’homme seul qui a fait des études est apte à instruire ses semblables, parce que ces études ont dû lui donner de bonne heure l’habitude de la réflexion. Or, quelles études avez-vous donc faites, vous qui ne savez même pas vous exprimer correctement dans la langue de votre pays? Vous avez une science spéciale, direz-vous, entièrement en dehors des connaissances grammaticales. D’accord; soyez même un homme de génie, nous n’y voyons pas d’obstacle, mais vous n’en aurez pas moins établi contre vous une prévention fâcheuse qui aura frappé votre carrière, à son début, d’un coup dont elle pourra se ressentir toujours; car malgré les plaisanteries dont on poursuit quelquefois les grammairiens, ne dit-on pas tous les jours, en parlant de quelqu’un dont on veut caractériser l’ignorance: Il ne sait même pas le français! Humiliante réflexion! qui, au reste, ne paraît pas exercer une grande influence sur bon nombre de nos auteurs contemporains, qui, se croyant bien vengés en rendant mépris pour mépris, s’écrient emphatiquement: L’étude de la grammaire dessèche l’esprit! Eh! messieurs, soyez plus francs; dites donc que la paresse vous empêche de vous livrer à un travail qui vous paraît d’ailleurs inutile, parce que l’argent des désœuvrés, seul objet de vos frivoles et éphémères travaux, arrive malgré cela dans votre bourse, ou bien convenez que vous cédez à la honte d’apprendre dans un âge mûr ce que vous eussiez dû savoir à votre entrée dans le monde. De bonne foi, croyez-vous que la grammaire ait desséché l’esprit de La Fontaine, qui se plaisait tant à la discuter, de Boileau, qui l’avait étudiée d’une manière si approfondie; de Voltaire, qui s’en est si souvent occupé dans ses ouvrages; de Dumarsais, qui en avait fait l’objet des investigations habituelles de son esprit, et qui cependant écrivait sur des matières philosophiques avec tant de puissance de raisonnement et de chaleur entraînante; de Malherbes, qui nous a laissé des commentaires estimés sur Desportes; de Marmontel, de Condillac, qui ont fait chacun une grammaire, etc.; et, parmi nos contemporains, MM. Ch. Pougens, Raynouard, Ch. Nodier, etc., n’ont-ils donc pas prouvé que l’imagination la plus riche pouvait parfaitement s’allier à l’érudition grammaticale. La grammaire dessèche l’esprit! Telle a été jusqu’à présent la sotte excuse mise en avant par les écrivains ignorans à qui la critique reprochait leurs solécismes ou leurs barbarismes. Nous venons de prouver combien cette assertion est fausse, et nous pensons qu’on ne doit réellement voir, dans tout littérateur incorrect, qu’un écolier qu’il faut renvoyer sur les bancs de l’école qu’il a quittés prématurément. Apprenez, lui dirons-nous, la langue universelle que les étrangers étudient avec tant d’ardeur; la langue que les Racine, les Boileau, les Montesquieu, les Buffon, les Voltaire, ont approfondie sans en devenir plus secs; apprenez-la en lisant leurs ouvrages, et si, après avoir achevé cette étude, il se trouve que votre esprit, desséché dans cet intervalle, ne vous permette pas d’aller plus loin dans la carrière littéraire, résignez-vous au silence. Ce sera sans doute un malheur pour vous, comme c’en est un pour le propriétaire du champ qu’une première récolte a épuisé. Mais qu’y faire? le public ne manquera pas pour cela d’auteurs qui, tout en étudiant leur langue avec tout le soin qu’elle exige, sauront encore après trouver dans leur génie, ou les grandes pensées qui instruisent, ou les récits animés et gracieux qui amusent, et qui, pour être rendus avec correction, n’en seront certainement pas plus dédaignés par personne.
Ces réflexions, nous les avons faites de bonne heure, et c’est, pénétré de leur importance, que nous nous sommes livré aux études grammaticales, par raison d’abord, ensuite par état, et enfin, nous aurons le courage de l’avouer, par pur amusement. Mais que de peines n’avons-nous pas quelquefois éprouvées pour résoudre des questions assez importantes qui se présentaient à notre esprit! Que de fois, après avoir feuilleté minutieusement un grand nombre d’ouvrages spéciaux, n’avons-nous pas été douloureusement obligé d’ajourner la solution de nos problèmes! Oh! que nous eussions alors accepté avec reconnaissance un livre qui, consciencieusement fait, concis et peu coûteux, eût abrégé nos études et ménagé notre bourse! Mais il n’existait pas; et c’est en mémoire de notre temps perdu dans des recherches longues, pénibles et souvent stériles, et dans le but d’en affranchir ceux qui désirent étudier particulièrement leur langue, que nous nous sommes décidé à publier le travail que nous offrons aujourd’hui au public.
Plusieurs ouvrages, se proposant le même but que le nôtre, ont déjà paru à différentes époques; aucun de ces ouvrages, esprit de rivalité à part, ne nous a semblé tout-à-fait satisfaisant. Voilà pourquoi nous écrivons. Il n’est pas, bien entendu, question ici du Dictionnaire des Difficultés de la langue française, par Laveaux. Peu de livres de grammaire ont mérité et obtenu autant d’estime que celui-là. L’auteur a su, par d’immenses recherches, présenter en un seul faisceau les remarques les plus judicieuses éparses dans une foule de traités, dédale obscur où peut seul pénétrer avec fruit le compilateur patient et instruit. Mais l’érudition n’a pas été le seul mérite du laborieux écrivain que nous venons de citer. Un jugement sain, un esprit délicat, l’ont presque toujours guidé dans le choix de ses matériaux, et au lieu de faire comme la plus grande partie des grammairiens, ou plutôt des grammatistes, selon l’expression de Dumarsais (Encycl. méth., art. Grammaire), qui se sont spécialement occupés de l’orthologie, un recueil d’observations que le goût n’a certainement pas discutées, Laveaux a fait un travail presque complet dans son genre, et surtout un travail consciencieux. Ce n’est donc pas avec la prétention de refaire son ouvrage que nous avons écrit, c’est uniquement pour suppléer à ce qu’il a omis, parce que cela n’entrait pas tout-à-fait dans son plan. Nous voulons en un mot faire le contraire de ce qu’il a fait. Laveaux a dit ce qu’on doit dire; nous dirons, nous, ce qu’on ne doit pas dire. Laveaux s’est adressé aux gens déjà instruits, aux gens que le désir d’apprendre ne détourne pas de la lecture ardue d’un long article de grammaire en petit-texte, et à deux colonnes; nous, au contraire, nous écrivons généralement pour les gens peu instruits (et qu’on ne s’y trompe pas, cette désignation comprend également des gens de toutes les classes de la société), pour ceux qu’une lecture de quelques minutes, sur un sujet grammatical, fatiguerait bientôt, qui veulent de l’instruction, mais de l’instruction mâchée, pour ainsi dire, et qui désirent, en consultant le livre qu’ils auront choisi pour guide, pouvoir trouver le mot qu’ils cherchent, orthographié comme ils ont l’habitude de l’orthographier (ou plutôt de le cacographier), et, de plus, une opinion succinctement émise sur la valeur de ce mot.
Nous avons eu, en relevant les fautes de langage, un double écueil à éviter. Signalons-nous une locution que les gens instruits reconnaissent tous pour vicieuse, comme il a s’agi, il s’est en allé, c’est une somme conséquente, ces gens s’écrient aussitôt: Mais personne ne dit cela. Signalons-nous, au contraire, une expression mauvaise, mais usitée généralement, comme demander des excuses, observer à quelqu’un, se rappeler d’une chose, vessicatoire, etc., ces mêmes gens nous disent alors: Mais tout le monde dit cela! Malheureusement les gens peu instruits sont précisément les plus nombreux; c’est donc à eux que nous avons dû nous adresser. Dans le but de leur être utile, nous ne nous sommes pas arrêté aux objections que quelques expériences déjà tentées nous ont fait juger devoir s’élever, et nous avons poursuivi notre tâche en frondant également et les locutions, sinon positivement triviales, du moins voisines de la trivialité, et celles qui, plus ambitieuses, se sont glissées dans la bonne compagnie, au barreau, à la tribune nationale, et ont même su trouver la protection de noms littéraires bien connus, malgré le vice dont elles étaient entachées. Et pouvions-nous procéder autrement? Était-il même possible que notre livre ne s’adressât pas à tout le monde? Comment faire un ouvrage dont le degré de science fût à la portée du degré d’instruction de chaque lecteur? Il est certain que, si telle personne le trouve trop savant pour elle, telle autre ne le trouvera pas assez. Placé dans cette alternative de blâme, nous avons pensé que, puisqu’il nous était absolument impossible de l’éviter, nos efforts ne devaient désormais tendre qu’au plus d’utilité générale, et dès lors nous nous sommes décidé à signaler toutes les locutions vicieuses usitées par les différentes classes de la société. Toutefois il est un reproche que nous n’avons pas voulu encourir justement, c’est celui de nous appesantir sur des fautes tellement grossières, qu’elles ne puissent être faites que par des personnes absolument privées de toute instruction, et ce n’est effectivement pas pour ces personnes-là que nous avons écrit. Quand nous avons relevé ces fautes-là, ce n’a été qu’en courant, pour ainsi dire.
Nous affirmons, du reste, que les fautes les plus graves que nous ayons signalées, ont été faites devant nous, dans le cours de plusieurs années, consacrées aux observations dont nous publions aujourd’hui le résultat, par des personnes passablement lettrées, ou qui du moins paraissaient l’être.
Nous avons eu lieu de faire à ce sujet une remarque qui ne sera pas, nous le pensons, dépourvue d’intérêt pour quelques-uns de nos lecteurs; c’est que presque toutes les fautes que fait aujourd’hui la partie la plus ignorante du peuple, et que les compilateurs de locutions vicieuses traitent dédaigneusement de barbarismes ou de solécismes, sont tout bonnement des archaïsmes; c’est-à-dire que cette partie du peuple qui se trouve, pour ainsi dire, hors la loi grammaticale, a fait subir à la langue beaucoup moins d’altérations que l’autre partie qui possède l’instruction. Le bas langage est en effet plein de mots qui appartiennent au vieux français, et qui nous font rire lorsque nous les entendons prononcer, parce que notre manque de lecture des anciens auteurs ne nous permet de voir dans ces expressions que des mutilations ridicules, où, plus instruits, nous retrouverions des débris de notre vieil idiôme. Il arrive par là qu’en croyant rire de la bêtise de nos concitoyens illettrés, ce qui n’est pas fort généreux, nous ne faisons, le plus souvent, que nous moquer de nos aïeux, ce qui n’est pas trop bienséant.
Nous avons si souvent mis à contribution les écrits de nos meilleurs philologues modernes, que nous nous faisons un devoir et un plaisir de leur offrir ici notre tribut de profonde reconnaissance. Notre livre n’étant après tout qu’une compilation, nous n’avons pas eu le sot amour-propre de ne donner à nos lecteurs que des articles rédigés par nous. Toutes les fois qu’une opinion nous a paru bien motivée et bien rendue, nous n’avons jamais hésité à en faire usage, en prenant constamment le soin scrupuleux, et nous ajouterons fort rare chez nos confrères, d’accoler au passage emprunté le nom de son auteur. Nos lecteurs ne pourront certainement que gagner à cela, puisque, de cette manière, ce sera presque toujours de nos plus savans grammairiens qu’ils recevront des leçons.
Il nous reste maintenant à dire un mot sur l’esprit philosophique de notre ouvrage; c’est celui du progrès, mais d’un progrès bien entendu, c’est-à-dire judicieux et graduel, et qui ne ressemble nullement à celui qu’un grammairien de beaucoup de mérite d’ailleurs a naguère tenté sans succès. La société ne court heureusement aucun danger par les retards apportés à la réforme de l’édifice grammatical. Rien ne nous presse; hâtons-nous donc lentement, mais au moins travaillons-y, et n’imitons pas ces grammairiens qui,
Au char de la Raison, attelés par derrière,
font tous leurs efforts pour nous maintenir dans un chaos qui leur est sans doute nécessaire pour briller du seul éclat qu’ils puissent jamais espérer: celui de l’érudition, et qui sentent fort bien que leurs facultés intellectuelles ne sont pas destinées à s’élever au-dessus de la mémoire. Ce sont ces grammairiens qui jadis proclamaient qu’on devait prononcer aneau, manger un quartier d’aneau, lorsqu’il est question de la viande de l’animal mort, et agneau seulement lorsqu’on parle de l’animal vivant; qu’on devait prononcer froid, froa, dans le style soutenu, et frè, dans le style familier; qui, aujourd’hui, veulent qu’on écrive verd par un d, quand ce mot a rapport à l’agriculture, et par un t, quand il n’y a pas rapport, et qui s’efforcent de nous faire dire un froid automne, parce que l’adjectif est avant le substantif, et une automne froide, parce que l’adjectif est après. Faire justice de pareilles niaiseries nous a semblé une chose si naturelle, que nous ne nous sommes même pas arrêté à la pensée que personne de sensé pourrait nous en adresser le moindre reproche.
Les grammairiens modernes, vraiment dignes de ce nom, ont tous adopté déjà cet esprit de réforme auquel nous avouerons que nous nous sommes laissé aller avec d’autant plus de plaisir, que, cette voie ayant été frayée par de grands talens, nous n’avons pas craint de nous y égarer. C’est, dit-on, dans cet esprit qu’est conçue la rédaction du Dictionnaire que l’Académie va bientôt livrer à notre impatiente curiosité. Heureux gouvernement que celui des lettres, où les chefs sont aussi les sincères partisans des réformes!