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VII

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Table des matières

J'allai avec Gaston, et je retournai seul, chez la marquise de

Chavanges.

J'acquis par moi-même la preuve de ce que mon ami m'avait affirmé.

La grand'mère avait augmenté d'un nom la liste des prétendants, et Reine acceptait, avec son indifférence habituelle, ce soupirant de plus à écouter, à éconduire.

Avec indifférence? non. Avec curiosité? à coup sûr. Avec dédain? peut-être.

En effet, les regards de la jeune fille, vagues et d'une politesse égale pour tout le monde, se concentraient et se durcissaient, quand je la saluais.

Elle ne me disait rien de désagréable; au contraire; sa façon de parler, rieuse, étourdie, libre, se calmait, se contraignait, pour m'interroger ou me répondre. Il y avait dans ses moindres mots une bonne volonté polie; mais le regard trahissait la méfiance.

Je tirais de cette attitude une raison d'espérer, autant qu'une raison de craindre. Ce qui se montrait de sérieux et de grave m'enchantait et prouvait bien que cette jeune fille pouvait devenir une femme sérieuse. Mais ce qui se laissait voir de gracieux en elle n'était que l'effort de sa pitié pour mieux voiler son dédain, son antipathie…

Ah! c'était bien l'amour qui était entré en moi, puisque la douleur y était entrée aussitôt. J'aimais cette douleur et j'attisais cet amour lointain, immense, jaloux, muet…

Ces dames quittèrent Paris pour le château de Chavanges, un mois après notre première rencontre. On ne m'invita pas directement à une visite; mais Gaston, vers l'époque des chasses, ayant reçu un petit mot de la marquise, me le montra. J'étais, en post-scriptum, prié d'accompagner mon ami.

—L'idée de m'avoir pour tuer son gibier vient de la marquise, me dit

Gaston; l'idée de te voir à Chavanges vient de Reine, j'en suis sûr.

C'est elle qui a dicté le post-scriptum.

Le cœur me battit bien fort à cette remarque. Quand mon ami me donnait une espérance, je le croyais sincère. Peut-être se moquait-il de moi, cependant. Mais je pensais que l'ironie est, pour certaines natures, une façon involontaire de céder à la vérité…

Je partis avec Gaston.

Nous n'étions pas les seuls hôtes de Chavanges. La marquise, moins par sentiment de convenance que pour avoir plus de bruit autour d'elle, invitait des amis de tous les âges. Seulement, elle n'acceptait que des vieilles femmes de son caractère, voulant que Reine exerçât sans lutte et despotiquement, tout son pouvoir.

Le château de la marquise, situé dans les Ardennes, en avant d'une belle forêt, et en amphithéâtre au-dessus de la Meuse, était très gai, de face, quand on y arrivait par une belle avenue; quand on voyait rire le soleil dans les grandes fenêtres à petites vitres et étinceler les toits en ardoises. Mais il était sévère et un peu triste, quand on sortait par l'autre côté, pour entrer dans le parc qui montait vers la forêt. Une vaste pièce d'eau, carrée, s'encadrant comme un miroir dans une pelouse assombrie par l'ombre projetée de la maison, rappelait la pièce d'eau du château paternel. C'était une cause de plus d'attendrissement. Seulement, comme cette pièce d'eau était plus élevée que la cour d'honneur, dépavée et plantée de massifs, située entre la façade et la grille d'entrée, elle alimentait un jet d'eau, figuré par un grand cygne battant de l'aile et tendant le cou au ciel, au milieu d'un bassin.

L'architecture du château était double et l'édifice avait deux masques. Le visage qui faisait accueil aux arrivants était une sorte de corps avancé, construit, enjolivé et signé par le dix-huitième siècle. Il s'adossait à une bâtisse du temps de Louis XIII dont la face avait disparu, et dont le péristyle servait de décor à un vestibule intérieur traversant le château dans sa largeur.

La marquise habitait naturellement la partie ensoleillée du dix-huitième siècle; les hôtes avaient pour horizon la forêt à l'arrière-plan, un bout de parc sévère au-dessous de leurs fenêtres, et des roses à droite et à gauche. Reine était logée de ce côté, dans la partie pompadour encore, mais qui rejoignait celle du dix-septième siècle. Une haute bibliothèque, boisée comme une sacristie, salle de dessin, de musique, ayant, parmi trois portes, une qui communiquait avec l'appartement de Reine, servait de transition et de transaction entre les deux époques.

Quand j'eus pris mes habitudes dans le château, cette pièce douce et fraîche m'attirait souvent.

Puisque la chasse était le prétexte de ces invitations, on faisait, bon gré, mal gré, de grandes parties en forêt.

La marquise avait une espèce de meute. Elle avait soin surtout d'utiliser les chasseurs des environs. Elle invitait les chevaux en même temps que les cavaliers. Nous étions venus de Paris, Gaston et moi, chacun avec notre cheval.

Mais si j'aimais à Paris une promenade matinale, solitaire, au bois de Boulogne, je n'aimais guère à Chavanges ces courses furieuses qui secouaient la pensée, la torturaient, sans l'empêcher d'agir.

Quand Reine n'était pas de la chasse, je n'en étais pas longtemps. Je désertais, d'abord avec timidité, puis au bout de quinze jours avec audace; je revenais hardiment au château, espérant la rencontrer seule, la voir, m'enhardir à lui parler simplement, sans les éclats de rire qui entrecoupaient toujours les conversations, aux heures où tous les invités étaient réunis, à établir entre nous une intimité d'amis, qui résistait à mon grand désir et qui me semblait, tour à tour, souhaitée ou redoutée par elle.

Mais toute ma hardiesse consistait dans cette désertion de la chasse. Arrivé au château, si je la rencontrais, je cherchais des excuses, sans donner la raison vraie de mon retour.

Elle paraissait étonnée de ma désertion, m'en raillait, se refusait à empêcher le repos que j'étais venu chercher, ne me laissait pas bénéficier une minute du tête-à-tête paisible que je m'étais ménagé, ou bien, paraissant tout à coup me deviner, me donnait, en riant, un rendez-vous pour le lendemain, à la chasse, où elle irait, afin de m'empêcher de m'y ennuyer.

Ces jours-là, elle affectait de me retenir auprès d'elle; mais c'était pour m'emmener, au grand galop, à travers la forêt, ne me laissant pas le temps de lui dire un mot dans les haltes rapides que nous faisions, se fatiguant avec une sorte de colère contre elle-même; puis, au plus beau moment de son exaltation d'écuyère, tournant bride, cherchant à rejoindre les chasseurs, les dissuadant de continuer, proposant une course à fond de train jusqu'au château et galopant à la tête de cette meute d'hommes déchaînés qui criaient, hurlaient, jouaient des fanfares et faisaient se pâmer d'aise la vieille marquise, assise sur le perron du château, du côté Louis XIII, et souriant au seul tapage qu'elle pût encore provoquer.

Au retour, après un baiser qui effleurait les rides de sa grand'mère, Reine allait s'enfermer dans sa chambre, en traversant la bibliothèque; souvent, quelques instants après elle, j'y allais prendre un livre que je ne lisais pas, mais pour m'accouder à l'angle d'une table et regarder sur le parquet la petite trace, l'esquisse des contours, que son pied nerveux faisait avec la poussière de la forêt, en marchant vivement, nerveusement, en frappant le plancher.

Elle ne sortait de chez elle qu'à l'heure du dîner, fatiguée de son repos, presque maussade, presque triste, plus belle sous ce voile de gravité descendu sur sa mutinerie.

Dans la soirée, si la marquise ne restait pas dehors, pendant que les hommes fumaient dans les allées du parc, Reine se mettait au piano, déchiffrait de la musique difficile, s'oubliait à la bien jouer.

Elle avait une belle voix: elle se laissait aller à chanter des notes sans paroles. Mais, dès qu'elle s'apercevait qu'on l'écoutait avec attention, avec émotion, elle fermait bruyamment le piano, à moins qu'elle ne proposât un chœur comique, grotesque, dans lequel chacun faisait sa partie, et la journée folle qui n'avait eu qu'un intervalle de raison, s'achevait par cette folie.

Ces caprices me tourmentaient comme des symptômes de douleur.

D'un autre côté, cette liberté de paroles, d'attitude de cette belle jeune fille, qui m'avait surpris à notre première rencontre, m'effrayait. Je redoutais toujours que la gaieté ne fît éclore un mot équivoque dans cette réunion d'hommes provoqués à rire. Mais mademoiselle de Chavanges n'était hardie que parce qu'elle se savait forte de sa volonté. Si un mot trivial, emprunté à l'argot des théâtres, échappait à quelque étourdi, elle se redressait, rougissait d'un peu de dépit, plutôt que de honte, et, d'un ton bref, de commandement, avec un geste précis, comme si elle eût donné de la cravache sur les doigts de l'impertinent, elle le mettait à sa place et le réduisait au silence.

Entre jeunes gens, le soir, quand invités par un beau clair de lune, nous prolongions la veillée plus tard que ces dames, dans le jardin, on parlait de Reine de Chavanges; on essayait d'expliquer son caractère. Moi, je me taisais ou je me récusais. Gaston disait toujours:

—C'est une bonne fille qui s'ennuie et que nous n'amusons pas.

C'était le jugement le plus favorable; je l'acceptais. Personne n'avouait qu'il était disposé à l'aimer, parmi tous ces soupirants empressés à la recevoir pour femme.

Quelques-uns la trouvaient folle, coquette, et ceux qui se retenaient de dire des inconvenances devant elle, se dédommageaient, en en disant à propos d'elle.

Combien de fois ne fus-je pas tenté de bondir, de menacer, ou de souffleter même celui qui la calomniait si lâchement? Mais ces lâchetés-là n'avaient prise sur personne; on les tolérait comme les badinages nécessaires entre hommes.

Je rentrais furieux, rugissant dans ma chambre; je passais la nuit à étouffer ma colère, à retourner dans tous les sens le problème que je me donnais à résoudre, d'amener à la simplicité, à la tranquillité, à l'apaisement vrai, à une franchise moins intermittente et moins brutale, cette enfant isolée dans un milieu mesquin, qui avait sans doute peur du monde, qui le narguait, ne sachant comment le dominer, le piétiner définitivement et s'en affranchir.

Le lendemain, je retournais écouter les méchancetés qu'on débitait sur son compte; j'en nourrissais ma piété; je voulais en faire des moyens de la connaître mieux, en la défendant contre des exagérations grossières. Il était si visible qu'on la méconnaissait, que ces vilenies me faisaient mépriser mes camarades, sans entamer l'estime que je voulais garder pour elle.

J'ai dit que personne entre nous ne se posait en amoureux, et que cela n'empêchait pas de se poser en prétendant. Il fallait bien alors, devant mademoiselle de Chavanges, affecter des petites attentions, prendre des airs de soupirant.

Elle riait, démasquait la tactique, et avec une autorité de femme, singulière dans une si jeune fille, elle dénonçait tout haut à nos châtiments le félon qui rompait le pacte de bonne camaraderie.

Je me serais bien gardé de jouer un pareil jeu avec elle, quand même il n'eût pas répugné à mon caractère. Je l'aimais trop. Je l'observais, mais je m'observais moi-même, et rien ne me ravissait plus que quand, dans le salon, ou à la promenade, n'étant pas assez empressé pour lui rendre un petit service, lui cueillir une rose qu'elle ne pouvait détacher de la branche, lui avancer un siège de jardin, elle me disait:

—Savez-vous, monsieur d'Altenbourg, que vous n'êtes pas galant?

Elle avait un bon sourire de sœur indulgente qui paraissait me remercier de ce que je méritais ce reproche de sa part, et quand la familiarité amena la substitution de mon prénom à mon nom de famille, quand elle m'appela Louis, tout court, je me crus bien près d'être aimé…

Je suis tenté de déchirer ces pages. Pourquoi ne pas m'en tenir à des faits? A quoi bon raconter tout cela? Ne puis-je pas dire en quelques lignes ce qui advint de tous ces beaux sentiments? Est-ce bien ma confession que je fais? Suis-je un romancier malgré moi? Vous qui me lisez et qui savez que ce mémoire est l'œuvre d'un vieillard, d'un prêtre, d'un homme qui se débat dans la plus poignante angoisse, je vous en conjure, pardonnez-moi ces détails; ne me méprisez pas, si je prends dans l'herbier, dans le cercueil de ma jeunesse ces fleurs séchées que mes larmes ne peuvent faire revivre. Il faut que vous compreniez mon erreur. Il faut que vous sachiez quelle terrible destinée se préparait pour l'orpheline, à demi gâtée, sans être corrompue, par ces frivolités mondaines, et pour l'orphelin que sa chasteté ardente rendait inhabile à juger, à deviner cette âme fière dans ce corps enfiévré à son insu par sa jeunesse!…

J'ai dit que, quand je le pouvais, j'allais m'installer dans la bibliothèque du château; c'était là que j'étais libre d'écrire à mon vieux maître, l'abbé Cabirand.

Plus tard, il m'a raconté, malgré son inexpérience des passions, qu'il avait deviné dans ces lettres littéraires, poétiques, sentimentales, les inquiétudes d'un cœur agité par un amour terrestre, et qu'il avait été tenté de m'avertir. De quoi m'eût-il averti? De ne plus aimer? J'aurais désobéi. M'eût-il enseigné à me faire comprendre et à comprendre?

J'aimais, je le répète, cette belle salle boisée, cette bibliothèque d'intention, où les livres étaient rares, et, plus d'une fois depuis, je l'avoue, en entrant dans une sacristie pour passer mon surplis, avant de monter en chaire, quand je devais prêcher, si je regardais les moulures, les ornements des grandes armoires où l'on enferme les habits sacerdotaux, une morsure au cœur m'avertissait d'une évocation sacrilège. Je revoyais les grandes armoires de chêne du château de Chavanges; je tournais la tête au bruit lent d'une porte qu'on ouvrait doucement; je croyais voir passer, légère et imposante cependant dans sa grâce, cette belle jeune fille si pure et si hardie, si fière, qui traversait la grande salle, en l'effleurant à peine, qui dans les premiers temps me saluait d'un mouvement de tête, pour me dire:—Ne vous dérangez pas, travaillez!—et qui, plus tard, s'arrêtait, causait, en voulant visiblement me déranger de mon travail.

La porte qui ajoutait une évocation à celle des armoires de la sacristie, communiquait avec l'église; la robe blanche qui entrait était un surplis; la robe sombre était celle d'un prêtre qui m'avertissait de monter en chaire, et, le cœur dévoré par cette vision, j'allais parler de l'amour de Dieu, de l'amour du prochain, selon l'Évangile, à ces âmes dévotes, auxquelles j'aurais révélé avec plus d'éloquence le véritable amour humain, que je portais tout entier, pur et débordant en moi…

A la fin de notre séjour au château, je n'étais pas plus avancé que lors de ma rencontre avec Reine, à la vente de charité; sinon que cet amour subit s'était enraciné en moi par toutes mes fibres, et que je n'aurais pu y renoncer, mais qu'il ne m'avait communiqué aucune révélation certaine sur le caractère de la jeune fille, et que, si je sentais bien que j'étais pour quelque chose dans ses variations d'humeur, j'ignorais si elle m'aimait, si elle était près de m'aimer, si elle pouvait m'aimer, si je n'étais pas seulement pour elle un être original, curieux à observer, une couleur tranchée dans l'harmonie banale des êtres qui l'entouraient, mais, avant tout, un importun qui la gênait, qui l'ennuyait.

Il était impossible que, dans cette situation, n'ayant pas de confident, me défendant contre la curiosité de Gaston, je ne me prisse pas moi-même, pour ainsi dire, pour unique dépositaire de mon secret.

Si jamais la poésie fut le duo mystérieux de l'âme qui s'interroge et qui se répond, ce fut bien dans les vers qui me sollicitaient par fragments, par bribes d'hémistiches, et qui, un jour, m'obligèrent à les écrire, à les corriger, à les revoir, à me les réciter.

C'était deux jours avant notre départ. Il pleuvait à torrents. On n'avait organisé ni chasse, ni promenade. Le château bruissait intérieurement de voix, de rires, de tapotements de piano, de chocs de billes sur le tapis du billard.

J'avais pu, après le déjeuner, quitter la compagnie joyeuse et enfermée qui n'avait pas besoin de moi, monter à la chère bibliothèque, m'y installer, prendre un livre, essayer de lire, et, au bout d'un quart d'heure, distrait de ma lecture par la pensée qui ne me laissait pas me distraire, attirer du papier, des plumes, et griffonner des vers.

J'entendais par instants, au loin, au-dessous de moi, dans un silence relatif qui s'établissait au salon, Reine, chantant ou jouant, puis des applaudissements. Je prenais une sorte de plaisir cruel à humer, à travers les murs, cette vie qui coulait en moi comme une sève nouvelle dont mon être s'enivrait et s'exaltait.

Je me défendais de descendre. J'aurais été, ce jour-là, plus maladroit que d'habitude, plus ridicule, plus triste dans cette gaieté, triste comme le temps dont on se moquait. Il pleuvait dans mon cœur, comme dans le ciel. J'avais de grosses larmes aux yeux et je les laissais tomber sur le papier. Je n'aurais pu les retenir devant elle; peut-être bien qu'elle eût ri, pour amuser ses hôtes.

Ah! si j'écrivais pour le public, comme j'aurais plaisir à retracer cette phase délicieuse d'un amour ardent et innocent, ce bonheur des larmes, qui est la rosée des illusions printanières et qui garde le secret du rajeunissement, quand plus tard, homme vieilli, on se sent suffoquer.

Mais, encore une fois, je ne fais pas un livre.

Peu à peu, le travail auquel je me livrais, cette gymnastique de la versification qui n'éteint pas l'enthousiasme, qui le rythme dans l'esprit, en même temps qu'il le rythme prosodiquement, m'avait absorbé. Je percevais encore un bourdonnement vague; je ne l'écoutais plus.

Il y avait bien deux heures que j'étais là, la tête soutenue par une main et penchée sur le papier. Je n'entendis pas ouvrir la porte; je n'entendis pas quelqu'un s'avancer. Tout à coup, une voix qui me fit tressaillir, me dit:

—Aurez-vous bientôt fini d'écrire?

Je levai la tête, et instinctivement, comme lorsque j'étais écolier et que j'avais peur de laisser surprendre mes manuscrits, je croisai mes mains sur mon papier.

Reine se mit à rire:

—Oh! n'ayez pas peur! je ne veux pas lire vos lettres!

Elle rayonnait de gentillesse, de malice, de bonté, et tout en disant qu'elle ne voulait pas lire, elle se tenait légèrement penchée sur la table, pour s'y accouder.

Je la vois… je me souviens de la couleur, des plis de sa robe qui se creusait sur la poitrine dans ce mouvement en avant.

La table était large; sans cela, j'aurais eu le souffle de sa bouche sur la mienne, le rayon de ses yeux dans les miens. Mais il s'exhalait de cette jolie tête lumineuse, tout ensemble un arôme et une clarté qui m'enivraient. J'écartai doucement les mains et laissai voir les lignes inégales que j'avais écrites.

—Ce n'est pas une lettre! répondis-je avec un sourire suppliant, subitement décidé à tout dire.

Je souriais; mais elle devait voir que j'avais pleuré.

Elle le vit, en effet, mais, chose singulière, cette sincérité la fâcha, au lieu de l'attendrir. Elle se redressa un peu, se renversa en arrière; son corsage se tendit et la tentation de sa beauté se faisait plus réelle, en même temps que sa figure prenait un air plus sérieux.

—Ah! c'est vrai! murmura-t-elle, vous faites des vers!

Je ne répliquai pas. J'avançai doucement les feuilles griffonnées. Mais Reine se reculait, avec un dédain visible. Elle était debout. La compassion se mêla sur sa bouche à l'ironie qui la plissait.

—Vous avez donc du chagrin?

—Non.

—Si je vous demandais de nous lire vos vers?

Je m'effrayai:

—A tout le monde?

Elle rougit légèrement:

—Sans doute… dans le salon.

—C'est que je ne les ai pas faits pour qu'ils fussent lus devant tout le monde.

—Ah! pour vous seul alors?

Je sentis que ma bouche blêmissait et tremblait.

—Vous les destiniez à quelqu'un? ajouta Reine de Chavanges.

—Oui.

Il y eut un silence de quelques secondes, silence terrible. Je devais être bien pâle; tout mon être frémissait. Mon regard était suspendu à celui de Reine. Je voyais le sien s'allonger, s'approcher, se lier au mien. Nous allions lire l'un dans l'autre. L'amour descendait entre nous, comme Dieu descend dans la communion. Cette gravité, que Reine avait reprise, vibrait, pour ainsi dire, comme une nuée légère traversée par l'aiguillon du soleil. Elle étendit la main vers le manuscrit.

—C'est pour moi? me dit-elle, avec une grâce simple et fière.

Je balbutiai oui, et me levant à mon tour, je lui tendis mes vers.

Elle hésita, baissa la tête, la releva.

Que vit-elle en moi qui éteignit son beau sourire, qui dissipa la nuée lumineuse, qui rendit son visage froid, presque dur? Pouvait-elle se méprendre?

—Je ne me connais pas en vers, reprit-elle d'un autre accent.

Je voulais croire qu'elle disait cela par modestie. Les feuilles remuaient dans ma main. Son visage devint de marbre.

—Je n'aime que la prose, ajouta-t-elle. Vous voilà prévenu. Ne perdez plus votre temps!

Pourquoi cette dureté subite, cette méchanceté?

Elle eut comme la conscience de cette cruauté inouïe; elle voulut l'adoucir.

—Excusez-moi, monsieur d'Altenbourg. Je ne croyais pas vous surprendre, vous déranger dans un moment d'inspiration. Sans cela, je ne serais pas entrée. Continuez.

Elle salua de la tête, s'éloigna. Elle allait sortir par la porte qui donnait sur l'escalier et par laquelle elle était entrée. Elle n'était donc pas montée, pour aller dans sa chambre.

Craignit-elle que je fisse la remarque qu'elle était venue pour moi?

Elle se retourna légèrement, mais soudainement, elle me dit:

—Ces messieurs: proposaient de jouer ce soir une charade. Je venais vous demander de nous faire un petit scénario. Si j'avais su!… Voulez-vous venir en causer?… C'est mauvais de rester seul. Vous avez l'air de nous bouder.

Elle sortit. La lumière qui emplissait la bibliothèque disparut avec elle.

Je retombai dans le grand fauteuil de cuir que j'avais pris, rompu par une immense lassitude. Quelle créature compliquée, trop naïve ou trop corrompue pour moi, était-elle donc? Je faisais appel à mon courage, à ma psychologie, à mon amour? Lui seul me répondait et me forçait à l'aimer toujours, davantage encore, pour cette bizarrerie, pour cette énigme.

Je ramassai mes vers, et, sans hésiter, je les déchirai en petits morceaux; puis comme j'étais embarrassé de ces débris que je ne pouvais laisser sur la table ou sur le parquet, je les jetai dans la grande cheminée vide, où rien n'était disposé pour faire du feu. Je les fis flamber avec une allumette de fumeur, et je les regardai brûler, en pensant assez singulièrement, par une vanité de poète qui essayait de panser mes déchirures d'amoureux:

—Cela fera un peu de cendre qui s'éparpillera au moindre souffle dans la salle. Peut-être, en passant, verra-t-elle que je les ai brûlés, et aura-t-elle des remords!

Je n'eus pas besoin de compter longtemps sur ce hasard.

Le soir même, en sortant de table, pouvant me parier sans être entendue, dans un brouhaha universel, elle me dit, en se penchant à mon oreille:

—J'ai voulu tantôt ménager votre amour-propre de calligraphe. Votre manuscrit me paraissait bien mal écrit. Je veux lire vos vers; vous me les copierez.

—Je les ai brûlés.

—Ils n'étaient pas bons?

—Ils étaient inutiles.

—Qu'en savez-vous?… Mais, vous vous les rappelez!

—Non.

—Alors vous m'en referez d'autres?

Je m'inclinai, sans acquiescer à cette exigence capricieuse.

—Vous ne voulez pas?

—Quand j'écrirai pour vous, mademoiselle, ce sera en prose!

La réponse qui prétendait à la finesse, à la dignité, était peut-être gauche, maladroite. Reine eut un faible sourire.

—Après tout, reprit-elle, vous avez raison. La poésie est un mensonge.

Les gens qui veulent dire nettement leur pensée, la disent en prose.

Elle eut comme une rêverie rapide qui passa sur son beau front, et avec sentiment:

—Cependant, s'il y avait en vous l'étoffe d'un grand poète, je ne me moquerais plus… mais je vous plaindrais.

Elle s'était éloignée; elle revint à moi, en me tendant la main:

—Sans rancune, n'est-ce pas?

Je pris sa main, je la serrai doucement. C'était la première fois qu'elle me faisait l'honneur de cette familiarité de camarade.

Si j'avais pu lui en vouloir, j'aurais été désarmé par cette étreinte amicale, et puis, je sentis à sa main une moiteur chaude qui me parut la révélation d'une petite fièvre dissimulée.

Je n'avais pas besoin de lui jurer que je ne garderais aucune rancune.

Elle le savait bien, et n'attendit pas de réponse.

Deux ou trois fois dans la soirée, nos yeux se rencontrèrent: les siens étaient calmes, confiants. Je m'efforçais de ne laisser venir dans les miens aucune lueur de présomption, de contentement, d'indulgence.

Quand il fut l'heure de se retirer, Gaston, le seul avant moi qui eût le privilège de serrer la main de mademoiselle de Chavanges, lui dit son bonsoir habituel accentué par un secouement du poignet, à l'anglaise, qui ne me rendait pas jaloux.

En la saluant, j'essayai de constater, de confirmer le droit d'ami qu'elle m'avait donné; mais ses bras s'étaient croisés autour de sa taille, et, de la tête seulement, elle me donna un bonsoir quasi fraternel.

Je passai la nuit entière à remuer en moi ces menus incidents de la journée. Au matin, j'étais bien las, et tout aussi incertain que la veille.

Les deux journées que nous passâmes encore au château, n'eurent aucun épisode saillant. Reine parut me traiter comme tous ses hôtes; elle était forcée d'être aimable envers tout le monde; c'était un devoir dont sa grand'mère l'avait chargée. La seule marque de sympathie particulière que je m'attribuai, fut le sens que j'attachai à son adieu.

—Nous repartirons pour Paris plus tôt que l'année dernière, me dit-elle. A bientôt!

La confession d'un abbé

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