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IV
ОглавлениеJe suis le fils unique du comte François Hermann d'Altenbourg. Ma famille est originaire du Danemark. Un de mes ancêtres, ambassadeur à Vienne, et devenu prince du Saint-Empire, hérita de grands biens en Alsace, par la mort d'un oncle, évêque-électeur de Strasbourg. Toutefois, ma famille ne quitta Copenhague, qu'à l'époque du procès fait au grand chancelier Greffenfield. Depuis, elle résida en Autriche.
Mon grand-père fut un de ceux qui protestèrent, comme princes étrangers, dans un mémoire adressé à l'Assemblée nationale de 1789, contre le décret qui abolissait les droits féodaux en Alsace, et qui prétendait, malgré les stipulations faites avec Louis XVI, astreindre ces propriétaires, d'une espèce particulière, aux impôts et aux contributions dont étaient frappés les Alsaciens possesseurs de biens-fonds.
La réclamation fut écartée. Mon père, qui était imbu des idées nouvelles, et qui ne partageait pas les idées, c'est-à-dire les préjugés de mon aïeul, protesta contre la protestation, se rallia violemment à la Révolution, se fit naturaliser Français, perdit à cette révolte une assez grosse portion de la fortune des d'Altenbourg, acheta un château aux environs de Saverne, s'y installa, et mena, dès lors, une existence fort agitée; il s'y maria, à la Restauration, pour rentrer en grâce auprès des princes.
On se souvient encore, dans le pays, de ses grandes chasses, de ses grands démêlés avec ses voisins, de ses grandes démonstrations libérales sous la République, égalées seulement par ses grands enthousiasmes sous l'Empire…
Ce n'est pas pour juger mon père que j'expose les griefs de la conscience publique à son égard; c'est pour me faire juger moi-même.
Ce n'est pas, non plus, par orgueil, pour faire excuser mon insoumission à mes vœux d'humilité que je cite la prétention et les origines de ma famille; c'est pour faire mieux comprendre en moi les influences héréditaires. Je suis le dernier des d'Altenbourg; je les confesse, en me confessant.
Ne peut-on pas dire que je dois à ces ancêtres, venus du pays d'Hamlet, les brumes de mélancolie qui auraient fait de moi un mauvais poète, si le souvenir de quelques évêques-électeurs, de mon nom, dont j'ai vu les portraits me regarder longtemps, dans mon enfance, n'avait peut-être décidé de ma vocation de mauvais prêtre?
Je dois aux passions paternelles le feu qui, dans ce brouillard, s'allume parfois et fait explosion; je dois à ma mère, la tendresse de cœur, la vocation maternelle qui survit à toutes mes passions éteintes.
Pauvre mère! je l'ai connue, en réalité, et il me semble, à chaque douleur plus aiguë de moi, que je la connais un peu plus. J'étais un enfant, quand elle est morte.
Mourut-elle par un accident involontaire, par un suicide? Le doute m'est venu depuis que je réfléchis. Quand j'avais quatre ans, on ne me donna aucun détail; quand je fus grand, je n'en demandai pas; je m'interrogeai.
Un soir d'été, tout le château fut en alerte. La comtesse d'Altenbourg, sortie pour une promenade dans le parc, ne rentra pas à l'heure du dîner. On la chercha longtemps, quand, enfin, on s'avisa de fouiller une pièce d'eau qui semblait attendre les désespérés, sous la voûte sombre des grands arbres.
Il est possible que ma mère, trompée par l'opacité de l'allée couverte dans laquelle sa rêverie l'égarait, soit tombée brusquement, n'ait pu appeler au secours, et n'ait pu se sauver, à cause des bords droits et maçonnés de la rive…
J'ai voulu, il y a un an, visiter ce château, dont je n'ai pas hérité et que je n'ai pas eu la douleur de vendre. J'ai retrouvé la pièce d'eau, sous l'allée épaisse; de grands nénufars flottent sur la tombe de cette Ophélie conjugale.
Était-ce uniquement l'influence d'Hamlet qui me faisait évoquer, dans cette solitude, une ombre légère, passant comme un souffle devant moi, pour s'engloutir dans cette eau mystérieuse qui porte des fleurs depuis sa chute?
Mon père s'était marié, par contrition politique, plutôt que par repentir de sa jeunesse. Il était incapable de rendre ma mère heureuse. Il eut du chagrin de sa perte, des remords aussi; il se consola cependant, et ce fut alors qu'il se débarrassa du château.
Les pères joyeux font souvent les enfants tristes. Hérouard raconte, dans ses mémoires naïfs sur l'enfance de Louis XIII, que comme on demandait au fils de Henri IV, âgé de six ans à peu près, et initié déjà à toutes sortes de licences, s'il serait plus tard un vert-galant, un bon vivant comme son père, l'enfant, visiblement choqué dans ses pudeurs instinctives par les attitudes obscènes dont le Béarnais ne s'abstenait pas devant lui, répondit vivement:—Oh non!
Le caractère de ce grand ennuyé qui n'était qu'un grand dégoûté, se trouve ainsi expliqué.
J'ai prétendu agir autrement que mon père; ai-je mieux agi? Le portrait que je suis obligé de tracer de moi va devenir plus facile à faire et plus facile à comprendre.
Enfant songeur, silencieux, voué au deuil par une vision vague, lointaine, mais persistante, d'une mère si vite disparue, qui revient aujourd'hui et qui se précise, depuis que j'ai une fille; enfant violent et brusque, quand on me contraignait à un effort, je paraissais un sournois, à cause de ces échappées hors de mon état naturel, et mon père fut le premier qui me traita d'hypocrite.
Mon éducation n'aida pas ma franchise à s'émanciper.
Le comte d'Altenbourg, qui se croyait athée, mais qui allait à la messe du roi Charles X, quand il faisait un voyage à Paris, me confia tout enfant à un bon prêtre, l'abbé Cabirand, excellent homme, émerveillé des évêques que l'on comptait dans ma famille et ne rêvant pas pour moi de destinée plus belle. C'était un homme pur, qui n'ignorait pas le mal chez les autres, mais qui le traitait comme un adversaire, dont il croyait triompher par des duels mystiques.
Il me trouvait l'innocence nécessaire. Quand je laissais voir un peu de fougue dans cette douceur de surface, il pensait que la prière et la méditation achèveraient de parfumer pour le ciel ce cœur où le feu était prédestiné à consumer l'encens.
Comme j'avais douze ans, mon père, dont la fortune mal administrée se trouvait réduite, vendit ses terres et vint se fixer à Paris. L'abbé Cabirand fut congédié. Il me quitta avec douleur, me fit promettre de lui écrire, me fit jurer de rester à Paris un bon chrétien, et fut nommé deux mois après notre départ d'Alsace, professeur de rhétorique au séminaire de Strasbourg.
Je fus mis dans une grande institution du faubourg Saint-Germain.
Ma candeur y fut scandalisée; ma dévotion persista d'autant plus. J'eus des succès, et, comme dans ce temps-là les élèves étaient très fiers de la gloire de leurs camarades, mes couronnes du grand concours me donnaient une considération qui compensait l'estime insuffisante que l'on avait pour mon caractère.
Je souffrais beaucoup d'être, non pas méconnu, mais inconnu de mes jeunes contemporains. Je faisais de mon mieux pour être à leur niveau; mais, ne m'ayant jamais tout à fait comme complice, et m'ayant souvent comme censeur, ils se faisaient de ma connivence passagère une arme pour attaquer mon rigorisme de béat.
A mesure que je montai en âge, en grade, en succès, je souffris de ce malentendu. Je m'entêtais, par probité de croyant, à protester contre des exemples qui suscitaient en moi des colères très sincères, et pourtant qui remuaient aussi d'effroyables tentations…
J'abrège autant que je le peux ces préliminaires. Ce n'est pas pour me raconter, c'est pour me confesser mieux, que je dis tout cela.
La sève montait et m'étourdissait. A dix-huit ans, j'avais une chasteté relative qui ne me faisait grâce d'aucun mauvais rêve. Peut-être n'étais-je que timide!
A l'âge des premières escapades viriles et des débauches qui émancipent fièrement les écoliers, j'écoutais, avec un demi-sourire, les confidences, les vanteries de mes camarades. Je me repaissais de ces confessions; mais quand je voulais à mon tour me débaucher; quand j'avais promis ma part de ce que je croyais une orgie; à la première sortie, j'hésitais, j'avais peur. J'essayais de pactiser avec ma honte. Je voulais parfois me hasarder tout seul, mystérieusement, dans une aventure que je poétisais d'avance; mais un dégoût subit, invincible, m'assaillait et me faisait reculer dès les premiers pas. Je fuyais, je me sentais souillé par mes désirs; je courais dans une église; je me prosternais, et, dans des invocations éplorées à un amour surhumain, je dépensais, je fatiguais une énergie, haletante sous une pudeur réelle, qui voulait être surprise et ne voulait pas se rendre.
On épouse son âme, comme on épouse une femme. Je ne voulais pas violer la mienne; je désirais un hymen impossible de ma chair et de mon esprit.
J'étais grand, fort, de bonne santé. La lutte n'en était que plus rude, et l'énigme ne paraissait que plus invraisemblable. On m'appelait Tartufe; je haussais les épaules, et me consolais par des vers.
Ces vers, que je faisais avec sincérité, me paraissaient très bons; mes camarades s'en moquaient, et fortifiaient ainsi, avec ma prétendue vocation, un goût héroïque pour supporter l'injustice. N'osant me proclamer martyr de mes tentations, je me posais en martyr de la poésie.
Je n'en veux pas à ces chers tyrans de ma jeunesse. Comment m'eussent-ils compris, moi qui me perdais à me chercher? Je les trouvais logiques dans leurs injustices, et me voyant sans rancune sous leurs sarcasmes, comme j'étais sans orgueil sous mes couronnes universitaires, ils avaient des trêves d'indulgence et de pitié, qui me réconfortaient et me donnaient des rayonnements d'esprit et de gaieté.
Mon père s'occupait fort peu de moi, et, quand il mourut, je pus porter au dehors le deuil que je portais au dedans. Ce fut le seul changement sérieux de mon existence.