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PROLOGUE I

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Table des matières

M. le garde des sceaux donnait son premier dîner, un dîner d'installation.

Il était nommé depuis huit jours; il ne pouvait pas savoir pour combien de jours; aussi, en homme prudent, rompu aux habitudes officielles, ayant été déjà cinq fois appelé au ministère et cinq fois obligé d'en sortir, s'était-il hâté de lancer ses invitations.

Il savait que le premier fonctionnaire à faire fonctionner, dans une administration où l'inamovibilité est un principe, c'est celui qui est plus inamovible que tous les juges du monde, le cuisinier.

Les autres grands fonctionnaires, convoqués pour rendre hommage à celui-là, s'étaient promis d'être exacts.

M. le ministre était vieux. Son estomac, resté puritain et n'ayant jamais varié dans les hasards d'une vie politique qui comptait cinquante ans d'opposition, entrecoupés de ministères, sous trois régimes différents, restait fidèle à l'habitude de six heures.

La seule concession que le progrès eût arrachée à cet estomac farouche, depuis la République, c'était d'ajouter une demi-heure de répit à l'heure sacramentelle. Mais, jamais, chez M. le garde des sceaux, on ne prolongeait l'opportunisme jusqu'à sept heures. Le président de la Chambre des députés, les jours de dîner à la place Vendôme qui pouvaient coïncider avec des jours de grande discussion parlementaire, s'arrangeait toujours pour que les ministres fussent libres vers six heures, et, la plupart du temps, faisait remettre la suite de la discussion au lendemain.

On comprend donc qu'avec un chef hiérarchique si ponctuel, le sous-secrétaire d'État au ministère de la justice, M. Barbier, eût pris la précaution d'être en cravate blanche et en habit noir, dès cinq heures, et achevât, dans cette toilette qui est la livrée égalitaire des hommes du monde et de leurs maîtres d'hôtel, la lecture des dossiers ou l'expédition des quelques affaires que M. le ministre lui avait laissé à terminer.

Il était plus de six heures, près de six heures un quart.

M. Barbier qui avait pris, par superstition, pour aimanter son ambition, la place de son ministre, devant le beau bureau, incrusté de bois variés, qui a appartenu, dit-on, à Louis XVI, dans le grand cabinet du rez-de-chaussée, mit en équilibre les paperasses représentant les sollicitations des magistrats, les rapports des procureurs généraux, les suppliques des condamnés, poussa un soupir pour refouler la nuée confuse de toutes ces exhalaisons de consciences échauffées par le désir d'avancement ou de libération, recula son fauteuil, se frotta les mains, comme si elles avaient pris de la poussière en feuilletant ces confidences, se leva, se regarda dans la glace, rectifia le nœud de sa cravate, et se dit:

—Je crois qu'il est temps de monter!

M. le sous-secrétaire d'État était jeune, presque nouveau venu à Paris, où son département l'avait envoyé comme député depuis moins d'un an, et l'idée de monter était, à propos de toutes choses, son idée fixe.

Il sortit, en chantonnant, du cabinet solennel, traversa le grand salon d'attente où les portraits en pied de quelques chanceliers célèbres intimident les solliciteurs naïfs, et entra sans précaution dans le grand vestibule fermé où se tiennent les huissiers, ne prévoyant pas qu'il dût, à cette heure-là, se heurter à des quémandeurs d'audience.

Mais, précisément, l'huissier en chef, celui qui n'était pas obligé d'aller servir à table, et qui, par formalisme, restait seul, le dernier, à son poste, attendant le départ du sous-secrétaire d'État, paraissait en train d'éconduire, difficilement un vieillard, fort convenablement vêtu, qui n'avait pas de lettre d'audience et qui voulait, disait-il, parler à M. le ministre, ou à son secrétaire.

M. Barbier, avec la pétulance et l'imprudence d'un néophyte, peut-être avec la tentation orgueilleuse de jeter en passant un rayon de sa jeune gloire sur cet importun, s'arrêta, se raidit et, d'un ton haut, qu'il avait rapporté d'un parquet de province:

—Qu'est-ce? demanda-t-il.

L'huissier, soulagé de ce renfort, ou bien dépité de l'intervention de M. Barbier, quand il avait répété lui même à satiété qu'il n'y avait personne au cabinet de M. le garde des sceaux, ou bien encore, enchanté comme un vieil employé, de faire pièce et d'enseigner son rôle à un débutant fonctionnaire, sans répondre à la question de celui-ci, se recula et dit à l'homme qu'il poussait vers la porte:

—Tenez! voilà M. le sous-secrétaire d'État. Parlez-lui.

L'homme se retourna, s'avança, et, saluant avec une humilité sans bassesse:

—Pourrais-je, monsieur, vous entretenir quelques instants?

—Ce n'est plus l'heure des audiences!

—Je le sais. Mais croyez, monsieur, qu'il faut un motif bien puissant…

—Revenez demain!

—Je ne reviendrai, monsieur, que si, après m'avoir écouté pendant cinq minutes, vous pensez avoir besoin de m'entendre de nouveau.

Il y avait dans la façon de parler de cet inconnu, plus que dans ses paroles, une douceur et une fermeté, une politesse et une sorte de hardiesse, une supplication involontaire de mendiant et une raideur d'homme incapable de mendier, qui saisirent M. Barbier.

Son premier zèle n'était pas encore émoussé. Il pouvait donner ou perdre cinq minutes. Comme il était en appétit, il eut celui d'un mystère à déguster avant le dîner.

L'élan même avec lequel il partait pour monter dîner, le disposait aux imprudences du cœur et de la curiosité.

Il fit un geste de résignation, rouvrit la porte, à peine fermée derrière lui, et, d'un mouvement de la tête, invitant l'étranger à le suivre:

—Entrez, monsieur, lui dit-il vivement.

L'huissier maintint le battant de la porte, pendant que l'homme passait, suivant le sous-secrétaire d'État, et revint ensuite, avec un sourire, reprendre sa place devant le bureau de l'antichambre, qui est l'ancien bureau des gardes des sceaux, détrôné, depuis M. Émile Ollivier, je crois, par le bureau de Louis XVI.

Le sourire que l'huissier laissait tomber sur sa chaîne semblait dire de

M. Barbier.

—S'il est encore ici dans trois mois, il ne m'exposera plus à me démentir. Il ne retiendra plus les gens que je renvoie. C'est jeune! Ça manque d'expérience!

Pendant que ce monologue muet s'élargissait dans le sourire de l'huissier expérimenté, le jeune sous-secrétaire d'État introduisait, en passant le premier, le visiteur inconnu jusque dans le cabinet du ministre. Là, au lieu de prendre place devant le bureau, il attira l'étranger dans l'embrasure d'une des portes-fenêtres donnant sur le jardin de l'hôtel, n'offrant pas, ni ne prenant pas de siège, pour bien faire comprendre qu'il n'avait tout juste que cinq minutes à donner, profitant du jour qui baissait pour regarder et dévisager son interlocuteur.

—C'est quelque juge de paix destitué ou quelque magistrat mécontent, pensait-il, après un regard rapide et présomptueux.

Il se hâtait de conclure, pour n'être pas embarrassé par l'examen de ce personnage grave et intimidant.

L'homme paraissait avoir environ soixante ans. Il était grand; se voûtait par moments, par habitude de saluer ou de se recueillir; puis, se redressait avec lenteur, non par fierté, mais par indépendance. Ses cheveux grisonnaient et s'espaçaient, sur un front large, bien modelé. Ses yeux, d'un bleu profond, paraissaient endormir une flamme, bien contenue sous des arcades avancées. La pâleur du teint mat dénonçait une souffrance chronique, victorieuse, que tout pourtant voulait dompter, dans cette physionomie si mâle dans sa douceur. Sa lèvre, un peu forte, mais d'un dessin correct, était accoutumée au sourire, comme au symbole silencieux de la douleur. Le menton soigneusement rasé, un peu proéminent, trahissait une volonté solide; on devinait un homme peut-être foudroyé au dedans, mais bravant encore la foudre.

Le costume était sévère, sans recherche. Il consistait en une redingote longue, boutonnée, devenue un peu large pour le corps qui, tout robuste qu'il était, avait certainement maigri. Une cravate noire à pans retombants et retenus, dans un gilet haut, par une simple épingle, ne laissait voir, dans tout ce costume sombre, au-dessous de cette blancheur épanouie du visage, qu'un liseré de linge blanc autour du cou. Les mains dégantées, mais dont l'une tenait les gants serrés et allongés, étaient fort belles, sans anneau. Tout, dans cet homme, était grave, harmonieux, simple et peu commun. On pouvait se livrer, sur son état ancien ou actuel, dans le monde, à plusieurs hypothèses; mais le caractère profondément, absolument humain, était celui qui s'offrait tout d'abord à l'observateur.

M. Barbier n'avait pas le temps d'observer. En subissant le charme, il le justifiait par la similitude des professions. Il avait une hâte naïve d'entendre encore la voix, sonore et juste, qui lui avait mis dans l'oreille, dès les premiers mots, comme l'écho d'un prétoire.

—Parlez, monsieur, dit-il avec dignité.

L'inconnu hésita, eut un gonflement de la poitrine, qu'il apaisa sous sa main, et répondit enfin:

—Excusez-moi, monsieur. J'ai tant désiré cet entretien, que je ne pensais plus à la difficulté de le commencer. Je voudrais, avant tout, vous inspirer de la confiance.

M. Barbier que cette diction, savante jusque dans son effusion sincère, prédisposait de mieux en mieux, eut un mouvement de la tête et fit un geste de la main qui exprimait une intention formelle de respect ou au moins de déférence, en tout cas, une exhortation courtoise.

L'inconnu s'inclina, et lentement, avec cette coquetterie que les suppliants mettent dans une caresse qui leur est permise, en modulant la phrase:

—Je vous remercie.

Il se redressa, et on eût dit qu'il avait puisé du sang dans son cœur pour le faire remonter à ses joues, qui se colorèrent, comme du reflet d'un crépuscule invisible au dehors. Le jour gris-cendré venant du jardin rendait cette rougeur plus éclatante.

Elle dura peu. L'homme voulait redevenir froid. Il passa sa main blanche sur son front, sur ses joues, et les glaça, puis la promenant sur sa bouche, il rendit à celle-ci sa souplesse; alors, droit, regardant bien en face le sous-secrétaire d'État:

—Monsieur, lui dit-il, je viens vous dénoncer un crime!

M. Barbier tressaillit, se recula, heurta de son épaule la vitre de la grande fenêtre, et presque effaré, balbutia:

—Un crime! Cela ne me regarde pas.

—Comment! ne représentez-vous pas la justice?

—Oui, celle qui nomme les magistrats. Vous auriez plus tôt fait de vous adresser au parquet, à la préfecture de police, ou simplement au commissaire de votre quartier. Moi, je ne pourrais que transmettre des instructions.

—Cela serait bien, si le crime était consommé…

—Quoi! il n'est pas commis?

—Non.

—Alors, ce n'est qu'une supposition de votre part?

—Dites: la certitude qu'il se commettra!

M. Barbier abasourdi de l'étrangeté de cette confidence, eut, un sourire, et croyant se soustraire au charme qui le taquinait, demanda d'une voix qui s'aiguisait:

—Ce crime est-il imminent?

—Dans trois semaines, il sera sans remède.

—Dans trois semaines! Alors, il n'y a pas une urgence absolue…

Le sous-secrétaire d'État était maintenant moins curieux que désappointé.

Cette moquerie supérieure, qui entre pour beaucoup dans la vocation des hommes d'État, s'agitait en lui. Il voulait se venger d'une émotion surprise, malavisée; il commençait à croire qu'il avait eu affaire à un maniaque.

Mais la raillerie naissante s'éteignit sous le rayon qui partit des grands yeux bleus de l'inconnu. Les cheveux du vieillard, qui pencha la tête et qui la mit sous le jour tombant, parurent blanchir davantage.

Avec une douceur indulgente et souveraine, il dit:

—Vous me prenez pour un fou, n'est-ce pas? Oh! je le comprends! C'était ma crainte, la raison de mon embarras. J'espère pourtant que, quand vous m'aurez entendu, vous ne verrez plus en moi qu'un homme très malheureux, qui a besoin de se confier à des cœurs honnêtes… J'avais, en me présentant ici, l'ambition de parvenir directement au ministre. C'est un vieillard, comme moi, plus âgé que moi, un père de famille. Si vous voulez obtenir qu'il m'écoute!…

Ce fut au tour du sous-secrétaire d'État à rougir. Cet étranger lui donnait une leçon. Il repartit très poliment:

—M. le ministre ne pourrait vous recevoir, ni ce soir, ni demain; je suis prêt à vous écouter.

—C'est que… vous n'aviez que cinq minutes à m'accorder, et en voilà une ou deux…

—De perdues? voulez-vous dire, interrompit courtoisement M. Barbier. Si vous le pouvez et si vous le voulez, monsieur, si l'affaire très grave, à ce qu'il paraît, dont vous avez à m'entretenir, ne doit pas s'aggraver pour un retard de quelques heures, je me tiendrai demain, pendant toute la matinée, à votre disposition. Ce soir, il est vrai, je suis un peu pressé… Cependant si vous voulez me dire sommairement ce dont il s'agit…

—Sommairement!

Ce mot avait presque blessé le vieillard. Il eut un sourire qui ne voilait rien de sa tristesse.

—Sommairement! répéta-t-il, ce serait m'exposer encore au soupçon de folie. Je tiens à vous persuader que j'ai toute ma raison. Mais, pour me croire, il faut entendre des explications qui ne peuvent être sommaires. Vous le savez, monsieur, quand on porte longtemps en soi une idée, on l'a roulée si souvent qu'on l'a resserrée, qu'on en a fait une balle; on la croit irrésistible. Mais le jour de frapper, on s'aperçoit que le plomb gagne à s'émietter. Il ne s'agit plus de trouer la conviction, il faut l'envelopper, la pénétrer.

L'inconnu s'arrêta, comme scandalisé de l'image dont il se servait, honteux de sa rhétorique, un reste de vieille habitude oratoire que l'émotion ravivait.

Il craignit de gâter l'opinion favorable qu'il voyait naître malgré tout, et alors, simplement, avec une bonhomie d'homme supérieur, en même temps qu'avec une aisance d'homme du monde, il dit au sous-secrétaire d'État:

—Vous l'avez très justement remarqué, monsieur; s'il ne s'agissait que d'un crime vulgaire, banal, bien qu'il n'y ait encore que le flagrant délit de la préméditation et que l'acte infâme ne soit pas accompli, je devrais m'adresser au parquet, à la police, au commissaire, aux gendarmes; mais ce crime est d'une nature si spéciale, les coupables sont d'un rang qui les met si sûrement au-dessus des intimidations ordinaires, que j'ai besoin d'un secours, délicat autant que tout-puissant… que je m'adresse à la justice, en dehors des juges qui punissent les crimes bien avérés, palpables, mais qui ne les empêchent pas, et qui, d'ailleurs, ne punissent pas toujours.

—Vous excitez ma curiosité! ne put s'empêcher d'avouer le sous-secrétaire d'État.

—C'est un augure que j'emporte. Puisse-t-il me valoir votre pitié!

—Pour vous, monsieur?

—Oh! moi, il ne faut pas me plaindre. Ce n'est pas pour moi que je suis ici. Je ne peux plus être ni sauvé, ni perdu. J'ai ma croix; je la porte, et je veux la porter seul. C'est pour un être innocent, que j'ai recours à vous.

La voix du vieillard, toujours basse, sonore, s'était mouillée d'une larme cachée.

Il leva les yeux au plafond, et avant que M. Barbier, intimidé, attiré de plus en plus par le charme de ce désespoir austère, fût intervenu de nouveau, l'homme continua avec une politesse extrême:

—Je vous suis profondément reconnaissant, monsieur, de l'audience que vous m'accordez pour demain; à quelle heure?

—Je suis à mon bureau à dix heures.

—A dix heures, soit.

L'inconnu saluait pour se retirer.

—Vous donnerez votre nom à l'huissier, dit M. Barbier, sans trop de malice, avertissant ce visiteur qu'il ne s'était pas nommé.

—Mon nom!

Le vieillard s'arrêta, surpris, fit un léger mouvement en arrière; mais reprenant aussitôt son attitude digne et simple:

—C'est juste!… Mon nom vous ne l'avez pas; voici ma carte.

Dans l'obscurité croissante du cabinet, le sous-secrétaire d'État prit la carte et la glissa dans une des poches de son gilet; puis, respectueusement, il reconduisit, comme il eût reconduit un procureur général, ou un conseiller à la cour de cassation, cet étranger qu'on n'avait pas voulu introduire.

En traversant le grand salon d'attente, sans doute un peu confus d'être escorté, l'étranger jeta un regard aux portraits des chanceliers, dont l'hermine se distinguait dans le crépuscule d'une soirée de mars, et parut les saluer, en les invoquant. On eût dit qu'il les connaissait de vue.

La politesse de M. Barbier n'était pas due tout entière à la fascination. Instinctivement, le sous-secrétaire d'État voulait reprendre sur l'huissier la supériorité que celui-ci avait prétendu s'attribuer en renvoyant un importun, et, dans le vestibule, saluant une dernière fois l'inconnu:

—C'est convenu; à dix heures; je vous attendrai. On vous indiquera mon bureau.

—Je le connais, dit l'homme mystérieux, en répondant au salut et en sortant.

L'huissier tenait ouverte la porte extérieure.

Il se crut obligé de saluer plus bas que ne l'avait fait M. Barbier, ce solliciteur soudainement réhabilité et transfiguré, qui connaissait les êtres du ministère, qui était venu souvent sans doute, autrefois, au bon temps, quand les huissiers étaient considérés et habillés plus souvent à neuf, à l'époque des belles livrées, sous l'empire.

La confession d'un abbé

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